par Sucin Nolwen
L’histoire des sexualités féminines « demeure [encore] un immense jardin secret » (Perrot, p.424).
Renée Vivien (1877-1909) est l’une des lesbiennes les plus célèbres de la Belle Époque (1880-1914). Elle est « baptisée par la critique de son temps […] "Sappho 1900" » (Joubi, p.199), en référence à la célèbre poétesse homosexuelle de l’antique Lesbos. Connue presque exclusivement pour ses écrits, en tant que « l’une des premières poètes du XXe siècle à faire paraître ouvertement de la poésie lesbienne » (Ibid., p.199), son œuvre photographique n’a cependant que très peu fait l’objet d’études spécifiques (Edwards, p.55-76). Vivien pose pourtant au sein de photographies qui sont « une fiction, un moment de poésie » (Ibid., p.64). Bien que « d’ordre privé » (Ibid., p.55), et adressées à « ceux qui sont dignes de les posséder » (Ibid., p.65), la composition, les poses, accessoires et costumes de ces clichés sont le fruit d’une volonté artistique, symbolique et identitaire assumée. Leur « prise de vue [étant] un rituel » (Ibid., p.65), ils constituent de véritables auto-portraits "à clef", qu’il convient de déchiffrer. C’est en ce sens que nous envisageons l’œuvre photographique de Vivien comme appartenant pleinement au champ disciplinaire de l’histoire de l’art, à l’instar de la Comtesse de Castiglione, considérée comme l’une des premières femmes photographes de par ses choix artistiques, ses poses, costumes, etc. (Muzarelli, p.116).
Bien que l’Antiquité soit la première référence des artistes lesbiennes qui couronnent Sappho « reine du saphisme » (Albert, p. 27) dans les années 1900, il semblerait que les reines de l’Époque Moderne aient elles aussi pu constituer un modèle de représentation. Vivien s’inspire ainsi tant de l’histoire moderne que des représentations troubadours de celle-ci, et cet article se concentre donc sur les portraits en Anne Boleyn réalisés entre 1907 et 1908 [fig. 1 - 2 - 3 -5], ainsi que sur la série qui l’immortalise dans le rôle de Jane Grey [fig. 6 - 8 ] en 1908. Le style troubadour est ce « regard porté par les artistes sur le Moyen-Age, la Renaissance, et le XVIIe siècle » (Bann/Paccoud, p.4), souvent amalgamés dans l’imaginaire du XIXe siècle. S’il tombe nettement en désuétude après la Monarchie de Juillet (Pupil, p.452), les réminiscences médiévales sont toujours présentes au début du XXe siècle, tant dans la redécouverte de la littérature courtoise de Chrétien de Troyes (Doudet, p.313), que dans certaines sculptures 1900 de Rodin (Lepaire, p.391), qui fût d’ailleurs reçu au Salon de Natalie Barney, amante de Vivien.
Il s’agit ici donc de comprendre comment Vivien, par le biais de la photographie, s’inspire de l’histoire moderne et troubadour pour élaborer des significations symboliques propres à la culture lesbienne 1900. Cette étude croise les sources visuelles et écrites de Vivien, et l’analyse de textes médicaux et littéraires, etc., de l’époque concernant le lesbianisme, espérant ainsi retrouver ce que pouvait être l’œil du Paris Lesbien de la Belle Époque, et dépasser les critiques de Tamagne à propos de « l’indigence française » au sein des Gender Studies (Tamagne, p. 17).
