Hélène R.
C’est par le biais de la maison d’artiste que nous ouvrons aujourd’hui les portes d’une nouvelle compréhension des stratégies de visibilité de l’artiste dans le contexte béninois. Il s'agit d'un contexte spécifique car la question de l’art contemporain au Bénin, sa promotion et ses enjeux sont encore peu investis par les politiques publiques.
Julien Sinzogan est né en 1957, au Bénin. Il expose depuis les années 90 à l’étranger notamment à Paris, Londres et Johannesburg. Sa première exposition sur son territoire d’origine a eu lieu en 1993 au Petit Palais de Cotonou, dans le cadre du festival International des Arts et des Cultures Vodun, nommé plus simplement Ouidah 92. Il a exposé plusieurs fois dans son pays natal pour des manifestations publiques. Nous nous proposons aujourd’hui de découvrir la maison privée que celui-ci a transformé au fil des années en véritable galerie personnelle et professionnelle. Lors d’un entretien avec cet artiste, nous entrons dans son univers pour un court instant[1].(Fig.1)
[1] Entretien avec Julien Sinzogan mené par Hélène Raboteur, 27 mars 2018.
Rencontrer l’artiste par le biais de son espace de vie
La maison de l’artiste Julien Sinzogan se situe dans la ville de Porto Novo au sud du Bénin. Cette ville, ancien cœur de la politique béninoise est, aujourd’hui, un lieu tranquille et calme au bord d’une lagune. L’espace est parsemé par des ensembles patrimoniaux comme les anciens palais royaux et les réseaux de places traditionnelles à vocation cultuelle. C’est dans cette capitale politique, dont l’ancien prestige transparaît, que se situe l’atelier de l’artiste Julien Sinzogan. Il affirme qu’il n’y avait pas d’autre choix possible comme lieu car l’air chargé en sel de la ville de Cotonou, cœur économique du pays, aurait été une horreur pour la préservation de ses toiles et de la peinture. Il a donc volontairement choisi d’être à l’écart de l’activité culturelle intense qui s’y déroule. Il se place hors de l’agenda des évènements tout en se tenant au courant des actualités.
La maison, sur plusieurs étages, ressemble de l’extérieur à n’importe quelle maison de la bourgeoisie intellectuelle béninoise : de hauts murs blancs, un jardin emplit de plantes grimpantes diverses. Pourtant, entre ces murs, c’est toute une vie qui nous apparaît dans son foisonnement. La bibliothèque mêle histoire de l’art africain (tel que L’homme et ses masques[1]) qu’il appelle classiques, et ses bandes dessinées favorites comme Lanfeust de Troy[2] et Peter Pan[3]. Sa collection d’art africain classique[4], qu’il poursuit depuis de nombreuses années, compte des éléments très variés comme des masques gélédé, ashanti, igbo. Ils y côtoient ses expérimentations plastiques. Les « trésors » qui regorgent, selon cet artiste, sont mis à égalité et placés les uns à côté des autres selon ses goûts ou juste en fonction de la place disponible. Il déclare lui-même, qu’il ne sait plus où dormir mais qu’il y aura toujours un lit pour les invités. La musique cubaine qui s’écoule des enceintes donne à l’ensemble une sensation de fête colorée et permanente parmi laquelle l’artiste déambule en habit traditionnel. Notre entretien a lieu simplement dans la cuisine autour d’une bière au citron « Ce n’est pas au vieux singe que l’on apprend à faire la grimace » ricane-t-il
« va faire un tour dans la maison elle t’en apprendra plus que ce que j’ai à te dire ».
[1] Michel Butor, Alain-Michel Boyer, Floriane Morin, L’homme et ses masques : Chefs d’œuvre des musées Barbier-Mueller, Genève, Hazan, 2005.
[2] Christophe Arleston, Didier Tarquin, Lanfeust de Troy, Soleil (ed.), 1994.
[3] Regis Loisel, Peter Pan, Vent d’Ouest (ed.), 1996.
[4] « art classique africain », est une terminologie militante utilisée par le collectionneur Sindika Dokolo et le galeriste Didier Claes à partir de 2017, servant à la revalorisation du patrimoine africain sur le marché de l’art, et réutilisée dans le cadre de l’entretien, par Julien Sinzogan. Pour plus d’information, l’article de Le Monde Afrique intitulé « 99% des œuvres d’art classique africain sont aujourd’hui hors d’Afrique », propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux, publié le 08 juin 2017, explicite l’usage de cette formulation.
La maison de l’artiste : cadre, performance ou stratégie ?
