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Chirurgie esthétique, modification corporelle et identité de genre dans l’art performance

Dernière mise à jour : 8 juil. 2021



Par Umut Zorbaz


Dans ce mémoire rédigé sous la direction de Monsieur Damien Delille, j’examine l’utilisation des différentes méthodes de modification corporelle, notamment la chirurgie esthétique, en tant que moyen d’expression artistique dans l’art performance à partir de 1990. Cette recherche se compose de deux grands chapitres. Dans le premier, je me focalise sur les avancées technologiques et leur relation avec le corps, les recherches féministes, sociologiques et anthropologiques qui interrogent la construction identitaire autour des corps chirurgicalement reconstruits et les idéologies contemporaines sur le corps. Dans le deuxième chapitre, j’étudie cinq performeur.euse.s qui utilisent les biotechnologies ou les différentes méthodes de modification corporelle pour leurs pratiques performatives. A la lumière de mes recherches, si la performance reflète les pratiques culturelles, si l’identité, le sexe, le genre sont des constructions sociales, si le corps est relatif à l’identité, et si de nos jours la culture évolue vers une culture scientifique, je me demande comment la performance artistique s’est-elle appropriée la chirurgie esthétique comme une nouvelle manière de construire l’identité, dans la culture actuelle ?


Changement de la représentation corporelle à l’ère des nouvelles technologies


Le corps en tant que matériel plus proche à l’homme et en tant qu’objet le plus représenté dans les productions artistiques (mais aussi dans la politique, l’économie, la religion, la sociologie, l’anthropologie) est utilisé depuis le début de l’histoire de l’humanité afin d’attribuer des caractéristiques identitaires. La représentation du corps blessé de Jésus dans le christianisme, la circoncision comme condition pour être un homme dans l’islam ou le judaïsme, la couleur de la peau, la forme des yeux ou des cheveux pour différencier les groupes ethniques, l’aspect “optimal” du corps des femmes selon le goût de l’époque, sont autant d’exemples du désir de définir ce qu’est l’être humain selon son apparence physique.


Aujourd’hui, les avancées technologiques, les applications médicales, les produits commerciaux etc. sont destinés à obtenir un corps plus jeune et sain et surtout un corps correctement sexué ayant une apparence que la culture définit selon la différence sexuelle. Par exemple, les produits cosmétiques comme les teintures de cheveux ou des crèmes anti-rides fond de la vieillesse chez les femmes un tabou, ou des médicaments comme les pilules contre le stress, le développement musculaire ou les problèmes d’érection, sont autant d’exemple de l’intervention de la médecine, de la pharmacologie sur les corps pour les rendre plus beaux, plus jeunes. Parmi ces technologies, la chirurgie esthétique qui agit directement sur la chaire est la méthode la plus radicale qui joue un rôle important pour l’apparence physique de l’identité de genre.


Bien que la chirurgie soit utilisée depuis l’antiquité, elle trouve une opportunité de s’améliorer pendant les deux guerres mondiales en cherchant à soigner les soldats blessés (GUIRIMAND 2005, p. 75). Malgré cet aspect curatif, la plupart des recherches féministes pointent le fait que la chirurgie est devenue au fil du temps un moyen d’application des canons de beauté déterminés par l’idéologie patriarcale (NEGRIN, 2002, p. 21). D’un autre côté cependant, elle donne également l’opportunité d’obtenir le corps souhaité, autrement dit la chirurgie est un moyen d’externalisation d’un soi qui permet de reconstruire une nouvelle identité en ayant une nouvelle apparence physique. C’est la raison pour laquelle le corps, face aux avancées technologiques, n’est pas un objet stable, mais une matière à façonner selon la volonté personnelle (LE BRETON, 1999, p. 29).