Le costume d’Anne Boleyn (1907-1908) : l’inspiration de la National Gallery
Paul Edwards et Henriette Willette identifient deux clichés de « Vivien en Anne de [sic] Boleyn », clichés Taponier, vers 1907-1908. Sur le premier, elle est de face, assise sur une imposante chaise ornée de masques placés au bout des accoudoirs ; elle porte une longue robe sombre et un bonnet sombre frangée de dentelles blanches, et elle tient un livre fermé. Sur la deuxième, elle est debout de profil dans le même costume, la tête baissée, contemplant le livre qu’elle tient ouvert » (Edwards, p.64). Bien que l’article d’Edwards ne les reproduise pas, les clichés mentionnés paraissent être les suivants, [voir figures 1-2] : on retrouve des éléments comme la robe, le bonnet, la chaise et le livre. Il semblerait qu’un troisième cliché ait été réalisé dans cette série [fig.3] puisque la poétesse pose, un livre à la main, dans le même costume, sur un sol à motif floral et devant des escaliers et tapisseries qui paraissent identiques.
Vivien incarne ainsi la reine anglaise pour laquelle elle entreprend de rédiger une biographie dès 1907. La même année, elle se rend à Londres dans le but de se documenter : son ami Willy rapporte que la poétesse resta « hypnotisée pendant de longues heures à la National Gallery devant le portrait de sa chère petite Anne de Boleyn, dont elle projetait d’écrire l’histoire… » (Goujon, p.119). Les similitudes visuelles entre ce portrait peint [fig. 4] et les photographies [fig. 5] sont explicites : Vivien reprend la coiffe chaperon à deux bandeaux dentelés assortie d’un voile descendant dans le dos, le sautoir ras du cou à pendentif plongeant sur le col carré de la sombre robe.
Vivien dans le rôle de Jane Grey (1908) : la citation du tableau de Paul Delaroche
Ainsi, en 1907, Vivien participe également à la pantomime donnée par Robert d’Humières au Théâtre des Arts, succession de tableaux vivants où elle incarne le rôle principal de Jane Grey (Edwards, p.63). Cette jeune reine meurt à 16 ans, exécutée par le complot de sa cousine Marie Tudor qui souhaitait hériter du trône d’Edouard VI d’Angleterre. Edwards décrit ainsi : « Une photo montre Vivien défaillante et les yeux clos, s’appuyant sur le bras d’un moine qui la conduit au supplice (Missy joue le rôle du bourreau). » (Ibid., pp.63-5). Il s’agit vraisemblablement de la figure 6.
Colette, qui a participé aux préparatifs de la performance, rapporte que Vivien voulait figurer Jane Grey telle que « Delaroche l’a peinte » (Colette, p.82). Il paraît évident que Le Supplice [fig. 7] a inspiré, peut-être sous les indications de la poétesse, la composition de la scène finale de l’exécution. Il est d’ailleurs tout à fait probable qu’au cours de son passage à la National Gallery en 1907, Vivien l’ait attentivement observé puisque le tableau fut offert au musée en 1902 par le fils du baron Eaton. Le dernier cliché de la série [fig. 8] reprend la composition pyramidale du tableau, où la reine (Vivien) est surplombée sur sa gauche (sinistra, symboliquement côté maléfique de la scène) par le bourreau appuyée sur sa hache (Missy, la compagne de l’époque de Colette) (Edwards, p.63).
La confusion visuelle et symbolique de Vivien entre Anne Boleyn et Jane Grey
Cependant dans le tableau la reine arbore une robe blanche alors que Vivien est vêtue d’une robe sombre, qui semble en réalité être la même que celle portée lors de ces clichés en Anne Boleyn. On retrouve également le même sol à motif floral, les mêmes escaliers et tapisseries. Ces épreuves appartiennent donc probablement toutes à la même série, d’autant que la description faite par Edwards d’un cliché de la série Vivien/Grey « assise sur le trône, un livre entre les mains » (Ibid., p.65), semble correspondre au portrait de Vivien/Boleyn « assise sur une imposante chaise ornée de masques placés au bout des accoudoirs […] [tenant] un livre fermé » (Edwards, p.64) [voir fig. 1].
