par Axelle Perrault de Jotemps
Robert Rosenblum (1927-2006) est un historien de l’art américain. Il est connu pour ses écrits sur l’art européen du XVIIIe au XXe siècle. Il a notamment enseigné à l’Université de Princeton, l’Université d’Oxford et à l’Institute of Fine Arts de New York. Il a également été conservateur du XXe siècle du Musée Solomon R. Guggenheim de 1996 à sa mort. C’était, de son vivant, l’une des figures américaines marquantes de l’histoire.
Dans Transformations in Late Eighteenth Century Art, Rosenblum passe en revue l’art du milieu du XVIIIe siècle jusqu’au début du XIXe siècle, pour expliquer la rupture qui a eu lieu lors de la seconde moitié du XVIIIe siècle et mettre en évidence la complexité et les multiples lectures de l’art néoclassique. Accompagné d’une abondante illustration, cet ouvrage, divisé en quatre grandes parties, ouvre à une nouvelle perception et de nouveaux questionnements sur l’art dit «néo-classique» passant de la peinture à l’architecture et observant les mutations qui s’y développent par une comparaison des œuvres françaises, anglaises, allemandes et italiennes. Par sa méthodologie de recherche, il s'adresse aux étudiants et chercheurs en histoire de l’art.
Dans l’historiographie traditionnelle l’art du XVIIIe siècle a été négligé dans sa complexité. Robert Rosenblum s’y intéresse sans préjugés et redonne un intérêt à cette période mal délimitée, non seulement en envisageant l’art français mais aussi européen. En effet, les précédents écrits sur cette période étaient principalement monographiques ou étudiaient la théorie de l’art en négligeant les œuvres d’art. Rosenblum donne une nouvelle perspective et étudie en profondeur les mutations et développements de cet art en s’appuyant sur des sources autant textuelles que visuelles tout en gardant une grande cohérence et en faisant un immense travail de recherche.
Rosenblum a rédigé sa thèse à l’Institute of Fine Arts de New York en 1956, sous la direction de Walter Friedländer, lui-même élève de Heinrich Wölfflin. Rosenblum a donc été imprégné par le formalisme wölfflinien. Il reste ancré dans une interprétation des périodes comme émanations de principes agissant sur l’histoire de l’art par la confrontation entre deux courants opposés par exemple, la rupture entre le Rococo et Néoclassicisme. Cependant, il s’appuie sur la multiplicité et la diversité des œuvres de cette époque pour complexifier la segmentation de cette pensée. C’est pourquoi, Rosenblum propose d’avoir une lecture multiple de ce mouvement artistique. Il n’y a pas un néoclassicisme mais plusieurs néoclassicismes que Rosenblum nomme et arrange en subdivisions. Pour appuyer ses arguments Rosenblum utilise alors l’approche formaliste de Wölfflin pour analyser des œuvres et les rendre cohérentes dans son discours. C’est également pourquoi il accorde une grande importance à la linéarité présente dans les œuvres et donc leur composition selon les principes fondamentaux de Wölfflin (1915, traduction française 1952).
L’organisation de Transformations in Late Eighteenth Century Art
Dans le premier chapitre « Néoclassicisme : Quelques problèmes de définition », Rosenblum commence par définir les termes liés à l’art de la seconde moitié du XVIIIe siècle et écarte le terme de « néoclassicisme » qu’il trouve simpliste. Son approche moderne permet justement de s’éloigner d’un enfermement dans des catégories trop restreintes. En effet, au XVIIIe siècle, lors de la construction de l’histoire de l’art, les courants artistiques étaient classés selon des critères spécifiques. Il explique que ce terme « néoclassicisme » fait évidemment référence à Winckelmann (qui a fondé les bases de l’Histoire de l’art et qui est le premier à écrire sur ce mouvement artistique) mais que cette production artistique n’a fait qu’évoluer et ne peut pas être restreinte à cette idée de Beau Idéal et de retour à l’Antique. Il va alors créer de nouvelles subdivisons pour démontrer l’évolution de ce mouvement artistique en constante évolution, tout en demandant à ce que l’on cherche un nouveau titre sous lequel le catégoriser. C’est dans cette partie que Rosenblum crée alors une nouvelle subdivision Néoclassicisme : le “néoclassicisme horrifique”. En effet, l’auteur met en évidence que cette production artistique est dirigée par des tournants et bouillonnements émotionnels divers. A l’approche de la Révolution Française, on arrive alors à un art plus torturé et noir, lequel se rapproche des idéaux romantiques qui commencent à affleurer au début du XIXe siècle. Il démontre ainsi que ce mouvement est plus qu’un retour à une mimésis et un goût de l’Antiquité, mais une véritable évolution émotionnelle en constante mutation qui se diffuse à différentes vitesses dans toute l’Europe.
