par Laurie Valcher
Présentée au Salon de l’Académie Royale de peinture et de sculpture en 1787, cette Nature morte aux maquereaux de la peintre française Anne Vallayer-Coster (1744-1818), n’a fait que récemment son entrée dans une collection publique : acquise par le Kimbell Art Museum en 2019, elle y fut exposée pour la première fois à la date symbolique du 8 mai de cette même année, Journée Internationale des droits des Femmes. Cette acquisition semble confirmer un regain d’intérêt pour l’artiste, plus de dix ans après l’exposition monographique – la première, et, à ce jour, la seule – qui lui avait été consacrée par le Dallas Museum of Art. La conservatrice des peintures européennes, Nancy Edwards, l’a accompagnée d’une notice plutôt détaillée, où les fameux maquereaux du titre sont interprétés comme une célébration de leur arrivée à Paris au printemps, et se clôt, après quelques considérations sur la « délicatesse de la touche », par l’indication que le nombre 6, peint au premier plan et à l’imitation d’une broderie au coin de la nappe repliée, se réfère à l’inventaire de la femme de chambre de l’artiste. Ces indications seront le point de départ de cet article, qui se propose de développer d’autres interprétations de cette œuvre qui n’a pour l’instant fait l’objet d’aucune analyse détaillée.
Le genre de la nature morte
Si la volonté, ces dernières décennies, de remettre en lumière le travail des femmes artistes, a pu contribuer à rendre davantage visible l’œuvre d’Anne Vallayer-Coster, cette volonté semble malheureusement se heurter dans le même temps à d’autres préventions. En effet, les sujets de prédilection de Vallayer-Coster, que l’on rassemble aujourd’hui derrière l’expression vague de « nature morte », étaient en leur temps considérés comme relevant du plus bas des genres de la hiérarchie académique. Or, la nature morte est aujourd’hui toujours l’objet d’une forme analogue de mépris, qui se manifeste en général par un certain manque d’attention réelle portée à l’œuvre. Certaines pistes de lecture sont ainsi écartées en vertu de quelques poncifs rattachés à l’art du XVIIIe siècle, poncifs que l’on peut résumer ainsi : rationalité des Lumières, affirmation du réalisme, abandon du symbolisme moral. C’est cet imaginaire qui peut, sinon produire des contresens, du moins empêcher de développer certaines hypothèses. Les motifs sont perçus comme de simples signes iconiques qui ne se référeraient qu’à des objets préexistants que le peintre, traversant la cuisine de son logis ou passant par hasard devant une table dressée, aurait aperçus et se serait décidé, sans raison particulière, à dupliquer sur sa toile. C’est oublier que la nature morte possède sa propre histoire, et que le choix de l’artiste a pu être infléchi par sa propre contemplation des œuvres du passé, et par l’émulation de ses contemporains. Ainsi, dans le cas de la Nature morte aux maquereaux, il y a peut-être davantage à voir que les maquereaux en question.
Citations de peinture
Il y aurait, par exemple, à préciser l’analyse formelle en retraçant l’histoire de certains motifs qui nous renseignent sur l’imaginaire propre à l’artiste, mais aussi à son époque. Si le musée a choisi les deux maquereaux du premier plan comme sujet principal de l’œuvre, le livret du Salon de 1787 mettait, lui, davantage en avant celui de la verrière d’argent. Le choix de cet objet, son traitement ainsi que sa place centrale dans le tableau, rappelle les sources visuelles de l’artiste, tournée vers les œuvres nordiques du siècle précédent, un choix qui correspondait par ailleurs aux tendances du marché de l’art. Le rendu des surfaces transparentes (le verre) et réfléchissantes (l’argent), considéré comme tour de force technique, participait au mérite de l’œuvre, tandis que le dispositif lui-même renvoyait vraisemblablement à l’un des thèmes favoris du Strasbourgeois Sebastian Stoskopff (1597-1657). De la même façon, la brioche parisienne ainsi que la branche d’oranger renvoient assez nettement à la Brioche de Jean-Siméon Chardin (1699-1779), exposée au Salon en 1763 et déjà reprise par l’artiste en 1775 (Paris, musée du Louvre). En puisant ainsi dans une gamme de motifs préexistants, Vallayer-Coster témoigne de sa volonté d’inscrire son œuvre au sein d’une lignée d’artistes spécialisés en ce genre, dont elle se présente elle-même comme le plus récent maillon.
Signature(s) et individualité
Pour autant, sa nature morte ne se réduit pas à un simple exercice de style, à une accumulation de citations d’œuvres qui étaient appréciées en son temps. Elle crée au contraire, par leur combinaison, une composition originale, une scène qui renvoie à une temporalité précise (celle de la préparation d’un repas à venir), et à un espace, qui, lui, est moins clairement spécifié. Par ailleurs, l’agencement des objets, le « 6 » de la nappe, semblent faire référence à un symbolisme plus intime. Une impression renforcée par le fait que ce 6, placé juste au-dessus du dernier chiffre, illisible, qui compose la date accompagnant sa signature, pourrait correspondre au nombre d’années écoulées depuis 1781, année de son mariage avec Jean-Pierre Sylvestre Coster (1745-1824). Le conditionnel est de mise puisque, malheureusement pour le spectateur trop désireux de découvrir un sens caché dans l’œuvre, ce détail pourrait bien n’être qu’une simple coïncidence. En 1810, Anne Vallayer-Coster a en effet réemployé le détail de la nappe brodée dans un autre tableau, aujourd’hui disparu, cette fois avec un « 4 » qui se prête moins aux extrapolations. Toutefois, la visibilité même de cette marque dans l’espace de la toile (surtout par rapport à la peu visible signature qu’elles surmontent) est peu commune, et peut confirmer l’idée que la peintre renvoie ici à son propre ménage. Les deux lettres signent sa propre présence dans l’espace de la toile, ainsi que celle de son époux, au sein d’une composition scandée par le dédoublement des objets, la prédominance du blanc, la présence de la fleur d’oranger, qui couronnait alors les mariées, éléments qui peuvent tous renvoyer à l’idée du couple. Enfin, le tableau n’est passé en vente qu’en 1824, lors de la vente après-décès dudit Coster, fait qui pourrait corroborer l’hypothèse qu’il n’ait pas été peint pour le marché. Sa présence au Salon de 1787 est donc significative, et témoigne d’une volonté d’affirmation de soi, certes également présente chez d’autres, comme Chardin, mais qui passe ici moins par une simple valorisation de son auctorialité que par la mise au premier plan d’une sphère domestique, voire féminine, au sein de laquelle elle s’inscrit. Fait notable, lors de ce même Salon, sa contemporaine Élisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842) exposa un double portrait d’elle-même et de sa fille (1786, Paris, musée du Louvre). En 1787, les deux académiciennes présentèrent donc, au sein de l’espace public, officiel, académique du Salon, des œuvres les mettant en scène au sein de leur propre espace privé, revendiquant, dans le même temps, leur statut d’artiste.
La nature morte d’Anne Vallayer-Coster eut toutefois moins de succès critique que le portrait de sa contemporaine. À titre d’exemple, parmi les grands journaux parisiens qui ont commenté cette année-là les œuvres qu’elle avait exposées, seul le Journal de Paris mentionne le numéro 72. L’auteur du compte-rendu ne livre à son propos que cette seule appréciation : « il est d’une grande vérité, & je pense que tout y est bien fait ». Il n’en était pas demandé davantage aux peintres de genre.
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