Autour d'On n’y voit rien. Descriptions de Daniel Arasse: présentation et nouvelles pistes
par Estelle Dulac
On n’y voit rien. Description de Daniel Arasse (1944-2003) est publié pour la première fois en 2000 aux éditions Denoël sous la forme de six fictions narratives distinctes à propos des tableaux suivants : Mars et Vénus surpris par Vulcain (v. 1550) du Tintoret, L’Annonciation (1470-1472) de Francesco del Cossa, L’Adoration des mages (1564) de Pieter Bruegel, La Vénus d’Urbin (1538) de Titien et Les Ménines (1656) de Diego Velázquez. La sixième narration porte sur l’analyse des représentations de la chevelure de Madeleine en peinture.
Dans On n’y voit rien, Daniel Arasse souhaite décrire, dans un style qui rompt avec la rigueur académique, le cheminement intellectuel de l’analyse d’une œuvre. À partir d’un élément mystérieux, qu’il appelle une « anomalie », dans les tableaux présentés ci-dessus, il propose une interprétation de l’œuvre dans son ensemble. L’anomalie devient une clé de compréhension de ce que l’artiste donne à voir. Cependant, bien qu’il se base sur ce qu’il voit sur les tableaux, Daniel Arasse se réfère à des théories qu’il remet en question. En effet, cet ouvrage fait état d’un « désaccord inconciliable entre les historiens et les théoriciens, philosophes ou autres sémiologues » (p. 179, 2020) où chacun a sa propre interprétation d’une œuvre selon sa discipline. Pour Daniel Arasse, il faut avant tout regarder l’œuvre pour en déduire une interprétation vraisemblable. L’ouvrage s’adresse donc plutôt à un public initié aux théories de l’art, car il requiert un minimum de connaissances théoriques pour être compris.
Ainsi le livre de Daniel Arasse n’est pas uniquement un modèle de vulgarisation de l’histoire de l’art, mais il expose une méthode d’analyse présentée dans un style informel. Les narrations « La femme dans le coffre » et « L’œil du maître », exemples que nous allons développer, remettent en question des références théoriques et critiquent les interprétations d’historiens de l’art. L’ouvrage démontre que l’image est toujours ouverte aux interprétations, et qu’aucune ne peut définitivement en fermer le sens. Ainsi nous verrons comment les analyses mêmes proposées par l’auteur sont susceptibles d’être reprises et enrichies, notamment dans « L’œil noir » à propos de l’identification du Mage noir chez Brueghel.
« La femme dans le coffre » et « L’œil du maître » : la remise en cause d’interprétations réductrices
« La femme dans le coffre » se présente comme un dialogue entre deux personnages à propos de La Vénus d’Urbin de Titien (1538). L'un, historien iconographe, pense qu’il s’agit d’une simple pin-up et l’autre, sous-entendu Daniel Arasse lui-même, tente de le convaincre qu’il s’agit de bien plus que cela.
Titien, La Vénus d’Urbin, 1538, huile sur toile, 119 x 165 cm., Galerie des Offices, Florence. Photo © The Yorck Project, Direct media (2002).
Ce dernier relève quelques incohérences dans la construction du tableau. Il y a une absence de lien entre le premier et le second plan qui établit deux espaces bien différenciés. En outre, le lit sur lequel est allongée Vénus se situe entre l’arrière-plan des servantes et l’espace réel en avant du tableau. Pour justifier sa thèse, Daniel Arasse s’appuie sur une théorie d’André Chastel selon laquelle l’arrière-plan est un « tableau dans le tableau » qui figure « le scénario de la production » de l’œuvre (p. 152, 2020), c’est-à-dire que les spectateur.rice.s se trouvent « fictivement » dans la même position que la servante à genou devant le coffre ouvert, d’où proviendrait la représentation de Vénus. En effet, à la Renaissance, les premiers nus féminins étaient peints à l’intérieur des couvercles des coffres de mariage. Vénus serait comme 'sortie' de la décoration de l’un de ces coffres. De la sorte, l’unité du tableau ne serait pas spatiale, mais mentale.
Il ne s’agit donc pas d’une simple image érotique, mais d’une construction complexe qui reflète les changements de représentations des corps des femmes. La Vénus d’Urbin invente une nouvelle forme du nu féminin, car le caractère érotique de la construction établit une relation entre le regard du spectateur masculin, qui est lui-même regardé par Vénus, et celle-ci qui se laisse contempler. En peinture, l’érotisme se construit par le regard, le désir est donc mis en scène par la construction en espaces différenciés et par la gestuelle des personnages : « c’est exactement ce déplacement, ce retrait du toucher pour le voir que la Vénus d’Urbin nous impose par sa mise en scène. La servante agenouillée touche mais n’y voit rien, nous voyons mais nous ne pouvons pas toucher et, pourtant, la figure nous voit et se touche » (p. 173, 2020).