Robert John Dunkarton d’après John Hamilton Mortimer, Sextus, le fils de Pompée, consulte la sorcière Érichto sur le sort de la Bataille de Pharsale, 1778, manière noire, 599 x 479 mm, Rijksmuseum, Amsterdam. Image: © Commons Wikimédia, Licence CC0 1.0.
L’art de la fin du XVIIIe siècle est caractérisé par cette inspiration de l’émotion. Chaque tendance et subdivision de cet art reflète une émotion prédominante de la décennie. Il parle de “néoclassicisme érotique” pour cet intérêt de représenter l’amour sous toutes ces formes, souvent reflété par Joseph Marie Vien. Puis il qualifie de “néoclassicisme archéologique” l’emballement développé par les découvertes archéologiques et scientifiques, ainsi que toutes les recherches qui donnent lieu à l’Encyclopédie. Enfin, il parle de “néoclassicisme stoïque”, la vision du néoclassicisme la plus connue du grand public, celle qui peint des héros vertueux, moraux et qui se sacrifient pour leur patrie, comme le montre les tableaux de David, par exemple.
David, Le Serment des Horaces, 1784, Salon de 1785, huile sur toile, 326 x 425 cm, Paris, Louvre. Image : © Commons Wikimédia, Licence CC BY 3.0.
Le deuxième chapitre « L’Exemplum virtutis », explique l’idée du néoclassicisme stoïque développée dans le chapitre précédent et explicite l’idée de la vertu et du héros patriotique dans cette période de changement politique. Le plus souvent cet art est formé d’une composition classique avec un traitement stylistique sombre et épuré. Rosenblum fait aussi le lien avec le besoin d’un exemple moral dans une Europe troublée par les crises révolutionnaires françaises.
Le troisième chapitre « Aspects de l’architecture néoclassique » se concentre sur l’architecture inspirée par une pureté utopiste, une nostalgie romantique et une connaissance encyclopédique grandissante. Rosenblum explique que les architectes de cette époque cherchent alors à construire une architecture la plus épurée possible. L’architecture est alors inspirée par des théories scientifiques, comme celles de Newton, et montre un intérêt renouvelé pour la géométrie.
Claude-Nicolas Ledoux (architecte), JLGB. Palaiseau (graveur), Barrière de Courcelles (détruite), Paris, 1819, eau-forte. Image : © BnF, Licence CC BY-SA 4.0.
Le quatrième et dernier chapitre intitulé « Vers la Tabula Rasa » explore le besoin d’atteindre une pureté émotionnelle et artistique. Dans ce chapitre Rosenblum développe la tendance de l’art de toujours vouloir se tourner vers le passé et donc de chercher une inspiration dans l’art Antique. Dans ce dernier chapitre, Rosenblum lie la période de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle avec son propre XXe siècle, ce qui à ce point peut être un rapprochement étonnant et quelque peu troublant puisqu’il compare la théorie cubiste à la production artistique de la fin du XVIIIe siècle.
Comment les Transformations in Late Eighteenth Century Art est-il est perçu à sa réception ?
La plupart des comptes-rendus concordent : à sa publication, ce livre devient un ouvrage pionnier pour comprendre la rupture dans l’art de la seconde moitié du XVIIIe siècle et pour réhabiliter ce qu’on appelle alors (et toujours) l’ « art néoclassique ». C’est aussi un ouvrage pionnier pour les Américains puisque ce n’est que dans les années 1960 qu’ils commencent à étudier sérieusement l’art européen et donc français. Ce qui en fait un ouvrage exceptionnel, c’est qu’il inscrit une nouvelle façon d’aborder l’art qui aujourd’hui nous semble tout à fait logique, mais qui était totalement innovante à l’époque. En effet, Rosenblum dans cet ouvrage, en plus de balayer une large période chronologique, étend son rayon de recherches à une large circonférence géographique (France, Italie, Angleterre, Allemagne, Suède, Pays-Bas, etc.).
