Alexandra S.
Christine Spengler, fille de l’artiste surréaliste Huguette Spengler, naît en 1945 en Alsace. Elle passe une grande partie de sa jeunesse en Espagne avec son frère Éric. À la suite du décès de leur père et pour faire leur deuil, ils décident de voyager. Ils entreprennent un grand voyage au bout du monde pour aller rendre visite à un être extraordinaire, le Sultan Séguidim, dans une ville de sel abandonnée au Niger. Ils traversent également le désert de Ténéré pour aller à la rencontre des Toubous combattant main dans la main, luttant armés d’une kalachnikov contre les hélicoptères français. Munie d’un appareil Nikon, Christine Spengler immortalisera ce moment (fig.1). Naît alors sa vocation : devenir correspondante de guerre, ce qui lancera sa carrière professionnelle. Elle continuera seule ses voyages, se rendant sur le terrain aux côtés des opprimés, dévoilant les atrocités de la guerre. Malheureusement, elle apprendra le décès de son frère qui la plongera dans une période de deuil difficile. Sa tristesse sera visible et transparaîtra souvent dans ses photographies de guerre.
L’art aide-t-il à dépasser le deuil et la douleur ?
Deuil du monde en noir et blanc
La Maison Européenne de la Photographie lui consacre une exposition rétrospective “ l’Opéra du Monde” en 2016. On y retrouve une présélection de ses photographies en noir et blanc mettant en évidence son deuil personnel, qu’elle associe au deuil du monde :
« Mon deuil personnel est devenu un deuil universel qui rentre en osmose avec celui de ces femmes palestiniennes pleurant leurs martyrs à Beyrouth-Ouest en 1982 »[1] (fig.2). Loin de représenter des scènes de guerres sanglantes, ses photos illustrent la pudeur de la douleur humaine.
Ses œuvres empathiques se confondent avec la noirceur des peintures de Goya, son seul véritable maître. Elle indique :
« Dans Los Tres de Mayo, Goya laisse respirer les tableaux sans jamais marquer les images, j’ai essayé de faire comme lui »[2]. Elle met cette peinture en lien avec l’une de ses photographies : celle d’une jeune femme palestinienne défendant sa maison. On peut y dégager deux notions, « État » et « pouvoir », déjà présentes dans
« Los Tres de Mayo » de Goya peint en 1814, qui montre la nation espagnole menacée par les Français. Elle veillera pour cette photo à conserver l’idée de cadrage du sujet comme le faisait son modèle. (fig.3)
Sa carrière de photographe de guerre la confronte de plus en plus à des scènes violentes qui la traumatiseront, la poussant à mettre fin à sa carrière de photoreporter.
[1] Conférence, Rencontre avec Christine Spengler, Maison Européenne de la Photographie, mise en ligne le 31 mai 2016, consultée le 06 décembre 2018. URL : https://www.mep-fr.org/2016/05/31/re-2/
[2] Conférence, Rencontre avec Christine Spengler, Maison Européenne de la Photographie, mise en ligne le 31 mai 2016, consultée le 06 décembre 2018. URL : https://www.mep-fr.org/2016/05/31/re-2/
Traumatisme d’une correspondante de guerre
Ci-dessous une première photo emblématique, reprise dans les médias du monde entier, montrant une scène apocalyptique au Cambodge annonçant la fin du monde, image qui la hante encore : « Je voudrais que les photos puissent crier et dégager des odeurs. Des odeurs de morts qui glissent dans la ville. Je refusais de voir la mort et le sang d’où la photo en noir et blanc. »[1](fig.4)
[1] Conférence, Rencontre avec Christine Spengler, Maison Européenne de la Photographie, mise en ligne le 31 mai 2016, consultée le 06 décembre 2018. URL : https://www.mep-fr.org/2016/05/31/re-2/
Deuxième photo déchirante et bouleversante : celle des religieuses violées, assassinées, découpées à la machette et décimées dans des lieux stratégiques de la ville. Selon Christine Spengler : « Quand je suis partie du Salvador, j’ai tout vu en rouge pendant des mois » [1] (fig.5). À son retour du Salvador en France en 1983, elle cherchera, comme beaucoup d’artistes avant elle, à dépasser son trauma. Le trauma en psychanalyse se caractérise par un afflux d’excitation excessive où l’individu est très vite envahi par ses émotions.
[1] Conférence, Rencontre avec Christine Spengler, Maison Européenne de la Photographie, mise en ligne le 31 mai 2016, consultée le 06 décembre 2018. URL : https://www.mep-fr.org/2016/05/31/re-2/
Christine Spengler extériorisera son traumatisme à travers l’art. Ses photographies imposeront un nouveau visuel composé de photomontage ainsi que des photographies oniriques. Sa douleur s’estompera peu à peu pour laisser place à la couleur et à la vie.
Retour à la vie : La photographie onirique
C’est lorsque sa journée de travail se termine que les souvenirs remontent à la surface. Christine Spengler repense aux êtres aimés et, pour se libérer l’esprit, elle s’invente un monde d’images qui seront des œuvres d’arts sous forme de tableaux riches en couleurs faisant apparaître des ornements tels que des bijoux, des fleurs, des bougies, s’inspirant également des compositions funéraires vues lors de ses voyages. La photographie onirique et les photomontages qu’elle réalise lui redonnent goût à la vie et lui permettent de surmonter son deuil.
Hommage à l’Espagne et aux disparus
Dès l’âge de 7 ans, Christine Spengler devient une habituée des spectacles de corridas. Rapidement, elle voue une grande admiration au courage des toreros qui risquent leur vie dans l’arène. Elle opère par la suite un rapprochement entre ces scènes de corridas et son métier de photoreporter en raison des nombreuses scènes de violence et de mort auxquelles elle a assisté durant ses prises et qui renvoient aux scènes de mise à mort des taureaux : « J’ignorais que les arènes de Madrid conduiraient un jour aux arènes sanglantes de la guerre. Comme à ces Vierges en larmes de perles, couvertes de brocarts et de bijoux qui resurgissent : elles pleurent avec moi les deuils du monde »[1] (fig.6). Très marquée par ces épisodes de sa vie, nous pouvons supposer que le rouge présent dans ses compositions est une évocation au sang qu’elle a vu couler au cours de ses photoreportages : « Le rouge dans mes images, renvoyait à tout ce sang que j’avais vu et que je ne pouvais exorciser »[2]. Un autre point important pour la photoreporter est la religion. Elle est fervente catholique et amie de Christian Lacroix reconnu par le symbole de la croix. Elle utilisera cet emblème à titre religieux pour illustrer ses photographies oniriques (fig.7).
Aujourd’hui, Christine Spengler est une artiste plasticienne haute en couleur, influencée par le baroque et donnant à ses images une dimension mystique. Grâce à son travail de recherche et d’expression dans ses images oniriques, Christine Spengler a trouvé le moyen d’abolir la barrière entre les vivants et les morts, entre l’ombre et la lumière.
[1] Conférence, Rencontre avec Christine Spengler, Maison Européenne de la Photographie, mise en ligne le 31 mai 2016, consultée le 06 décembre 2018. URL : https://www.mep-fr.org/2016/05/31/re-2/
[2] Conférence, Rencontre avec Christine Spengler, Maison Européenne de la Photographie, mise en ligne le 31 mai 2016, consultée le 06 décembre 2018. URL : https://www.mep-fr.org/2016/05/31/re-2/
Tags: Christine Spengler, Photographie, Photographie de guerre, Opéra du monde, Deuil du monde, Photographie Onirique, Photomontage, Autel mystique, Vierge, Toreros.
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