Même si le corps est utilisé comme un matériau de démonstration de l’identité dès le début de l’histoire de l’art performance, au début des années 1990, la représentation du corps commence à changer avec la relation forte entre la culture et la science. La définition du corps et de l’identité se transforment petit à petit avec les avancées technologiques. Les corps des années 1960 n’étaient pas ceux des années 1990, car il n’était plus suffisant de montrer ce que l’identité signifie sans l’aide de nouvelles technologies (LE BRETON, 1999, p.47-48). Les nouvelles approches biotechnologiques provoquent une multiplication des identités individuelles. Cela veut dire que l’artiste a l’opportunité de construire son propre corps pour qu’il reflète sa définition personnelle du soi. La critique généralisée de la représentation de la féminité, de la masculinité ou de l’homosexualité n’aurait ainsi plus vraiment de sens aujourd’hui puisque l’identité de chacun devient unique grâce à l’auto-métamorphose.


Les modifications corporelles au service de l’art performance


Certain.e.s artistes, à partir des années 1990, commencent à intégrer les nouvelles technologies dans le but de reconstruire leur image charnelle afin de critiquer l’identité de genre. La première artiste que j’examine est à la fois la première artiste utilisant la chirurgie esthétique comme un moyen artistique dans l'histoire de l’art et la fondatrice de l’art charnel, il s’agit d’Orlan. De 1990 à 1993, elle choisit de subir neuf opérations chirurgicales sur son visage. En choisissant quelques caractéristiques faciales de différentes représentations de la femme des grandes maîtres de l’histoire de l’art qui sont acceptées comme la beauté divine par le regard masculin occidental, comme par exemple le menton de la Vénus de Boticelli ou les lèvres d’Europe de Boucher. Elle ne veut pas devenir une belle femme, mais incarner les autres identités féminines sur son propre corps et s’inventer un nouveau visage pour ses prochaines œuvres. L’artiste indique qu’elle fait du transsexualisme de femme en femme (PEARL 2002, p. 20-21), une femme qui veut montrer d’autre(s) femme(s) qu’elle garde en elle.


Ensuite, j’étudie the Pandrogeny* Project performé de 2000 jusqu`à 2007 par Genesis Breyer P-Orridge et Lady Jaye Breyer P-Orridge (Fig.1). Dans le but de célébrer leur relation amoureuse, le couple d'artistes veut créer une seule identité qui s’incarne en deux corps séparés. C’est pourquoi les deux artistes subissent la chirurgie esthétique pour qu’iels ressemblent l’un.e à l’autre. Genesis Breyer se fait poser des implants mammaires sur son corps masculin pour imiter celui de Lady Jaye. Iels subissent une rhinoplastie et d’autres opérations chirurgicales et copient également leurs tatouages et style vestimentaire. L’identité qui est associée avec le corps biologique, est décidé avant même la naissance de l’homme, par la famille, société. Iels créent un nouveau corps par la chirurgie esthétique afin d’avoir une nouvelle identité qu’iels définissent indépendamment de la société.


Fig.1

Genesis et Lady Jaye Breyer P-Orridge, Two Into One We Go, 2003,

exposition 30 Years of Being Cut Up, 2009, New York.


Nina Arsenault (Fig.2) est la troisième et dernière artiste utilisant la chirurgie esthétique pour une auto-métamorphose que j’examine. Cette performeuse transgenre canadienne pratique la chirurgie esthétique depuis 1998 et a subi plus de 60 opérations. Mais contrairement aux deux performeur.trice.s précédent.e.s, elle cherche à créer un corps hyper féminin comme ceux des Barbies ou celui d’une actrice pornographique, que tout le monde désire. C’est pourquoi elle incarne toutes les caractéristiques stéréotypes de l’image féminine. Afin de devenir une déesse de la culture contemporaine, elle utilise la chirurgie esthétique pour exagérer sa féminité en supprimant les traces de son ancien corps masculin.


Fig.2

Nina Arsenault,

Crédit photo : Bruce LaBruce, 2006.


Quant à Heather Cassils (Fig.3), performeuse canadienne, j’examine sa performance intitulé Cuts: A Traditional Sculpture performé en 2011. Elle réinterprète la performance d’Eleanor Antin, datée en 1972. La chirurgie esthétique n’est pas utilisée pour cette performance comme le moyen d’une reconstruction corporelle, mais l’artiste choisit le culturisme pour pouvoir créer un corps musclé qui associé avec le corps du sexe masculin. Pendant 23 semaines elle s'entraîne intensivement à l’aide d’un régime alimentaire stricte et de technologies pharmacologiques comme des stéroïdes. Finalement elle nous montre un corps extrêmement musclé, mais avec un visage féminin, maquillé et elle porte aussi des sous-vêtements attribués à la culture homosexuelle. Elle montre un corps que le spectateur ne peut pas identifier comme homme, femme, homosexuel. Elle donne à voir un nouveau corps qui crée une fluidité identitaire.


