Article écrit par Alma Valdes
Shadi Ghadirian, #19, série Qajar, 1998, tirage C-print en noir et blanc, 40x30 cm. et 90x60 cm., Copyright Shadi Ghadirian, http://shadighadirian.com/.
Dans le cadre de mon mémoire de recherche en Histoire de l’art, j’ai choisi de m’intéresser aux œuvres de femmes photographes iraniennes de la période contemporaine, depuis la Révolution islamique en 1979 jusqu’à nos jours. Afin de mener à bien cette étude, j’oriente mes recherches sur la question des femmes dans la société iranienne contemporaine afin de pouvoir analyser et comprendre l’œuvre de différentes photographes iraniennes de cette génération. À partir de mon corpus iconographique, l’œuvre singulière de la photographe Shadi Ghadirian nous donne à voir comment la photographie traite de la question sociale des femmes dans la société iranienne contemporaine.
Brève histoire de la photographie en Iran
D’après Anahita Ghabaian Etehadieh (fondatrice de la Silk Road Gallery à Téhéran, à parcourir ici : https://www.silkroadartgallery.com/) dans son ouvrage La photographie iranienne. Un regard sur la création contemporaine en Iran (éditions Loco, Paris, 2011), la photographie est le médium artistique le plus contemporain du pays. En effet, dans les années 1960, la photographie artistique, que l’on ne peut encore qualifier de courant, relève plutôt de pratiques individuelles. À la fin des années 1970, les nouvelles conditions sociales, politiques et culturelles devaient entraîner un changement radical et marquer un tournant, mais en 1979 arrive la Révolution iranienne, l’un des évènements majeurs des dernières décennies, qui conduira à terme à la modernisation de la société iranienne, contrairement au souhait des dirigeants et acteurs de la révolution.
Pendant la Révolution de 1979, puis plus tard, pendant la Guerre Iran-Irak, les photographes iraniens racontent les évènements du pays à travers des images publiées dans la presse occidentale. Le monde entier s’y intéresse et de nouveaux photographes s’engagent dans le métier. C’est à travers l’influence du cinéma, le photojournalisme et la photographie documentaire que la photographie iranienne se fait un nom à l’étranger.
Les années 1980 voient apparaître l’enseignement de la photographie dans les universités au même titre que la peinture, la sculpture et les arts graphiques. Dès le milieu de la décennie, des jeunes photographes et étudiants obtiennent des expositions individuelles ou collectives dans les galeries. En effet, l’atmosphère sociale et économique du pays change lorsque la guerre s’achève en 1988. La pression se relâche, favorisant ainsi l’activité des galeries et des artistes, qui osent enfin s’exprimer sur plusieurs années de révolution et de guerre. C’est le début du foisonnement de l’art iranien ; on peut dès lors parler du début d’un courant artistique pour la photographie plasticienne.
L’élection de Mohammad Khatami à la présidence de la République en 1997 marque un nouveau tournant. On voit émerger une nouvelle génération de photographes dont fait partie notamment Shadi Ghadirian. La presse, de même, profite de ce vent de liberté et devient un terrain d’expression pour les photojournalistes dont les images se rapprochent alors de la photographie artistique. Avec l’arrivée d’Internet et les nouvelles technologies, cette nouvelle génération d’étudiants est plus libre, moins sous l’influence académique. Ces conditions sociales et politiques poussent également les photojournalistes à se reconvertir pour se consacrer davantage à la photographie artistique, c’est le cas des photographes Newhsa Tavakolian et Negar Yaghmaian, faisant partie de mon corpus, et dont les œuvres sont accessibles sur leur site internet à découvrir ici : https://www.newshatavakolian.com/ et http://www.negaryaghmaian.com/.
Shadi Ghadirian, #7, série Qajar, 1998, tirage C-print en noir et blanc, 40x30 cm. et 90x60 cm., Copyright Shadi Ghadirian, http://shadighadirian.com/.
Questionner les frontières temporelles. La série Qajar de Shadi Ghadirian.
