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L'oeil du Quattrocento : L'usage de la peinture dans l'Italie de la Renaissance

Dernière mise à jour : 24 mai 2021


La méthode de Michael Baxandall au travers de l'explicitation des seize termes picturaux de Cristoforo Landino



par Jade Lathulière




Un ouvrage novateur


L'Oeil du Quattrocento, L'usage de la peinture dans l'Italie de la Renaissance est paru en 1972 aux Presses Universitaires d'Oxford sous le titre Painting and Experience in Fifteenth Century Italy. Il fut traduit en français pour la première fois treize ans plus tard, en 1985, chez Gallimard, sous le titre français cité en amont. L'édition sur laquelle je m'appuie est la plus récente, il s'agit d'une réédition de 2020 chez Gallimard au sein de la collection Tel. Cet opus, aujourd'hui traduit en sept langues, est considéré comme un ouvrage majeur, appréhendant la peinture du Quattrocento au travers de prismes multiples permettant à l'auteur d'établir l'importance des habitudes visuelles dans la lecture à la fois d'une œuvre et de son époque. Avant de rentrer plus en avant dans la lecture de l'ouvrage, il nous faut rappeler que le quattrocento est le terme italien utilisé afin de désigner le quinzième siècle.

Ce travail d'envergure à été réalisé par Michael Baxandall (1933-2008), professeur et historien de l'art né au Pays de Galles, à partir de cours dispensés à l'Université de Londres au début des années soixante-dix (p.7). Baxandall est un universitaire, un homme de méthode, dont les ouvrages, bien que traitant de sujets scientifiques spécifiques, sont rédigés de telle manière qu'ils semblent faciles d'accès, tant la construction de ces derniers est rigoureuse. L'historien fait partie de ces auteurs qui se lisent très facilement, et fait preuve d'une vulgarisation exemplaire qui permet au néophyte comme au connaisseur de trouver son compte.


La réception faite à l'ouvrage fut bonne, l'auteur ayant été particulièrement loué pour sa capacité à développer en un ouvrage succinct une quantité effarante d'informations sans que cela devienne indigeste. Les critiques portées à l'ouvrage tendent plus à considérer son approche méthodologique parfois considérée trop empirique (Ross J. Longhurst, British Journal of Aesthetics, 1974), ou excluant les « influences » étrangères de l'étude (Joseph Manca, Aurora:The Journal of the History of Art, 2005). Ce livre est toujours considéré comme un des jalons de l'histoire sociale de l'art.


Au travers de ce texte, et donc de ces lectures données à Londres, Baxandall fonde les bases de ce qu'il nomme le period eye, c'est-à-dire les habitudes visuelles d'une génération étudiée. L'auteur tâche de nous faire entendre qu'il n'est pas d'analyse d'une œuvre sans analyse des composantes matérielles, sociales, économiques, politiques etc... dont elle résulte, et inversement. Pour ce faire, Baxandall divise son propos en trois parties distinctes et s'applique pas à pas, au travers d'exemples précis, à établir et étudier cette interdépendance. Il s'agit donc pour l'auteur de faire état d'une méthode d'analyse des œuvres tout autant que du monde dont elles proviennent. L'ouvrage se compose d'une préface (courte, expliquant la genèse de l'ouvrage), puis d'un premier chapitre court intitulé 'Les conditions du marché', divisé en 5 parties ; puis d'un deuxième chapitre, 'L'oeil du Quattrocento', comprenant onze séquences ; et d'un dernier chapitre plus court, 'Tableaux et Catégories', divisé en 4 branches, suivi d'une brève conclusion.

Ces trois parties distinctes confèrent à l'ouvrage une facilité de lecture et agissent comme un entonnoir de la spécificité des informations données. La première partie se concentre sur la relation du peintre au client, au commanditaire, et évoque le passage de la préciosité du matériau à la préciosité de la manière du peintre, puis de l'importance du nom. La deuxième partie fait intervenir les diverses sources que Baxandall évoque afin de se saisir des habitudes visuelles de ce quattrocento italien, et la dernière partie se concentre sur l'étude de la précision du langage et de sa nécessité dans l'évocation d'un objet visuel.


