par Morgane Gauquier
Michael Martin Fried, né en 1939 à New York, est un critique littéraire, critique d’art, historien de l’art et poète américain. Fortement influencé par Clement Greenberg depuis leur rencontre en 1958, il commence à écrire en tant que critique d’art dans les années 1960.
La place du spectateur, Esthétique et origines de la peinture moderne, dont le titre original est Absorption and theatricality. Painting and beholder in the age of Diderot, est un ouvrage écrit par Michael Fried en 1980. La version originale fut publiée par l’Université de Chicago tandis que la traduction française par Claire Brunet et l’avant-propos furent édités par les Éditions Gallimard en 1990.
Dans cet ouvrage, Michael Fried souhaite proposer « […] une interprétation de l’évolution de la peinture française des années 1750-1755 […] à 1781 […]. » (p. 21). Pour ce faire, il subdivise son écrit en trois parties : « La primauté de l’absorbement », « Vers une fiction suprême » et « Le tableau et le spectateur ».
L’absorbement consiste en une représentation des personnages absorbés dans une activité. La première partie de son ouvrage traite de ce qu’il nomme l’« absorbement » (« absorption » en version originale).
Louis-Michel Van Loo, Denis Diderot, Salon de 1767,
huile sur toile, musée du Louvre, 81 x 65 cm.
La primauté de l'absorbement
Apparaissant discrètement dans les années 1730 (Jean-Siméon Chardin, La Bulle de savon, 1733-1734, National Gallery of Art, Washington DC ; Jean-Siméon Chardin, Le Château de cartes, vers 1737, Andrew W. Mellon Collection, National Gallery of Art, Washington DC), le concept d’absorbement prendra vraiment une forme évidente à l’œil des critiques et théoriciens du milieu du XVIIIe siècle durant les années 1750 au cœur des œuvres de Jean-Baptiste Greuze (La Lecture de la Bible, 1755, musée du Louvre), Jean-Siméon Chardin (Un chimiste dans son laboratoire, ou Philosophe occupé de sa lecture, Salon de 1753, musée du Louvre), Carle Van Loo (Saint-Augustin prêchant contre les évêques donatistes, 1753, église de Notre-Dame-des-Victoires, Paris), Joseph Marie Vien (L’Ermite endormi, 1750, musée du Louvre) et François Boucher (Le Coucher du soleil, 1752, The Wallace Collection, Londres). Au travers d’analyses comparatives entre ces différentes œuvres et artistes cités précédemment, Michael Fried fait la démonstration des diverses manières de représenter l’absorbement (lectures, déclamations, écoutes attentives, sommeil, pour ne citer que celles-ci). Dès les années 1750, la représentation de l’absorbement dans la peinture française se devait d’être convaincante, qu’il s’agisse d’une peinture de genre ou d’un tableau plus ambitieux. Pour ce faire, les personnages étaient représentés tant absorbés dans une occupation qu’ils en oubliaient l’existence du spectateur. Durant ce moment du milieu du XVIIIe siècle, les critiques d’art et théoriciens ne considéraient favorablement une peinture qu’uniquement lorsque celle-ci représentait au mieux l’absorbement. Aux alentours de 1747 naît la réaction anti-rococo, en complète corrélation avec la primauté de l’absorbement. La critique d’art en appelait alors à un retour à la moralité permis par la représentation de l’absorbement, cette dernière étant impossible au sein des œuvres du rococo. Cette effervescence autour de l’absorbement dans la peinture du milieu du XVIIIe siècle poussa les critiques à attribuer la présence d’un absorbement dans des peintures antérieures de quelques décennies, comme l’illustre l’exemple de Jean-Siméon Chardin dans les années 1730.
Vers une fiction suprême
La seconde partie de cet ouvrage traite plus spécifiquement des écrits de Denis Diderot concernant les contraintes des peintres au sein de la peinture d’histoire. Le mouvement anti-rococo donne lieu à un changement d’échelle dans la hiérarchie des genres, permettant ainsi à la peinture d’histoire d’être davantage estimée que toute autre aux yeux de la critique d’art. Michael Fried met en évidence l’importance que Diderot accorde à la peinture d’histoire car celle-ci entre en étroite collaboration avec l’absorbement. Ainsi, les unités d’action, de lieu et de temps, alors empruntées au théâtre, se devaient d’apparaître sous la forme d’une « unité picturale » en peinture, c’est-à-dire que cette dernière devait pouvoir être entièrement comprise au premier regard. Par ailleurs, Michael Fried reprend les idées de Roger de Piles et de l’Abbé du Bos selon lesquels le tableau doit « […] maintenir l’attention du spectateur, l’amener à s’arrêter et le retenir, ensorcelé, incapable de mouvement. » (p. 130) Ainsi, l’auteur montre que la relation entre le tableau et le spectateur évolue véritablement au milieu du XVIIIe siècle et cela commence à poser problèmes. Diderot s’oppose ardemment à l’idée d’une peinture prenant en compte le spectateur, continuant d’exiger l’absorbement, seule chose semblant trouver grâce à ses yeux. Une peinture était valorisée lorsqu’elle était réalisée sans prise en compte du spectateur, ce que Michael Fried nomme « […] la fiction suprême d’une inexistence du spectateur […] » (p. 147). Cette fiction ne pouvait se produire qu’à l’aide de la « […] représentation dramatique de l’action et de la passion […] » (p. 147). L’auteur souligne le paradoxe que soulève le rapport entre le tableau et le spectateur : l’idée que les peintures sont conçues pour être vues sous-tend l’existence du spectateur alors même que tout le procédé de l’absorbement joue sur l’ignorance de celui qui le regarde.
Jacques-Louis David, Bélisaire demandant l'aumône, 1781, huile sur toile, Palais des Beaux-Arts de Lille, 2,88x3,12 m.
Le tableau et le spectateur
La troisième partie de l'ouvrage analyse plus en profondeur les écrits de Diderot et propose une lecture du Bélisaire demandant l’aumône de Jacques-Louis David peint en 1781. Michael Fried démontre le très grand intérêt de Diderot pour l’absorbement au travers de son Salon de 1767. Diderot semble considérer que certains genres mineurs (scènes pastorales, peintures de ruines, paysages avec personnages, natures mortes) doivent inviter le spectateur à entrer dans le tableau, puisque ceux-ci n’ont aucun moyen d’ignorer le spectateur. Cela étant, Diderot continue de considérer qu’une distance perdure entre le tableau et le spectateur. À force de réflexions, il semble changer d’avis quant au rapport entre le tableau et le spectateur, à l’instar de ses contemporains. Par la suite, Michael Fried entreprend des analyses comparatives entre trois interprétations du Bélisaire (D’après Anton Van Dyck, Bélisaire, général de l’armée des Romains de l’empereur Justinien, gravure, XVIIIe siècle, Département des estampes et photographies, Bibliothèque Nationale de France, Paris (restitué à Luciano Borzone) ; François-André Vincent, Bélisaire réduite à la mendicité, secouru par un officier des troupes de l’empereur Justinien, 1776, musée Fabre, Montpellier ; Jacques-Louis David, Bélisaire demandant l’aumône, 1781, Palais des Beaux-Arts, Lille).
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