par Léa Rochette
Walter Benjamin est un philosophe et essayiste issu d’une famille juive allemande, né en 1892. Il est, entre autres, connu pour son ouvrage L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique qui a été tronqué en 1936, puis retravaillé et corrigé par l’auteur dans une version datant de 1939. C’est finalement en 1955, de façon posthume, que ce texte est publié dans la revue de l’Institut de recherche en sciences sociales de l’école de Francfort.
Dans cet ouvrage, Benjamin explique que dans les siècles précédents le XIXe, l’œuvre d’art ne pouvait être reproduite, si ce n’est au terme d’un travail long et fastidieux. Ainsi, avec l’industrialisation de la société européenne qui marqua un tournant majeur, celui du début de la modernité, l’œuvre d’art devint dès lors reproductible grâce aux nouvelles technologies. Il apparaît donc logique de se questionner sur l’incidence de la réflexion de Benjamin aujourd’hui et pour la comprendre, il faut avant tout aborder les enjeux cruciaux traités dans ce texte pour ensuite examiner la définition de l’œuvre d’art à l’époque actuelle.
Le concept d’aura, c’est quoi ?
La réflexion de Benjamin commence avec l’aura. Ce concept, l’auteur le mentionne une première fois dans Petite histoire de la photographie, publié en 1931, et il l’emprunte, d’ailleurs, à la perception auratique du sociologue suisse Johann Jakob Bachofen (1815-1887). L’aura, Benjamin l’appelle également le hic et nun, c’est-à-dire « l’unicité de l’existence de l’œuvre d’art au lieu où elle se trouve » (p.11) qui confère à un artéfact son authenticité. En effet, une œuvre unique, ne pouvant être reproduite ou alors à quelques exemplaires seulement, est porteuse d’une certaine sacralité que l’auteur qualifie également de valeur cultuelle.
L’apparition de la photographie marque un tournant majeur en annonçant qu’il est désormais possible de reproduire ce qui, jusqu’à présent, était unique. L’œuvre d’art perd donc son aura qui certifiait son authenticité originelle, au profit de sa standardisation. Pour expliquer cela, Benjamin utilise un vocabulaire emprunté au théoricien allemand Karl Marx (1818-1883) et démontre que l’œuvre d’art est devenue un produit de consommation, une marchandise. Au moment-même de sa conception, une œuvre n’est d’ailleurs plus créée dans l’idée d’être unique, mais dans la perspective d’être reproductible en série. C’est ce que Marx, dans le Capital (1867), définit comme le mode de reproduction capitaliste de marchandises.
Cette déperdition de l’aura amène également à la disparition de sa valeur cultuelle, au profit de sa valeur d’exposition, c’est-à-dire que les œuvres sont davantage exposées qu’auparavant lorsqu’elles étaient réservées à un public restreint. Dès lors, le statut de l’œuvre d’art est remis en question, ainsi que son impact sur la société puisqu’en s’émancipant de son caractère sacré, elle se démocratise et devient alors accessible aux masses.
Quel est le statut de l’art dans la société de masse ?
L’œuvre d’art est désormais un produit comme un autre. Dans les essais du recueil Philosophie, Marx explique que le mode capitaliste de production et de consommation d’une chose conditionne le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. L’homme se définit donc par ce qu’il crée et également par ce qu’il possède et consomme. Ainsi, la reproductibilité technique amenant à une standardisation de l’œuvre d’art, il en va de même pour ses consommateurs dont, en conséquence, Benjamin parle comme de société de masse. Les masses, justement, c’est ce dont traite l’essayiste gallois Raymond Williams (1921-1988) dans Culture and Society, publié en 1958. Il les définit comme une standardisation de l’individu, favorisée par l’apparition des nouveaux médias comme la photographie, la radio, le cinéma…
Dans son L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Benjamin propose une critique des avant-gardes en ce début de XXe siècle et explique qu’elles sont insuffisantes pour rendre compte de l’intrusion des nouvelles technologies, ainsi que de la reproductibilité technique, dans la réalité. Il donne comme exemple celui du Dada dont les procédés sont particulièrement appréciés par les spectateurs, une fois intronisés dans le cinéma. Ce serait, selon lui, ce qui forge le succès de ce nouveau média auprès des masses. Il est effectivement plus démocratisé que le théâtre, et contrairement à la scène, la caméra ne crée pas de distance entre l’acteur et le spectateur, donnant l’impression à ce dernier que ce qui est vécu à l’écran lui est également possible. Le divertissement devient dès lors accessible au plus grand nombre et en ayant ainsi accès aux œuvres d’art dépouillées de leur valeur cultuelle, chaque spectateur se transforme en expert ou spécialiste « abstrait » (p.50), n’ayant, en réalité, pas les connaissances nécessaires.