L'histoire sociale de l'art


Si vous lisez cet article, c'est que vous êtes vous-même intéressé par des questions relatives à l'histoire de l'art, et vous savez donc que les théoriciens ont la marotte de chercher à découper et organiser les périodes temporelles de façon à créer des nasses dans lesquelles disposer à loisir les écrits et pensées des scientifiques les ayant précédés. Baxandall participe de fait à une Histoire sociale de l'art. L'histoire sociale de l'art, qui trouve son origine au XIXème siècle, soutient l'idée que l'art s'inscrit au sein d'une société qu'il faut considérer dans son ensemble; société composée d’événements en corrélation, et d'acteurs confondus, définis par leurs classes sociales et politiques (des masses, des acteurs directs, et des acteurs indirects, dont les gestes influent ensuite sur d'autres domaines). Au-delà d'une simple volonté de remise en contexte, l'histoire sociale de l'art est l'étude de l'interaction des individus (ainsi que des groupes sociaux dont ils sont issus) et des productions artistiques, tout autant que la conscience que ceux-ci doivent être étudiés en regard du temps qui leur est propre. En vue de la méthode et de la thèse formulée par Baxandall au sein de L'Oeil du Quattrocento, il est aisé de comprendre pourquoi l'auteur est aujourd'hui rattaché à l'Histoire sociale de l'art. Afin d'en apprendre davantage sur l'histoire sociale de l'art, il est conseillé de lire l'article rédigé par Nathalie Heinich pour l'Encyclopedia Universalis, de vous renseigner quant à Aby Warburg et de consulter l'anthologie en deux volumes publiée en 2016 par l'INHA et les presses du réel intitulée Histoires sociales de l'art.


Lors de ma lecture de l'opus de Baxandall, j'ai particulièrement apprécié le troisième et dernier chapitre de l'ouvrage. Le propos de Baxandall se tourne alors vers la terminologie picturale de l’Italie du quattrocento, et l'auteur nous explique avec brio que si l'on est déterminé à comprendre une œuvre et une époque, il nous faut immanquablement étudier les termes usités pour parler des œuvres. Cela paraît évident, mais Baxandall nous répète qu'il ne faut pas tomber dans l’écueil monumental qui serait de considérer des termes encore utilisé aujourd'hui comme discutant des mêmes notions que des siècles auparavant. L'auteur va alors se pencher sur 16 termes utilisés par un homme de lettres florentin, Cristoforo Landino, dans la description de la touche de ceux qu'il considère comme les plus grands maîtres de son temps.


« Certains de ces termes sont spécifiquement picturaux; ils ont étés couramment utilisés dans les ateliers de peintres : ils nous diront le genre de choses que les profanes étaient censées connaître sur l'art, la tradition (ragione) picturale […] D'autres termes, comme viril, proportion et angélique, ressortissent d'un discours plus général : ceux-la nous apprendront quelque chose sur les origines sociales plus générales des critères de jugement du quattrocento. L'ensemble de ces seize termes constitue un équipement culturel propre au quattrocento et adapté à l'examen des peintures de cette époque. » p.141

Baxandall exprime ici l'importance de se référer aux concernés dans l'étude de n'importe quel objet. Face à l'étude des habitudes visuelles de la Renaissance, il est donc impératif de s'attacher à comprendre les termes employés par les acteurs de l'époque.


Le vocabulaire de la critique artistique au XVè siècle


Cristoforo Landino (1424-1498) est une figure de l'humanisme italien de la Renaissance, proche des Médicis, rattaché donc à la ville de Florence. Plus précisément, c'est un homme lettré, ayant pu prétendre à une éducation longue et plurielle, un érudit, un enseignant prestigieux (de grammaire, plus particulièrement) à l'université de Florence, tout à la fois poète, philosophe et écrivain. Il a également occupé, comme beaucoup de lettrés proches du pouvoir florentin, plusieurs charges publiques (secrétaire de la chancellerie et orateur officiel, notamment). Toutes les occupations de Landino s'articulent autour d'un point, celui de la précision et du bon usage du langage.

