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L'élaboration d'une peinture moderne pour une Éthiopie nouvelle (1957-1974).

Lola M.


La peinture moderne éthiopienne suppose une circulation et une appropriation d’éléments artistiques en contexte mondialisé. En Éthiopie, elle pose la question de la modernité au moment où l’empereur Haïlé Sélassié Ier (1930-1974) mène un programme politique et volontariste de modernisation du pays. Entre progrès politique et marginalité artistique, quelles sont les perspectives qu'offre la peinture moderne éthiopienne à la veille de la révolution communiste ?



La construction d’une Éthiopie moderne.


Depuis le retrait des troupes coloniales italiennes (1935-1941), Haïlé Sélassié Ier mène un programme de modernisation et d’ouverture du pays à l’international, en parallèle de réformes économiques, sociales et administratives. En plus de faire de l'éducation une priorité, il saisit par ailleurs l’enjeu politique que peuvent représenter les arts et la culture : à partir des années 1950, il inaugure plusieurs établissements artistiques au sein de la capitale, Addis-Abeba, comme en 1954 la School of Music ou encore la School of Fine Arts and Design en 1957. Bien que ces écoles permettent de former et de professionnaliser des étudiants, elles instituent en parallèle une vie culturelle et édifient une vitrine moderne du pays.

Dans une toute autre perspective, elles participent à l’ouverture du pays en proposant des bourses d’études à l’étranger, précisément aux États-Unis et en Europe. Ce dispositif, généralisé et étendu à toutes les disciplines par Haïlé Sélassié, participe au renouvellement de nombreuses pratiques artistiques. Que ce soit au Conservatoire, à l’École des Beaux-arts ou à la faculté de Lettres d’Addis-Abeba, la mise en place de bourses d'études à l'étranger a pour conséquence, lors du retour des bénéficiaires à Addis-Abeba, l’intégration de courants extérieurs, comme le jazz en musique, l’abstraction en peinture ou encore le théâtre shakespearien en littérature.



Les avant-gardes des années 1960.


À leur retour d’Europe dans les années 1960, de jeunes peintres comme Gebre Kristos Desta (1932-1981), formé à l'Académie des arts de Cologne en Allemagne, ou encore Alexander Boghossian (1937-2003), parti étudier à la Slade School of Fine Art de Londres, introduisent l’abstraction et l’expressionnisme au sein de la scène artistique éthiopienne, alors majoritairement dominée par le figuratif et le réalisme. Il ne s’agit plus de représenter le réel, ni même de l’idéaliser, mais de dépeindre des expériences sensibles d’ordre perceptif ou psychanalytique. En filigrane, c'est également une actualité socio-politique qui est dépeinte, au détriment de scènes de la vie quotidienne ou de sujets historiques, thèmes phares de la peinture populaire traditionnelle.

Si la peinture moderne trouve le soutien d’une critique d’art en plein essor, elle est cependant condamnée par certaines élites éthiopiennes « pour ses prises de distance avec la tradition » [1]. Quoiqu’elle ne fasse pas l’unanimité, la peinture moderne est entérinée par la remise du prix Haile Selassie I Prize Trust à ces deux artistes d’avant-gardes majeurs. Créé en 1963 dans le but de promouvoir les arts et la littérature, ce prix est remis à Gebre Kristos Desta en 1965, puis à Alexander Boghossian en 1967, au détriment de peintres réalistes ou traditionnels. Une telle mesure atteste du triomphe de l’art moderne mais sous-entend par ailleurs une certaine récupération politique de Sélassié. En effet, malgré leur caractère subversif -ces artistes portent un regard critique sur le régime monarchique- Haïlé Sélassié inscrit le fleurissement de la peinture moderne dans sa politique de modernisation afin d’asseoir et de faire rayonner son pouvoir.



Gebre Kristos Desta, Green Abstract, huile sur toile, 80 x 120 cm., 1966, Addis-Abeba, Éthiopie, The Modern Art Museum/Gebre Kristos Desta Center. © The Modern Art Museum/Gebre Kristos Desta Center.



Alexander Boghossian, Night Flight of Dread and Delight, collage et huile sur toile, 143,8 x 159,1 cm., 1964, Raleigh, États-Unis, North Carolina Museum of Art. © North Carolina Museum of Art.



La fin d’un empire.


Bien qu’elle se développe de manière autonome, la peinture moderne est fréquemment appréhendée comme l’une des conséquences du gouvernement de Haïlé Sélassié, limitant ainsi toute perspective théorique et artistique. Elle est d’autant plus rattachée à l’ère Sélassié qu’avec la chute de l’empire, c’est aussi la peinture moderne qui est stoppée. En effet, malgré l'ouverture du pays à l'international, ou encore l'aménagement d'infrastructures administratives, l’empereur peine à gérer l'accroissement des inégalités sociales, ou encore des famines de plus en plus meurtrières. Avec la modernité, c’est aussi pauvreté de masse, chômage croissant et congestion urbaine qui mènent progressivement à l’insurrection populaire : le 12 septembre 1974, Haïlé Sélassié Ier est destitué de ses fonctions, supplanté par le Gouvernement militaire provisoire de l'Éthiopie socialiste (DERG). S’établit alors une dictature militaire dans laquelle les arts modernes sont fermement réprimés, et se poursuivent dans l’ombre du réalisme socialiste ou dans les diasporas.

Cette tendance à souligner l'implication de la politique sélassienne dans le développement de la peinture moderne, a pour conséquence de réduire ce champ pictural au simple élément conjoncturel. La peinture moderne est alors davantage interprétée comme le moment de l'introduction de la modernité dans les arts éthiopiens, que comme le développement d'un langage plastique autonome et novateur. Les expressions plastiques modernes ne se placent ni en rupture, ni en lisière des arts éthiopiens dit « traditionnels », mais élaborent d'autres possibles artistiques. Comme disait Zerihun Yetmgeta, artiste peintre et ancien élève de Alexander Boghossian à l'École des Beaux-arts, en activité à Addis-Abeba : « Old Ethiopia still lives on in New Ethiopia, and the beauty from the past is still beautiful today » [2].




[1] « It was true that a certain segment of elite society strongly criticised them for their departure from tradition », p. 40 [ma traduction] dans Shiferaw Bekele, « A Modernising State and the Emergence of Modernist Arts in Ethiopia (1930s to 1970s) with special reference to Gebre Kristos Desta (1932-1981) and Skunder Boghossian (1937-2003) », Journal of Ethiopian Studies, vol. 37, n. 2, décembre 2004, p. 11-44.


[2] Zerihun Yetmgeta dans Elizabeth Biasio, The hidden reality. Three contemporary Ethiopian artists, Zerihun Yetmgeta, Girmay Hiwet, Worku Goshu. Modern Art to the Ethnographic Museums !, cat. expo., Zurich, Volkerkundemuseum, Universitat Zurich (20 septembre 1989-7 janvier 1990), Zurich, Musée ethnographique de l’Université de Zurich, 1989, p. 87.


Tags : Afrique, Éthiopie, avant-gardes, peinture, abstraction, art moderne, Haïlé Sélassié, Gebre Kristos Desta, Alexander Boghossian

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