Qu’il s’agisse ou non de deux séries photographiques distinctes, où Vivien aurait posé au même endroit dans le même costume, il n’en demeure pas moins qu’elle s’est bien inspirée du costume XVIe siècle de Boleyn pour son costume de Grey au Théâtre des Arts. D’une part, elle n’a pu citer le portrait de cette dernière de la National Gallery [fig. 9], celui-ci n’étant acquis par le musée que dans les années 2000. D’autre part, les similitudes visuelles relevées entre le portrait XVIe siècle [fig.] et les clichés 1900 prouvent qu’il s’agit bien d’une inspiration volontaire. Vivien instaure donc, au sein du support photographique, la réunion visuelle et symbolique d’Anne Boleyn et de Jane Grey, et qu’il s’agit de déchiffrer.
L’identification pictorialiste de Vivien au destin tragique des reines
Le « thème de la reine malheureuse est [...] récurrent dans l’œuvre de Vivien » (Goujon, p. 115), et c’est précisément le tragique que Vivien voit dans le destin de Jane Grey, jeune victime du complot de Bloody Mary et d’Anne Boleyn, condamnée par Henri VIII, qui semble retenir son attention. Contrairement à la majeure partie de ses œuvres, Vivien se détourne de son idole Sappho, « divine » (Goujon, p. 116), devenue « un modèle irrémédiablement inaccessible » (p.115), pour elle qui est « de plus en plus affaiblie » (p.115) par l’anorexie, l’alcoolisme et la dépression à la fin de sa vie (Albert, Renée.., p.10). « Toujours prompte à faire de sa propre existence la matière de ses œuvres » (Goujon, p.116), Vivien retrouve en Boleyn et Grey « la possibilité d’un nouveau substrat identitaire » (Bartholomot, p.15), basé sur « la puissance déchue […] la solitude tragique, l’attente de la mort » (Goujon, p. 116).
Comme Vivien, Anne Boleyn est anglaise, « poétesse dans l’âme » (Vivien, p. 19), symbolisé dans les clichés par le livre ouvert [fig. 2-3], « passionnée par la langue française » (p.37), « conçue comme une figure [...] sur laquelle Vivien projette ses propres obsessions » et où « il entrait bien plus du peintre que des modèles » (Goujon p.120). La reine de Vivien est « triste et languissante, toujours [...] Elle attend. Sans joie et sans espérance » (Vivien, p. 53-4) comme l'autrice elle-même : « Je subis la langueur du jour déjà pâli… Je suis très lasse, et je ne veux plus que l’oubli » (Vivien, Poésies complètes, p.357). Anne Boleyn est « une hypostase de Vivien, et ce livre un vaste psychodrame, le dernier que joua la poétesse […] un récit mimé, le mime du lent suicide que furent les derniers mois de l’auteur » (Goujon, p.124). De même, l'artiste joue Jane Grey avec tant de sérieux « qu’il s’agissait pour elle d’un véritable psychodrame » (Goujon, p. 116). Visuellement, cela se traduit son « pâle et lugubre [...] spectrale, le regard perdu, mi-halluciné mi-résigné » (Ibid.), son « orbite creuse […] avec égarement […] avant de tomber sur la scène [...] en proie aux plus tristes et plus violentes manifestations d’un empoisonnement d’alcool, aggravé par l’inanition » [fig.11] (Colette, p. 84).
Vivien réunit visuellement les figures royales car elle amalgame le tragique qu’elle voit dans leur fin de vie, confusion symbolique qui lui permet de s’y identifier, tout comme « elle s’était cru une réincarnation de Sapho » (Goujon, 115). Les photographies lui permettent de pousser l’identification jusqu’à l’incarnation performative de ce psychodrame personnel. Le psychodrame est une « méthode d’investigation des processus psychiques utilisant la mise en œuvre d’une dramatisation au moyen de scénarios improvisés mis en scène et joués par un groupe de participants » (Amar, p. 1314). La composition pyramidale de la mort de Jane Grey [fig. 10] place Vivien dans un espace autre que celui des autres mortels que sont le moine et la suivante, comme si elle appartenait déjà à l'au-delà, espace qui acquiert une profondeur grâce au dégradé de la toile de fond, et qui rappelle l'usage photographique des clichés post-mortem au début du siècle. Seul le bourreau, personnification de la mort, se situe fatalement au dessus d'elle, inévitable épée de Damoclès, dont le poids est également accusé par le dégradé et les contrastes de valeurs. Accentués par la monochromie photographique, ces contrastes permettent visuellement de dramatiser l'action et d'en accentuer le pathos.