Rencontrer sa maison est-ce rencontrer l’artiste ? Celui-ci semblait l’affirmer. Bien plus que de le rencontrer, elle permet de le raconter. En effet, chaque pièce présentait de nombreux tableaux et œuvres de sa collection personnelle sans classement chronologique ou thématique. Les trophées comme la Porte du retour et Porte du non-retour, exposés par la Galerie Octobre à Londres dans le cadre du mois de l’histoire noire au Royaume-Uni en 2008, sont accrochés aux murs lorsque la maison n’est pas spécialement aménagée pour un vernissage. Ses influences, ses manies, les photographies de sa famille cohabitent avec les toiles qui n’ont pas trouvé de mur (fig.2).
En effet, au Bénin la maison est un carrefour, à la fois lieu d’exposition et lieu de vente. Elle peut être assimilée à une galerie privée accueillant la classe bourgeoise du Sud Bénin à l’occasion de vernissages mondains. L’artiste est très discret sur sa clientèle qui lui permet de vendre et le place en première position au sein des collections béninoises. Son rôle en tant que conseiller à la culture auprès du Président de la République du Bénin, Patrice Talon, le positionne favorablement dans cet écosystème.
L’artiste a fait le choix de transformer cet espace privé en lieu public à vocation mercantile. Cela lui permet de s’affirmer sur un marché d’art contemporain national encore balbutiant.
Les infrastructures dédiées à l’exposition et à la vente dans ce domaine sont encore peu nombreuses au Bénin. En ouvrant ainsi sa maison-atelier, il s’inscrit dans une tendance plus générale que partagent d’autres grands noms de la scène contemporaine béninoise comme Marius Dansou, Tchiff ou Dominique Zinkpe. Chacun d’eux, pour compenser le manque de visibilité sur la scène culturelle, a décidé de transformer entièrement ou partiellement sa maison personnelle en lieu d’exposition. Et il est vrai que ceux qui n’ont pas l’avantage d’être représentés de façon régulière par des fondations privées, comme la Fondation Zinsou[1], réfléchissent ainsi à des modèles alternatifs de présentation de leur travail et s’organisent pour créer des lieux de sociabilité et d’échanges forts autour de celui-ci. Exister sur une scène sub-saharienne tel que le Bénin, considéré comme le « quartier latin de l’Afrique », nécessite de réfléchir au moyen de s’approprier la peinture en tant que médium d’expression contemporain. Les activités picturales s’affirment comme une grande tendance dans les années 90 selon Jules Agani ancien Directeur du Patrimoine Culturel au Bénin.
[1] Fondation Zinsou, Rue des Missions, R 7012, face au commissariat central, 01BP7053 Cotonou (Bénin). La fondation ouverte en 2005, est un lieu d’exposition d’art contemporain indépendant, financé par voie de mécénat. Elle est née d’une initiative familiale et privée et propose son concours par des actions ciblées.
Cette maison est aussi un lieu de matérialisation de l’imaginaire de l’artiste qui pose des questions en tant qu’expérience expographique pour celui-ci. Par exemple, une des préoccupations concerne la notion de temporalité au sein de sa maisonnée. Est-ce que sa maison parle au présent, puisqu’il y habite et se tient physiquement parmi ces objets du quotidien, sa cuisine dans laquelle il reçoit et son atelier au fond du jardin ? Ou est-ce qu’il se montre et paraît ? C’est-à-dire une vision fantasmée de lui et de son rôle comme acteur dans une représentation théâtralisée de son travail ? La maison, qu’il a agencée de ses mains et qu’il continue de faire évoluer, lui permet, certes, de s’insérer dans un espace précis, mais elle crée aussi pour lui un paradoxe temporel en juxtaposant plusieurs strates de son évolution intime et artistique.
L’injonction de rencontrer la maison pour rencontrer l’artiste que nous propose Julien Sinzogan peut être assimilée à une réponse (fig.3). Cet homme très discret surmonte la difficulté de parler de lui et de son travail par une plongée calculée dans son intimité. Cette stratégie, qui va contre sa sensibilité personnelle, lui est dictée par un contexte peu propice au développement du marché de l’art contemporain. Cet état de fait lui permet néanmoins d’affirmer une indépendance vis-à-vis de l’environnement politico-économique. Même si cela a pour conséquence pour lui, de fusionner vie privée et vie publique, cela lui permet de maîtriser le cadre social dans lequel il est perçu. Il est celui qui reçoit en sa demeure et contrôle les conditions de visibilité de son œuvre. Sans parler d’environnement idéal, la maison de l’artiste au Bénin et plus précisément celle de Julien Sinzogan, réaffirme une volonté de créer de nouveaux contextes de production et diffusion de l’art contemporain sur le territoire national béninois.
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