Néanmoins, l’auteur déplore la manière dont le divertissement devient une marchandise dans la société capitaliste puisque ce n’est plus la qualité qui compte mais la quantité engendrée. Ici, Benjamin rattache sa pensée à la notion de « kulturindustrie » développée par les philosophes allemands Theodor Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973). Malgré cette marchandisation, Benjamin met en avant le fait que ces nouvelles technologies permettent aux masses de s’exprimer.
Esthétisation de la politique ou politisation de l’art ?
Cette nouvelle possibilité d’expression doit cependant être replacée dans le contexte dans lequel cet ouvrage a été écrit. Alors que le nazisme gangrène l’Allemagne, le fascisme est ce qui préoccupe le plus Benjamin à l’époque. Ce régime politique permet aux masses de s’exprimer, leur donnant ainsi l’impression de faire valoir leur droit, ce qui n'est en réalité pas le cas étant donné que c’est un système autoritaire.
L’auteur cherche donc à mettre le lecteur en garde contre l’esthétisation de la politique fasciste. Ce n’est pas une instrumentalisation de l’œuvre d’art par la politique, mais bien le changement de la nature-même de cette politique à travers la mise en place d’œuvres servant à la production des valeurs cultuelles. Ainsi, le but présenté aux masses est celui de la guerre, comme l'explique Benjamin s’appuyant sur le Manifeste du futurisme, paru en 1909, dans lequel l’auteur et artiste italien Tommaso Marinetti (1876-1944) défend la guerre comme étant un sujet esthétique tout en justifiant et glorifiant le fascisme.
Benjamin termine son ouvrage par ceci : « Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art » (p.53). Cette politisation de l’art est sous-entendue tout au long de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique, et contrairement à l’esthétisation de la politique, elle ne tend pas à manipuler les masses selon Benjamin. Au contraire, ce serait un moyen de leur ouvrir les yeux sur leur propre condition, ainsi que sur la « kulturindustrie ». Ce serait, selon l’auteur, enfin leur permettre d’avoir le choix.
Un exemple parlant d’art politisé est énoncé plus tôt dans l’ouvrage de Benjamin, lorsqu’il aborde la thématique du cinéma. Il mentionne les progrès de la caméra, qui contrairement à l’œil, permettent une représentation plus juste et plus aiguë de la réalité. Le cinéma dépasse la capacité de la vision humaine grâce à ses progrès technologiques, rendant possibles les arrêts sur images, l’agrandissement, l’accélération ou le ralentissement… Si Benjamin ne parle pas explicitement de cette politisation de l’art dans cet ouvrage précis, il le fait néanmoins dans d’autres, comme Petite histoire de la photographie ou dans son Essai sur Brecht, publié à titre posthume en 2000.
Quelles critiques peuvent être faites à la réflexion de Benjamin ?
Si aujourd’hui L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique est considéré comme un ouvrage majeur dans le domaine de l’histoire de l’art, il ne faut pas oublier la critique que certains en font. En effet, en 1936, Max Horkheimer et Theodor Adorno ont supprimé plusieurs passages, sans en informer préalablement Benjamin. Malgré la colère de l’auteur, qui par ailleurs dira de ces modifications qu’elles déséquilibrent son texte, Horkheimer maintient, dans une correspondance de 1938 à Adorno, que c’était nécessaire. Tous deux considèrent en effet que si le texte initial n’avait pas été tronqué ou que les références flagrantes au marxisme réécrites, cela aurait porté préjudice à la revue de l’Institut. C’est pour cela que ce qui en 1939 devient l’Avant-propos du texte, a été supprimé quelques années plus tôt, et que plusieurs termes ayant une connotation trop politique ont été rectifiés. Entre autres, les phrases soldant le recueil de Benjamin « Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art » sont transformées en « Voilà où est en l’esthétisation de la politique perpétrée par les doctrines totalitaires. Les forces constructives de l’humanité y répondent par la politisation de l’art » (p.92). Tous ces changements ont pour effet de dénaturer les propos de Benjamin et de changer le sens de sa réflexion.