Par ailleurs, Daniel Arasse, dans « L’œil du maître », continue la critique des historiens qui ont horreur de l’anachronisme, alors qu’il est inévitable. Selon lui, on ne peut pas regarder une œuvre du passé sans notre conscience du présent. Il faut donc se servir consciemment de l’anachronisme pour analyser l’œuvre. Par exemple, Les Ménines (1656) de Velázquez représente la famille royale du roi Philippe IV d’Espagne. Au centre de la composition, est figurée l’infante Marguerite avec ses suivantes et à gauche, on peut voir l’autoportrait du peintre. Au-dessus de l’infante, on aperçoit le reflet du couple royal dans un miroir.
Diego Velázquez, Les Ménines, 1656, huile sur toile, 318 x 276 cm., Musée du Prado, Madrid. Photo © Museo Nacional del Prado.
Michel Foucault dans Les Mots et les choses (1966) a fait une interprétation qui sous-entend que le public se tient au même endroit que le roi et la reine lorsqu’ils ont posé pour un double portrait royal. Daniel Arasse démontre que l’analyse de Michel Foucault est anachronique mais innovante, notamment pour le concept d’« élision » de l’objet, c’est-à-dire l’impossibilité de prouver objectivement la présence du couple royal. En effet, seul le reflet dans le miroir suggère leur présence dans la fiction de la peinture. Par ailleurs, l’anachronisme de Michel Foucault nous permet de comprendre la réception contemporaine du tableau. Cependant, premièrement il n’existe pas de tels portraits en histoire de l’art : les doubles portraits se font sur deux toiles distinctes en pendant ; et deuxièmement, le tableau n’avait pas pour but d’être exposé dans un musée lors de sa création, mais dans le bureau d’été du roi.
Dans les analyses de Daniel Arasse, on note un contraste entre la forme d’une conversation informelle, et le contenu théorique avec les références, entre autres, à André Chastel et Michel Foucault. On pourrait croire que l’auteur tente une vulgarisation de l’histoire de l’art par la forme narrative, mais ce n’est pourtant pas totalement le cas, car le contenu est réservé aux connaisseur.e.s, qui possèdent déjà un certain bagage théorique, même si plusieurs niveaux de lecture peuvent co-exister.
On n’y voit rien apporte ainsi des éclaircissements sur des tableaux très célèbres tels que Les Ménines et La Vénus d’Urbin, cependant, l’une de ces analyses peut sembler obscure et nécessite quelques explications supplémentaires.
« Un œil noir » : l’identification du Mage noir
Dans « Un œil noir » qui porte sur l’Adoration des mages (1564) de Brueghel, Daniel Arasse identifie le Mage noir comme étant Gaspard l’Africain, le plus jeune des trois rois. Il écrit que : « les trois Mages représentent les descendants des trois fils de Noé qui ont peuplé toute la terre et, très logiquement, le roi noir est le descendant de Cham […] » (p. 88, 2020). Cependant, c’est Balthazar qui est le descendant de Cham et roi d’Afrique, et il est figuré en homme noir à partir du XVe siècle. Pourquoi observe-t-on une telle confusion entre les deux figures ?
Pieter Brueghel l’Ancien, L’Adoration des mages, 1564, huile sur panneau, 111,1 x 83,2 cm., National Gallery, Londres. Photo National Gallery via Wikimedia Commons CC – 0.
La tradition textuelle concernant ces trois figures s’est sédimentée au fil du temps. L’Adoration des rois mages est rapportée par Matthieu dans son Évangile, mais l’apôtre ne fixe ni leurs noms, ni leurs nombres et les présente comme de simples mages, et non des rois. Leur nombre est fixé à trois dans l’Excerpta Latina Barbari, un manuscrit latin du VIIIe siècle qui est la traduction d’un texte grec du VIe, dans lequel on leur avait attribué pour la première fois des noms. Puis, Bède le Vénérable (v. 672-735) écrit dans un traité, les Excerptiones Patrum, la description suivante :
« Le premier des Mages s’appelait Melchior ; c'était un vieillard à cheveux blancs et à la barbe longue ; il offrit de l'or au Seigneur pour reconnaître sa royauté.
Le second, Gaspard, jeune encore, imberbe et rouge de peau, lui offrit de l’encens pour reconnaître sa divinité.
Quant au troisième, au visage noir et portant également toute sa barbe, il avait nom Balthazar ; il présente de la myrrhe [...]. »
Louis Réau précise dans L’iconographie de l’art chrétien (1957) que c’est à partir du XIIe siècle, que l’on dissocie les mages par leur âge : « Gaspard est figuré sous les traits d’un jeune homme imberbe, Balthasar est un homme mûr et Melchior un vieillard chauve à longue barbe blanche » (p. 240). Cependant, dès la fin du XIVe siècle, ils sont souvent figurés selon leur ethnie en se calquant sur les fils de Noé, Sem, Japhet et Cham: Melchior en Européen, Gaspard en Asiatique et Balthazar en Africain.