Comme Boleyn qui « espérait qu’un jour sa belle image survivrait » (Vivien, p.80), pour Vivien « la photographie […] donne corps au monde créé par sa poésie » (Edwards, p. 66). Ce médium artistique paraît privilégié pour l’expression d’un être au monde en déperdition comme celui de l’artiste : le sujet photographié est en pleine objectivation morbide, le cliché capturant la perte du « ça-a-été » (Barthes, p.120). Edwards affirme que ces clichés contiennent une « une poésie du crépuscule et de la mélancolie » de par cette performance tragique de Vivien, « en parfaite adéquation avec l’esthétique des photographes pictorialistes contemporains » (Edwards, p. 67). Il est d’ailleurs intéressant de noter que des artistes pictorialistes se sont également inspirés de l’Histoire médiévale et moderne au sein de leurs photographies, comme Julia Margaret Cameron (Muzarelli, p. 54).
L'injonction hétéropatriarcale à la maternité ou la condamnation de la lesbienne et de la femme artiste 1900
Outre une simple identification biographique (Goujon, p. 114), il est convient de replacer ces œuvres au sein de leur contexte de production, et d'ainsi mieux comprendre leurs potentielles significations. Effectivement, la « féminité que l’homme réduit à sa seule maternité, telles furent les causes de la chute de la reine […] qui sera emprisonnée et exécutée, à cause, - prétend Vivien -, [...] de l’exaspération [du roi] à la suite de sa fausse couche » (Goujon, p.123-4). Contrairement à la démarche historique qu’elle adopte lors de sa traduction de Sappho (Goujon, p. 115), de nombreuses erreurs parcourent le livre, peu précis sur certaines dates ou détails (p. 120), témoignant de sa volonté de transformer l’Histoire selon ses propres obsessions. Willy rapporte qu'elle rejetait « tous les documents que je lui apportais, pour peu qu’ils fussent contraire à […] une thèse bien arrêtée : pour elle, Anne Boleyn était une victime absolument innocente » ( p.119). La reine endure « une mort de Reine-Martyre... » (Vivien, p. 98), et la poétesse « ne s’attarde guère sur l’amour - pourtant réel du roi et d’Anne » (Goujon, p.120), mais au contraire sur l’acharnement de celui-ci sur la femme. L’isotopie descriptive des personnages est de ce fait manichéenne : « l’innocence » (Vivien, p .81) de la « pauvre Reine » (p. 70) combat le Roi « fourbe » (p. 60) incarnant « l’archétype du mal » (Goujon, p. 120). Pour l'artiste, « Tout ce qui est laid, injuste, féroce et lâche, émane du Principe Mâle. Tout ce qui est douloureusement beau émane du Principe Femelle » (Vivien, Une Femme m’apparut, p.37).
Or, cette condamnation masculine pour fausse couche féminine n’est pas sans rappeler la réduction, à la Belle Epoque, des femmes à leur rôle de procréatrice. Les critiques de l’époque blâment les femmes artistes qui commencent à accéder à des formations artistiques, les accusant de se détourner de leur rôle maternel et condamnant de ce fait leur supposée incapacité à devenir créatrices d’art (Foucher-Zarmanian, p.53). De même, des années 1880 au début du XXe siècle, la sexologie de Krafft Ebing, Havelock Ellis, et Freud, cherche à expliquer, par la raison scientifique, les amours et sexualités homosexuels, constatant le détournement des lesbiennes de leur rôle de génitrice (Jennings, p. 75). Ce constat fait l'objet d'un glissement de sens dans la littérature décadente, qui condamne symboliquement ce détournement ontologique, en ce que les protagonistes sont fatalement conduites à la mort ou à la maladie (Albert, p. 43). Paris, « se déguisant en Mytilène, cache son conservatisme par une mascarade dont l’artifice n’échappe pas à l'écrivaine » (Joubi, para 17), car « ce foisonnement [littéraire] ne signifie pas une plus grande ouverture d’esprit » (Joubi, p. 199).
