Lors du week-end de l’art d’Amsterdam 2018 en novembre dernier, une exposition de la jeune peintre Raquel Van Haver a été inaugurée au Musée Stedjelik. L’exposition Spirits of the Soil a eu lieu au Musée Stedjelik à Amsterdam, Pays-Bas, du 25 novembre 2018 au 7 avril 2019[1]. Cette exposition s’inscrit dans la lignée d’une programmation du musée qui vise à diversifier les propositions artistiques et à sortir du regard européo-centré. Les années précédentes le Stedjelik avait ouvert ses espaces à Zanele Muholi, artiste sudafricaine, Naliki Malami, peintre indienne et au collectif artistique indonésien Tromarama.
Artiste néerlandaise à la rencontre des populations du Lagos
Raquel Van Haver est une artiste néerlandaise, né à Bogota (Colombie) en 1989. Elle a fait ses études à HKU, l’Ecole de Beaux-Arts d’Utrecht et réside aujourd’hui dans le quartier Bijlmermeer à Amsterdam, connu pour sa diversité sociale et culturelle. Dans son travail artistique, elle s’intéresse particulièrement à la sociabilité des personnes en marge de la société. Elle puise son inspiration dans ses expériences de terrain au sein des favelas et barrios d’Amérique Latine ainsi que des quartiers pauvres du Lagos au Nigéria.
Le titre de l’exposition Spirits of the Soil, (les esprits de la terre) s’inspire d’une expression prononcée par un vieillard du Lagos : « Ils ne veulent pas de nous ici, mais ils ne peuvent pas nous chasser car nous sommes les fils de cette terre »[2]. Cette phrase renvoie au vécu de Raquel Van Haver au Nigéria où elle a fait connaissance avec les « Area boys » de Lagos, de jeunes garçons de gangs semi-organisés. À travers ces personnes, l’artiste interroge l’histoire des migrations et du colonialisme, mais elle ne souhaite pas montrer la tragédie et la souffrance. Van Haver choisit de mettre en avant la beauté des moments de convivialité et de partage lors des fêtes et des repas communs et ainsi remettre en question la mauvaise réputation de cette population urbaine économiquement défavorisée.
Une exposition protéiforme et multicolore
La première salle, peinte en noir, présente des collages numériques, imprimés en grand format, qui font tous partie de la série A Shrine of a Diety. Les photographies sont issues de son terrain et les collages sont composés lors de sa résidence artistique à Lagos en 2017. Nous pouvons supposer que ce choix a été fait pour introduire le spectateur à son travail des images, à sa méthode d’accumulation des références, mais l’efficacité de ce choix pose problème. En effet, la différence de qualité entre son travail pictural et son travail numérique est tellement grande que les photomontages semblent plats et de l’ordre de l’ébauche confrontés aux autres salles de l’exposition disposées en enfilade. Quatre petites salles se suivent avec une peinture grand format dans chaque espace. Cette disposition est bien adaptée aux peintures de Van Haver qui demandent une observation prolongée et qui permettent à l’œil de partir à la recherche des détails amusants ou de jouer dans les creux et les reliefs de la surface collée et peinte.
La dernière salle est plus grande que les autres et présente trois œuvres dont une peinture monumentale We do Not Sleep as we Parade Through the Night. Pièce maîtresse de l’exposition, elle relie les sujets principaux de toutes les peintures précédentes, la communauté et le repas dans la rue. Un groupe de personnes de tous âges, assis autour d’une longue table, semble être surpris au milieu de festivités. Deux personnages font un signe de la main au spectateur pour l’inviter à les rejoindre. L’aspect d’immersion et de confusion entre espace réel et espace feint est renforcé par l’installation d’une scène avec des escaliers qui permet d’approcher l’œuvre. Il s’agit d’un refus clair de la part de l'artiste, et du commissaire d’exposition Martin Van Nieuwenhuyzen, des expographies traditionnelles conçues pour tenir le spectateur à l’écart des œuvres.
Le renouveau de la scène de genre
Par ses sujets et son intérêt pour la figuration de la vie quotidienne, Raquel Van Haver s’inscrit dans la lignée de la peinture néerlandaise, et plus particulièrement dans la continuité de la scène de genre qui figure la vie quotidienne de gens anonymes dès le 16e siècle. La mise en scène des joyeuses compagnies et scènes paysannes y était très répandue. Dans les œuvres de Van Haver, les paysans sont remplacés par les habitants des villes, mais ces personnages gardent leur anonymat. Au-delà du statut des individus, la manière de les figurer garde trace de cet héritage. Leur expressivité gestuelle et physionomique constitue une caractéristique des scènes de genre dès leur conception. De même, l’association des figures et des natures mortes -typique de la peinture néerlandaise- se retrouve dans les peintures de Van Haver tels les crabes, qui sont d’une vivacité surprenante dans The Eyes must be Obeyed. One 1000 Soldiers with One 1000 Dices. When They Start Make you no go Anywhere (sic.), tenus dans la main par un homme qui se dirige vers la table.