L’héraldique de Balthazar fait écho à cette division : « d’or à un homme de sable vêtu de gueule », c’est-à-dire un homme noir habillé de rouge sur un fond jaune. Comme l’explique Michel Pastoureau, dans L’Art héraldique au Moyen Age (2009) :
« Ce faisant, l’héraldique est en avance d’une trentaine d’années sur tous les autres documents écrits ou figurés. Elle est en effet la première à faire comprendre que dans la triade des rois mages prend place un homme noir : Balthazar » (p. 210).
Par ailleurs, au XVe siècle, avec la découverte de l’Amérique, l’esclavage des populations sub-sahariennes se développe et la représentation du Mage noir prend un nouveau sens symbolique. D’après la Genèse, Noé s’est enivré un soir puis s’est endormi nu. Cham l’aperçoit et prévient ses deux frères qui couvrent leur père. Celui-ci à son réveil maudit Cham et ses descendants, par conséquent Balthazar, qui représente l’Afrique. La punition de Cham devient une justification de l’esclavage.
Louis Réau précise que « [c]es noms sont restés dans la légende populaire, bien que l’on observe de fréquents flottements dans leur ordre et leur répartition. Le roi [noir], représentant de l’Afrique, est généralement dénommé Balthasar » (p. 238). L’identification n’est pas fixe : elle varie selon les auteurs.
D’autre part, dans le tableau de Brueghel, le Mage noir apporte de l’or en offrande pour l’enfant Jésus, ce qui ne correspond pas aux textes où Melchior offre l’or, Gaspard l’encens et Balthazar la myrrhe (ou vice-versa). De ce fait, malgré la confusion des noms, l’intérêt de la peinture de Brueghel est d’avoir mis en valeur le personnage noir en lui attribuant le présent en or et pierres précieuses comme le dit Daniel Arasse : « [l]e cadeau qu’il porte est aussi le plus recherché, le plus beau, le plus rare » (p. 64, 2020).
Daniel Arasse semble avoir basé son interprétation sur Bède le Vénérable et les représentations du XIIe siècle lorsqu’on distinguait les mages selon leurs âges, Gaspard étant le plus jeune. Effectivement sur le tableau de Brueghel, le Mage noir paraît plus jeune que les autres. Toutefois, si l’on considère les représentations modernes et la date du tableau (1564) le Mage noir symbolise l’Afrique et correspondrait plutôt à Balthazar, comme l’identifie la National Gallery de Londres.
Ainsi, il peut y avoir une confusion si l’on se réfère à des sources très anciennes, car les représentations des rois mages se sont établies au cours des siècles selon le sens symbolique que l’on voulait attribuer à ce passage de la Bible.
On n’y voit rien nous éclaire-t-il sur les anomalies mystérieuses des œuvres d’art ?
Pour conclure, l’ouvrage, agréable à lire, propose une méthode d’analyse dans un style informel avec de nombreux éléments d’interprétation et de références théoriques. Daniel Arasse suit le cheminement de sa pensée, de l’observation d’une anomalie dans l’œuvre jusqu’à une interprétation la plus cohérente possible. Il s’agit d’entrainer le regard à l’analyse des œuvres, d’apprendre à repérer les indices permettant la compréhension d’un tableau. La réflexion passe par plusieurs étapes et diverses hypothèses fondées par les historiens de l’art avant d’aboutir à un nouvel éclairage sur l’œuvre.
Dans ce compte-rendu, il était question de seulement trois des six narrations, néanmoins, les trois autres suivent le même procédé non-académique de remise en cause de théories et font état des divergences disciplinaires. En conclusion, les œuvres restent souvent mystérieuses, et c’est ce qui fait tout leur intérêt.
Pour y voir plus clair :
ARASSE, Daniel, On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000.
ARASSE, Daniel, On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Folio, Collection Essais, 2020.
BAT, Jean-Pierre, « Balthazar … et les autres le mage africain de l’Adoration », Libération. Africa4 Regards croisés sur l’Afrique, 4 janvier 2020, consulté le 18/11/2020 : http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/2020/01/04/balthazar-et-les-autres-le-mage-africain-de-lepiphanie/
Chroniques radiophoniques de Daniel Arasse sur France Culture en 2003 à écouter en replay, consulté le 6/11/2020 : https://www.franceculture.fr/dossiers/histoires-de-peintures-de-daniel-arasse
DOMINO, Christophe « Arasse Daniel - (1944-2003) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 6/11/2020 : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/daniel-arasse/
Fiche descriptive de l’Adoration des mages de Brueghel sur le site de la National Gallery, consulté le 14/11/2020 : https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/pieter-bruegel-the-elder-the-adoration-of-the-kings
FOUCAULT, Michel, « Les suivantes » in Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 19-31.
PASTOUREAU, Michel, L’Art héraldique au Moyen Age, Paris, Seuil, 2009.
PELLETIER, Philippe, L’Extrême-Orient. L’intervention d’une histoire et d’une géographie, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2011, p. 154-158.
REAU, Louis, L'iconographie de l'art chrétien, Tome second, Iconographie de la Bible II Nouveau Testament, Paris, Presses universitaires de France, 1957.
SAVON, Hervé, « Bède le Vénérable (672 env.-735) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 18/11/2020 : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/bede-le-venerable/
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