Ainsi avec Anne Boleyn, Vivien « critique les relations hétérosexuelles qui sont caractérisées […] comme dégoutantes et néfastes à la femme » (Joubi, para 12), et conduisant celle « qui les subit à une fin tragique » (Ibid.). La reine est condamnée par Henri VIII pour son incapacité à lui donner un fils (p. 46), à l’image de la société patriarcale 1900 qui récuse les femmes artistes autant que les lesbiennes, pour leur détournement de leur devoir maternel. Même si Jane Grey n'est pas exécutée pour une raison liée à la maternité, la confusion photographique visuelle que nous avons prouvé précédemment nous pousse à soutenir l'hypothèse que Vivien exprime tout de même, en tant que lesbienne et femme artiste la condition tragique de la femme dans la société hétéropatriarcale du Paris de la Belle-Epoque, au sein d'un ensemble de photographies appartenant probablement à une même série. Les dégradés et contrastes de valeurs que nous avons antérieurement relevé [fig. 10] irait ainsi symboliquement dans ce sens.
La glorification visuelle de la mort comme libération de la société patriarcale
Bien que symboliquement victime martyre de la condamnation patriarcale, Vivien la transcende, à l'image la femme vivienesque qui est toujours « victorieu[se], même dans la mort » (Joubi, para 5). Dans l'exécution finale, elle surplombe la scène, glorifiée par le dégradé de lumière qui l'englobe comme une auréole mariale [fig.12]. A nouveau, la confusion volontaire et symbolique de Vivien entre Boleyn et Grey est explicite : « Pour elle, il lui semblait gravir de plusieurs échelons, pour une mort splendide » (Vivien, Anne Boleyn, p.98).
Ces photographies performent ainsi une des grandes thèses de l'artiste (Joubi, para 5) : « Nous espérons en silence le triomphe définitif du Principe Femelle, c’est-à-dire du Bien et du Beau, sur le Principe Mâle, c’est-à-dire sur la Force Bestiale et la Cruauté » (Vivien, Une Femme, p. 37). Elle affirme ainsi de Boleyn, - et donc par extension, d'elle-même au sein des clichés -, qu'elle « l’emporta terriblement [sur le Roi] » (Vivien, Annotations, p. 111). Dans la scène finale de l'exécution, la hache du bourreau est certes prête à s'abattre sur la nuque de Vivien/Grey, mais la composition pyramidale fait s'agenouiller devant elle le seul homme de la scène [fig. 13] : bien que le bourreau soit un homme pour la pièce, il est incarné par Missy, la compagne de Colette, alors que le moine est l'unique acteur homme du pantomime (Colette, p. 83). Il pourrait donc s'agir d'une métonymie symbolique : le patriarcat s'agenouille devant la femme, victorieuse au moment de la mort. Il est intéressant de relier cette idée aux textes radicaux de Wittig, pour qui une femme est ontologiquement soumise au patriarcat, et donc ne peut être totalement libre que dans sa propre mort symbolique. Cette mort de la femme permet de laisser place aux lesbiennes, qui « ne sont pas des femmes » (Wittig, p. 123) de par cette non appartenance essentielle au joug masculin et hétérosexuel (Ibid.).