Dès les premières pages de l'ouvrage, Baxandall nous présente Landino comme « celui qui fut le meilleur critique amateur de son temps en matière de peinture » (p.8). Les seize termes répertoriés par Landino et analysés par Baxandall sont issus d'une introduction à la Divine Comédie de Dante que Landino proposait en 1481. En s'intéressant uniquement à des maîtres florentins, Landino exalte au sein de cette introduction la puissance artistique florentine, sur laquelle repose une grande partie de l'assise politique de cette dernière. Landino est un homme au service de Florence.


Baxandall, en se faisant l'analyste des mots de Landino, cherche à s'introduire au cœur de l'essence de ceux-ci, au cœur de l'esprit d'un homme habitant un pays précis, durant une période précise, que nous ne pouvons concevoir que par le biais des écrits et des images qui ont subsisté jusqu'à nous à travers plus de 500 ans. Ces seize termes sont toujours présents dans la langue italienne, bien qu'ils ne revêtent plus exactement la même acception.

En considérant cela, nous touchons du doigt ce qui tend à définir le travail effectué par l'auteur, une recherche minutieuse privilégiant les documents ayant traversé le temps afin de confronter les idées, les habitudes et le quotidien des acteurs du quattrocento aux constructions historiques des érudits du XXème siècle.


Les termes repris par l'historien du XXème servent à Landino dans l'édification de sa critique de quatre grands noms de la peinture italienne, à savoir Masaccio (1401-1428), Filippo Lippi (1406-1469), Andrea del Castagno (1390 ou 1406-1421 ou 1457) et Fra Angelico (1400 env.-1455).

Baxandall dissémine donc ces termes en quatre temps, accordés chacun à l'un des artistes susmentionnés, explicitant en chaque partie les termes résonants le plus avec la pratique du peintre présenté.


Masaccio :


Imitatore della natura – imitateur de la nature : cette expression comporte une portée plus profonde et compliquée que ce qu'on pourrait y lire, « pour la renforcer, on pouvait dire qu'un peintre « rivalisait avec la nature ou la réalité, et même la surpassait. » (p.152). Baxandall indique ensuite que l'imitateur de la nature serait un artiste qui mettrait de côté la théorie (s'appuyer sur des manuels et des concepts, voir la réalité pour la décrire au travers d'un filtre de connaissances imposées) pour valoriser la pratique directe (comprendre et appréhender le relief, la perspective et la lumière au travers de l'observation directe de la scène ensuite peinte).

Rilievo – relief

Terme technique propre aux ateliers, traduit par Alberti (1404-1472) depuis le latin prominentia, l'auteur insiste sur le fait que le rilievo de Masaccio est loué maintes fois au cours des siècles, et que ses travaux sont d'autant plus impressionnants lorsque vus dans de bonnes conditions lumineuses (ses fresques dans la chapelle Brancacci sont à leur apogée lorsqu'elles sont éclairées par le soleil de onze heures, nous dit-il p.155).

Puro – pur

Désigne « un style laconique et sans artifice », sans ornements, un concept positif, qui signifie « ni surchargé ni dépouillé » (p.156).

Facilita – aisance

Baxandall nous indique que ce terme à été réemployé au sein de la critique littéraire, qu'il nous faut situer son essence entre la facilité (pas de connotation défavorable) et le don tels qu'on les conçoit aujourd'hui, et signale qu'Alberti l'utilise comme « diligence associée à la prestesse » (p.157).

Prospectivo – perspectif

Lié au secteur de la recherche optique (en développement important à la fin du Moyen-âge), indique simplement « celui qui use de perspective avec talent » (p.159). Il paraît logique qu'à la fois le relief et la perspective de Masaccio soient loués par ses contemporains, en ce que ces deux qualités semblent aller de paire.


Filippo Lippi :


Gratioso – gracieux

Nous pourrions, selon Baxandall, observer ce mot comme soulignant un contenu gracieux, possédant de la grâce, et une acception plus commune du terme à l'époque, signifiant agréable en général (du latin gratiosus), dont les érudits tels que Landino étaient friands (p.165).

Ornato – orné

La difficulté de la compréhension de ce terme se situe, selon l'historien, en ce qu'il signifie aujourd'hui un rapport direct à la décoration, au décor, tandis qu'au quattrocento, le mot avait une acception bien plus large, qui selon Quintilien (Ier siècle de notre ère), englobait tout ce qui « est plus que simplement précis et correct » (p.169).