Cela explique que l’auteur fasse des omissions interpellantes, comme lorsqu’il omet Soufflot, alors même qu'il est l’architecte le plus renommé de l’époque. Ces lacunes peuvent être dues à ce large balayage de la période et à cette multiplicité des médiums artistiques étudiés (peintures, gravures, dessins, architectures). Une autre raison pour expliquer les artistes ou œuvres ignorés, pourrait résulter d’un simple choix esthétique de la part de l’auteur, comme expliqué dans sa préface : ses recherches et opinions sont directement issues de ses propres goûts visuels. D’ailleurs, cet ouvrage a aussi la particularité d’étudier en profondeur les œuvres de David, Flaxman et Ingres, trois artistes qui feront l’objet d’autres ouvrages et expositions de Rosenblum.
Le compte-rendu du Journal of European Studies, est l’exception : c’est le seul à présenter des arguments négatifs. Il reproche à Rosenblum de s’appuyer sur des sujets exclusivement humains en obérant la complémentarité de l’humanité et de la nature et donc de parler du Sublime et du Beau Idéal sans parler de la Nature. Ainsi, Rosenblum néglige une grande partie de l’art de cette époque et le compte-rendu l’accuse de porter des œillères car s’il ne veut pas utiliser le terme de néoclassicisme, il ne parle pas du tout du reste de la production artistique de la fin du XVIIIe siècle qui existe en dehors de cette période artistique.
Pour ce qui en est des traductions et rééditions, cet ouvrage a été réédité de nombreuses fois en anglais (1969, 1971, 1974, 1989), il a également été traduit en italien et espagnol en 1986 et réédité en italien à plusieurs reprises (1991, 1994, 2002). Toutefois, la traduction française est tardive et publiée l’année du bicentenaire de la Révolution française. Elle paraît alors avec une décennie de retard par rapport au regain d’intérêt pour l’art néoclassique en Europe des années 1970. Cette réémergence est notamment due à l’exposition « The Age of Neo-Classicism » en 1972, organisée par The Art Council of Great Britain dans le Victoria and Albert Museum, qui est suivi deux ans plus tard par une exposition à Paris au Grand Palais : « De David à Delacroix - La peinture française de 1774 à 1830 ».
En quoi aujourd’hui Rosenblum est utile ?
Rosenblum reste la source incontournable des recherches sur l’art de la fin du XVIIIe siècle. Le problème étant de nommer ce mouvement artistique « de la fin du XVIIIe siècle » en choisissant un terme différent de « néoclassicisme » estimé trop vague pour pouvoir correctement différencier les productions artistiques et leurs mutations. Ce qu’il serait souhaitable c’est de garder le terme Néoclassicisme, que tout le monde connait, et d’y ajouter une élocution ou un adjectif qui indique la multiplicité des interprétations immanentes de cette production artistique que personne ne remet en cause et identifiés dans cet ouvrage. Je propose donc de le renommer Néoclassicisme multiforme ou Néoclassicisme disparate.
Cet ouvrage est une réelle invitation à la connaissance et une recherche de la caractérisation. Rosenblum nous ouvre les yeux sur une pluralité de lecture et nous pousse donc à une interprétation lucide et élaborée de l’art de cette période. Chaque mutation et évolution reflète une valeur, un idéal, une émotion accessible à tous. En conclusion, Rosenblum nous offre une téléologie de l’art de la fin du XVIIIe siècle, une explication des mutations des néoclassicismes par les changements d’intérêts humains de cette période.
Bibliographie:
Frederick Cummings, Journal of the Society of Architectural Historians, Mai 1969, Vol. 28, N°2, p.137-140.
Walter J. Hipple, The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Summer 1968, vol. 26, N°4, p.560-561.
George Levitine, The Art Bulletin, vol. 53, no. 4, 1971, pp. 539–541.
Alfred Neumeyer, Art Journal, Autumn 1967, Vol. 27, N°1, p.108-110.
Robert Rosenblum, Transformations in Late Eighteenth Century Art, New Jersey, Princeton University Press, [1969], 1974.
C. T., Journal of European Studies, Mars 1971, Vol. 1, issue 1, p. 187 – 188.
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