Fig.3 Heather Cassils, Pin Up from the Magazine Lady Face Man Body, No. 6, 2011, C- print, New York, Ronald Feldman Gallery.


Et dernièrement j’étudie quelques photographies de Del LaGrace Volcano qui est un artiste et activiste de LGBTIQ+. C’est une personne intersexe, c’est-à-dire qu’il a biologiquement des caractéristiques des sexes masculin et féminin. En utilisant son corps sexuellement bidimensionnel, iel nous montre avec ses photos performatives que le corps biologique ne peut pas être rangé dans la catégorie féminine ou masculine, parce qu’il est une matière souple que nous pouvons montrer comme on veut.


Conclusion


La performance, depuis son apparition, a toujours eu une mission critique en amenant la vie quotidienne sur la scène artistique. La question de l’identité a eu une mission importante pour les performeur.euse.s. Par sa nature, la présence du corps, pendant la durée de la performance, permet de visualiser les critiques des mouvements sociaux, raciaux, féministes et queers depuis les années 1960. Alors que le travestissement était l’une des méthodes les plus populaires pour les performances identitaires, dans les années 1990 certain.e.s artistes ont commencé à forcer les limites charnelles en adaptant les nouvelles technologies à leurs pratiques. Car ces technologies s'insinuaient rapidement dans la vie quotidienne.


Le corps n’était plus désormais l’endroit de l’acceptation de ce que l’apparence physique est, mais un espace où l’humain peut décider comment il veut être vu grâce aux différentes méthodes de modification corporelle. C’est la raison pour laquelle, l’individu a trouvé un moyen de représenter son identité comme il le désire, et non par une définition en fonction du sexe biologique et de ses caractéristiques physiques. Malgré cette opportunité, les stratégies politiques et économiques ont utilisé ses technologies afin d’appliquer les canons de beauté construits par un système de bicatégorisation. De cette manière, la chirurgie esthétique est devenue un moyen de reconstruction des corps correctement sexués.


Cependant les cinq artistes étudiés ont utilisé radicalement ces méthodes de modification corporelle pour construire leur identité souhaitée qui secoue fortement les normes de binarité sexuelle, par une nouvelle apparence. La chirurgie esthétique ou le culturisme, servant à créer des stéréotypes, sont utilisés pour critiquer l’identité de genre avec leur corps radicalement reconstruit.


*Il est possible de lire le mot pandrogyne en le divisant comme pan et androgyne. L’androgyne se définit comme une personne ayant une apparence physique féminine et masculine. Le pan signifie le tout, andros l’homme, et gunê veut dire la femme. Le pandrogyne équivaut à la totalité des hommes et des femmes. Genesis Breyer P-Orridge explique aussi que le pandrogyne est un androgène positif, politique, parfait, précieux et puissant (BREYER P-ORRIDGE, 2010, p. 252.)



Bibliographie


David LE BRETON, L'adieu au corps, Paris, Ed. Métailié, 1999.


Genesis BREYER P-ORRIDGE, Thee Psychick Bible, Feral House, 2010.


Llewellyn NEGRIN, « Cosmetic Surgery and the Eclipse of Identity », Body and Society, vol. 8, no 4, 2002, p. 21-42.

Lydie PEARL, « Entre Cloaque et clinique », in Marie-Josée BATAILLE, Christian GATTINONI, Bernard LAFARGUE, et alii, Une œuvre de ORLAN, Marseille, Éditions Muntaner, 2002, p. 9-33.


Nicolas GUIRIMAND, « De la réparation des “gueules cassées” à la “sculpture du visage” : La naissance de la chirurgie esthétique en France pendant l'entre-deux-guerre », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 156-157, no. 1, 2005, p. 72-82.



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