Varieta – variété

A distinguer de l'abondance, il s'agit d'une notion explicitée par Alberti dans son De Pictura (1435) comme se rattachant au concept de diversité, dans les nuances de tons autant que dans les attitudes des protagonistes.

Compositione – composition

Baxandall explique que Landino tire cette notion de De Pictura, au sein de laquelle elle est entendue comme « harmonisation systématique de chaque élément d'un tableau en vue d'obtenir l'effet global souhaité » (p.175).

Colorire – coloris

L'auteur tient à nous mettre en garde, il ne faut pas considérer ce terme comme une référence aux teintes, puisque Landino n'en discute pas (ce qui est le principal commentaire négatif que Baxandall trouve à son système critique). Il faut y comprendre le coloris comme l'application des pigments et des matières qui viennent sous l'exposition à la lumière révéler des ombres et des contrastes (en tandem avec le rilievo, en contraste au disegno) (p.180).


Andrea del Castagno :


Disegnatore – dessinateur

Cette notion invoque « la représentation d'un objet avec des lignes de contour plutôt qu'avec des tons », et signale donc un bon dessinateur plus qu'un bon peintre (cf. colorire), les lignes du dessin sont au cœur du processus de composition et de mise en place de l'espace pictural (p.182).

Amatore delle difficulta adepte de la difficulté

Ce concept évoquait directement un peintre ayant « de l'aisance dans le savoir-faire », « quelqu'un dont l'habileté se voit de façon manifeste » (p.185), la démonstration de prouesses. Selon Landino, Andrea del Castagno faisait preuve d'habileté au sein de ses raccourcis.

Scorci – raccourcis

Baxandall nous indique qu'un raccourci est une forme particulière de perspective. Par la suite, au travers des écrits de Landino, l'auteur démontre que le raccourci serait le versant pratique de la théorie de la perspective (p.188).

Prompto – prompt

Le terme caractérise à la fois le mouvement des figures et la main du peintre. L'historien et Landino considèrent qu'il faut un œil exercé, voire un peintre lui même, pour apprécier profondément la promptitude d'une pièce ou d'un artiste, en une forme d'habileté créée tout à la fois par le talent et l'expérience (p.191).


Fra Angelico :


Vezzoso – enjoué

Terme nébuleux, que l'on ne peut pas véritablement traduire de façon pertinente. Cette notion n'est pas nécessairement une vertu, que Landino utilise encore une fois et pour parler des figures et du caractère pictural propre au peintre qu'il décrit (comme la grâce précédemment évoquée). Cette expression peut signifier tout à la fois « suave qu'enjoué ou charmeur » (p.194).

Devoto – dévot

Baxandall insiste sur le fait que ce terme ne renvoie pas précisément à l'acception actuelle que nous en avons. Au contraire celui-ci indiquerait plutôt « un style a la fois contemplatif, mêlant joie et tristesse ; sans complication et intellectuellement sans prétention » (p.195). En effet, Baxandall avait indiqué précédemment l'importance de la peinture religieuse dans l'éducation chrétienne du tout-venant, la majorité des ouailles étant souvent illettrées.



conclusion


La méthode de Baxandall, finalement, réside dans la précision de l'étude, en particulier de toutes les sources primaires (issues de l'époque étudiée, au contraire des sources secondaires, concernant les écrits ultérieurs) que l'on peut trouver concernant une époque, c'est tâcher de rendre vivant ce qui ne l'est plus par l'excavation des habitudes sociales, des codes et des normes sociétales, la lecture des sermons d'époque, l'étude de l'apprentissage des jeunes gens etc...Au sein de cette partie de l'ouvrage, il s'agit pour l'auteur de rendre compte de la nécessite d'une relecture vivante du langage.

Baxandall fait donc entrevoir, en moins de 200 pages, comment recouper les habitudes visuelles d'une ou plusieurs générations, au travers de l'étude de sources primaires plurielles, s'attachant à tous les domaines dans lesquels peuvent baigner les regardeurs potentiels d'une œuvre d'art, ici, de productions picturales (de peintures).



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