Quant à la réception postérieure de cet ouvrage, l’historien de l’art français Éric Michaud juge la notion d’esthétisation de la politique, telle qu’elle est présentée par Benjamin, insuffisante. Il explique, dans Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme (1996), qu’elle ne rend pas compte de l’essence raciste de cette esthétisation. Lui-même développe sur le rapport de l’histoire de l’art à la politique en expliquant le pouvoir de l’image à investir les dynamiques humaines. Ainsi, le corps humain devient un objet politique, et ce plus particulièrement au XXe siècle puisqu’il est un sujet d’art, et également la cible de la publicité en pleine expansion, ainsi que diverses propagandes comme le nazisme.
Dans « L’aura de Walter Benjamin. Notes sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1983), la sociologue française Nathalie Heinich ne partage pas tout à fait la réflexion du théoricien allemand. Alors que Benjamin considère la photographie comme le début de la fin de l’aura, Heinich explique que c’est certainement son apparition qui renforce l’aura de la peinture, en ravivant le caractère sacré de ce médium traditionnel. Elle reproche également à l’auteur allemand de trop se concentrer sur la notion de perdition de l’aura et de tomber ainsi dans le lieu commun de la nostalgie, « la délectation esthétique n’est plus ce qu’elle était » (p.109). Heinich prend comme exemple le passage dans lequel il compare le cinéma à une formation littéraire ne reposant, non plus sur une formation spécialisée, mais sur sa multiplicité.
Quelle incidence l’ouvrage de Benjamin a-t-il ?
Pourtant, malgré ces critiques, il ne faut pas oublier que L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique a ouvert le champ des questions sur la manipulation des masses par l'art. En 1967, l’écrivain français Guy Debord publie La société du spectacle, une critique de la société de consommation aliénante capitaliste née de la reproduction technique généralisée. Tout comme Benjamin, il dénonce la fétichisation de la marchandise, qui, selon lui, domine la société et substitue le sensible par des images creuses. Telles les masses dupées par le fascisme, l’individu est abusé par la société de consommation qui lui donne l’illusion que posséder lui apportera le bonheur.
Si la réflexion de Debord est, aujourd’hui, particulièrement pertinente, il est également intéressant de voir à quel point le questionnement de Benjamin fait écho à la société contemporaine. Effectivement, la déperdition de l’aura ne peut s’être qu’accélérée avec la démultiplication des nouvelles technologies, ainsi que l’apparition d’Internet, devenus omniprésents. Par conséquent, il ne fait aucun doute que la définition de l’œuvre d’art a évolué. Presque tout un chacun est dans la possibilité, aujourd’hui, de se procurer une reproduction d’œuvre et de participer lui-même à sa diffusion par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Cependant, une forme de sacralité semble avoir émergé à nouveau avec l’inflation économique capitaliste sur le marché de l’art contemporain, sa spéculation s’étant considérablement accrue ces dernières années. De plus en plus de collectionneurs acquièrent des œuvres qu’ils n’exposent pas dans des musées publics, restreignant considérablement leur visibilité.
Ainsi, la démocratisation de l’art auprès des masses, que Benjamin avait constaté avec la reproductibilité technique des œuvres, semble à nouveau mise en péril par l’imprégnation capitaliste du marché de l’art actuel. Néanmoins, certains artistes tentent d’y remédier, par exemple, en détruisant leurs œuvres tel que Banksy avec Girl with Balloon en 2018. Il ne reste donc plus qu’à savoir si l’autodestruction peut présager le sort des œuvres d’art dans un avenir proche.
Bibliographie
BENJAMIN, Walter, Petite histoire de la photographie, Petite Collection, 2012. (BENJAMIN, Walter, « Kleine Geschichte der Photographie », Die literarische Welt, 1931.)
BENJAMIN, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (version de 1939), Gallimard, 2008. (BENJAMIN, Walter, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité mécanisée », Revue de recherche sociale de l’Institut de Francfort, 1955.)
HEINICH, Nathalie, « L’aura de Walter Benjamin. Notes sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1983, n°49, p.107-109.
MICHAUD, Éric, Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme, Hazan, 2005.
WILLIAMS, Raymond, Culture and Society, Vintage Digital, 2015. (WILLIAMS, Raymond, Culture and Society, Chatto & Windus, 1958.)
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