La très célèbre série « Qajar » (1998) de l’artiste Shadi Ghadirian, est la première série de photographies artistiques sortant des frontières de l’Iran. Née en 1974 à Téhéran où elle vit et travaille, elle est devenue une artiste incontournable de la photographie iranienne. Dans cette série, la photographe présente des photos en noir et blanc reprenant le style photographique existant à l’époque où régnait la Dynastie Qajar (1786-1925) en Iran et le remet au goût du jour. L’artiste, en effet, fait référence à l’apparition même de la photographie en Iran par le roi Qajar Nassereddine Shah (1848-1896) qui, revenu d’un voyage en Europe où il découvre la photographie, prend des portraits de sa famille, de ses femmes, de sa cour, de son armée et de son peuple. Par la suite, des studios de photographies ouverts par des Arméniens ont commencé à se développer dans le pays. Les gens venaient poser dans des décors très ornementaux influencés par le goût de l’époque. Ces images pleines d’un charme à la limite du « kitsch » ont donné un style référencé dans l’histoire de la photographie iranienne, dit « style qadjar ». De nombreux photographes actuels se sont inspirés de cette époque pour mettre en scène des photos ludiques, nostalgiques ou parodiques. En effet, une composante importante de la photographie plasticienne (qui s’ancre dans une démarche de création) est l’héritage mythologique de l’Iran, passant par la réinterprétation des mythes religieux, ainsi que l’héritage religieux, par l’usage de la calligraphie ou du port traditionnel du voile. Dans le catalogue de l’exposition « Regards persans : la photographie iranienne à Paris » tenue en 2001 à l’Espace Electra à Paris, Michket Krifa, auteure, directrice artistique et commissaire en arts visuels pour l'Afrique et le Moyen-Orient, affirme que la créativité des photographes iraniennes est hantée par cette représentation de soi configurée par le contrôle total du privé par le public. En effet, les femmes qui posent dans cette série photographique portent le voile, parfois intégral, tiennent dans leurs mains ou présentent des objets qui étaient interdits en Iran au XXe siècle (tels que la canette de Pepsi, le VTT), des objets liés au divertissement, à la culture, mais aussi des objets de la vie domestique quotidienne, tels qu’un miroir, un aspirateur, un téléphone ou encore un poste de radio. L’artiste fait voir ici l’accès et l’ouverture des femmes iraniennes à la culture et aux objets quotidiens venus des sociétés occidentales, tout en rappelant qu’en 1998 (et aujourd’hui encore), leur accès à certaines activités continue d’être limité (interdiction aux femmes de pratiquer certains sports, ou encore de chanter et danser en public).
Présentant sa série photographique lors d’une exposition rétrospective en 2015 à la Bibliothèque Municipale de Lyon (la présentation de l’exposition est accessible ici : https://www.bm-lyon.fr/expositions-en-ligne/shadi-ghadirian/exposition/article/oeuvres-exposees) l’artiste posait les questions suivantes :
« Comment nous voyons-nous aujourd’hui ? Comment voyons-nous les femmes ? La femme d’aujourd’hui, celle d’hier et celle de demain ? Où sont les frontières temporelles ? Et où nous situons nous par rapport à ces frontières ? Voici des visages de femmes du passé, les femmes de l’ère Qajar (1785-1925), de l’ère constitutionnelle (1905-1907), quand est apparu un nouveau style de vie. Mais où se situent ces frontières ? L’art est-il censé les ignorer, les transgresser ? ».
Par cette mise en scène anachronique qui met le spectateur dans le flou, elle montre la réalité des femmes iraniennes de sa génération qui sont, elles aussi, perdues dans une société de paradoxes, jonglant entre tradition et modernité, passé et présent, fiction et réalité, gravité et humour. Elle rajoutait :
« Dans mon imaginaire, cette géographie temporelle est sens dessus dessous. Pour moi, une femme, une femme iranienne, une femme comme moi, est à la croisée de toutes ces frontières inconnues qui séparent la tradition de la modernité. Ces frontières se déplacent dans le temps. Je porte les vêtements d’hier, et la femme Qajar côtoie les objets contemporains. Pour moi, la réalité, ce n’est pas ce qui se passe dans le monde extérieur. La réalité, cela peut être l’image que je me suis fabriquée de ‘’moi-même’’ et ‘’des femmes’’ ».
Shadi Ghadirian, #20, série Qajar, 1998, tirage C-print en noir et blanc, 40x30 cm et 90x60 cm, Copyright Shadi Ghadirian, http://shadighadirian.com/.
Shadi Ghadirian, #10, série Qajar, 1998, tirage C-print en noir et blanc, 40x30 cm et 90x60 cm, Copyright Shadi Ghadirian, http://shadighadirian.com/.
Selon Anahita Ghabaian Etehadieh, même si la photographie iranienne est arrivée à un stade de maturité et a pu trouver sa place dans le courant artistique mondial, certains freins l’empêchent de véritablement décoller. En effet, la photographie n’est toujours pas reconnue comme un art à part entière en Iran. Elle y reste alors confidentielle, le public est ainsi plus difficile à trouver, les ventes d’œuvres demeurent limitées et les prix relativement bas. La situation inquiétante actuelle des femmes iraniennes est un autre frein que les artistes femmes rencontrent, même si, après la Révolution de 1979, la question sociale des femmes a évolué de manière significative. On peut voir en effet une croissance dans leur participation dans les domaines artistiques et culturels, mais les atteintes à leurs droits et libertés perdurent. Rappelons qu’en Iran, les configurations qui dominent la vie des femmes comprennent les lois, les us et coutumes, les rapports à la Charia et à l’idéologie, tous fondés sur leur infériorisation. La photographie apparaît alors comme un nouveau moyen d’expression de la liberté dont les femmes se sont emparées, se positionnant souvent en dehors de la sphère conventionnelle, telle que Shadi Ghadirian dans ses photographies.
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