Une photographie subversive : l'homoérotisme de Vivien et ses femmes
Dans Anne Boleyn, le récit se sépare « en deux univers très différents, l’un imprégné d’une terrible cruauté, [la condamnation du Roi] et l’autre, d’une sensualité homoérotique » (Joubi, para 17). Bien que l’espace de la prison de la Tour de Londres soit clos, il devient intime et homosocial (Kosofsky, p.1) autour de la Reine et ses « femmes de cœur et d’âme plus tendres » (p. 81), puis ses « quatre filles d’honneur [...] fidèles et pitoyables » (p. 98). Ainsi, pour l'autrice, le paradis ultime des femmes réside dans le fait de « s’épanouir dans un milieu gynocentrique où seul l’amour saphique à le droit de cité » (Joubi, para 17). On retrouve cette idée paradis gynocentrique sur les clichés de la série [fig. 14 à 17], où les suivantes s'inclinent devant la reine [fig. 14 à 16], reconnaissant visuellement la supériorité hiérarchique de celle-ci, à l’image de la relation entretenue par la professeure Sappho et ses élèves (Bonnet, p.147).
D’ailleurs, Vivien laisse sous entendre à plusieurs reprises un potentiel lesbianisme de la reine, modifiant à nouveau l'histoire selon ses propres fantasmes. La reine n'est sexuellement ni amoureusement pas satisfaite du roi : « Vous ne serez jamais contente, Mistress Anne » (p.18), alors que « La douce et loyale sœur du poète apporte à la Reine prisonnière une consolation passagère » (p.82), et la dernière pensée est pour sa belle-fille Mary Tudor, et non pour le roi (p.86). Un cliché insiste sur l’abandon tendre voir extatique de Vivien, les yeux fermés et la tête renversée, sur une autre femme, qui la suit et la soutient fidèlement, le front posé contre l'artiste et les yeux éplorés d'admiration [fig. 17]. Les deux actrices vivent ici une véritable action homoérotique (Bonnet, p. 36).
Conclusion : la photographie troubadour comme support performatif de l’identité lesbienne
La subversion réside ainsi dans le fait de performer un acte homoérotique aux yeux de tous, en détournant et s'appropriant des références de l'histoire collective. Vivien sort du cadre parisien classique des représentations 1900 du lesbianisme (Joubi, para 19) : elle « s’inscrit dans une tradition littéraire [et artistique] qu’elle cherche à subvertir de l’intérieur, animée par la volonté de créer une nouvelle mythologie favorable à la femme » (Joubi, para 25). L'inspiration troubadour détournée de la vérité historique permet à Vivien de construire des significations symboliques propres à la culture lesbienne et féminine artistique 1900. Sa confusion volontaire et visuelle des deux reines, de par le port du costume de Boleyn pour incarner Grey sur les planches, et de ses nombreux parallèles entre l'esthétique de ses photographies et sa biographie de Boleyn, permet de dépasser des stéréotypes dégradants qui leur sont associés comme l'injonction à la maternité.
Ces clichés attestent donc de la volonté de l'artiste de « s’adress[er] tant à [ses] contemporains qu’à un lectorat à venir [...] un lectorat restreint : celui des femmes aimant les femmes » (Van Bockstaele, p.33). Cette recherche de légitimité historique correspond à la quête romantique (Vaillant, p.23) de racines lesbiennes originelles, à l’image donc de la démarche troubadour qui veut retrouver des racines culturelles nationales. Cela témoigne ainsi bien du passage, à la Belle Epoque, d’une pratique homosexuelle à une identité lesbienne revendiquée (Albert, p.70.), qui passe par la constitution d’une culture propre, dégagée peu à peu du male gaze (Kosofsky Sedwick, 95), concept appliqué ici au regard hétérosexuel et patriarcal porté sur des homosexualités.
La photographie de Vivien est donc le lieu d’un « réel investissement poétique » (Edwards p. 66), et tout comme la fonction poétique du langage (Jakobson, p.213), l’image photographique lesbienne comporte plusieurs sens et significations qu’il faut décrypter. Elle « donne corps au monde créé par sa poésie, un monde parallèle dans lequel elle peut vivre. Un monde dans lequel l’amour saphique passe de la marge au centre, d’un « vice » à une religion d’amour [...] personnelle » (Ibid.).
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