En plus d’une référence à l’iconographie de la Cène mentionnée par Martin Van Nieuwenhuyzen, We do Not Sleep as we Parade Through the Night peut être comparée au Repas à l’auberge de William Hogarth peinte entre 1754 et 1755. Cette œuvre de Hogarth est la première dans la série Election à travers laquelle il souhaite critiquer la corruption des élections d’Oxfordshire de 1754. Le repas à l’auberge est un pastiche de La Cène de Léonard de Vinci (1495-1498, Milan). Cette peinture représente un large éventail de personnages de tous âges assis autour des tables ou même à terre. Les musiciens se trouvent au centre de la scène et les autres personnages sont pris dans des discussions autour d’eux. Le dynamisme de la composition est exacerbé par l’abondance des figures et leur expressivité corporelle. Pourtant, elle garde l’aspect le plus important de la Cène de Léonard de Vinci - l’horizontalité de sa composition. La peinture figure une longue table derrière laquelle sont assis les convives, bloquant ainsi la possibilité de la fuite en profondeur du regard de spectateur.
En outre, les liens entre l’œuvre de Hogarth et celle de Van Haver s’avèrent surprenants, tout d’abord dans la multiplication des figures engagées dans des activités diverses autour des tables, et par la présence des personnes au sol au-devant de la composition. Au sol, se trouvent aussi les restes du repas, or les légumes et assiettes en argent peintes par Hogarth sont remplacées, dans l’œuvre de Van Haver, par des bouteilles en plastique, témoins de leur époque. À l’arrière-plan, la proximité visuelle entre la fenêtre ouverte vers la rue de Hogarth et la toiture qui surplombe les personnages dans la peinture We do Not Sleep as we Parade Through the Night est frappante. Dans Le repas à l’auberge, la fenêtre est partiellement couverte par un rideau verdâtre soulevé par le vent. Ce même ton vert se retrouve dans la toiture triangulaire abritant l’inscription Public Celebration et la porte ouverte vers l’intérieur du bar. Il est évident que Raquel Van Haver souhaite rendre hommage aux scènes de genre à travers sa peinture. Elle la renouvelle tout d’abord par son choix des sujets contemporains, mais aussi par le choix de format qui correspond à la peinture d’histoire au temps de la hiérarchie des genres.
La modernité de la matière peinte
L’aspect le plus intéressant de sa peinture réside sans doute dans le travail des matériaux et des textures. Van Haver réalise ses peintures sur de la toile de jute renforcée par des couches de carton dont les bords ne sont pas lissés, ce qui lui permet de déjouer le format carré traditionnel. La peinture à l’huile côtoie la résine et les gels épaississants pour la réalisation des corps. Dans Change the Rhythm of the Dancehall…It’s Still the Same Groove, les neuf danseurs ont les mains, les bras et les visages peints de la même manière. La peau est travaillée en relief, ce qui souligne leur gestualité et creuse les traits des visages en les rendant énergiques et captivants. Les drapés des tissus, réalisés en fines couches de peinture, jouent avec les empâtements de peinture qui forment la peau exposée des corps. Le dynamisme et le mouvement sont au cœur de la composition surchargée non seulement par l’abondance des personnages, mais aussi par celle des éléments matériels. L’artiste colle directement dans sa peinture des matériaux tels que les mégots, la cendre, le goudron et les perles. Ainsi les matériaux qu’on pourrait assimiler aux déchets de la rue se renouvellent en matière première pour la création artistique.
Après son succès récent, suite à l’obtention de Dutch Royal Prize for Painting en 2017, Raquel Van Haver présente ses nouvelles œuvres au musée Stedjelik avec des sujets et dans des formats qui lui sont chers. Sa passion pour le travail en grand format interagit avec son intérêt pour la figuration des scènes du quotidien. Cette union lui permet de se situer dans une longue tradition de la peinture du nord qu’elle ouvre vers le monde contemporain.
[1] Raquel Van Haver dans la vidéo Spirits of the Soil, mise en ligne le 5.12.2018, accessible sur : https://www.youtube.com/watch?v=bKPIkOwMCII.
[2] Raquel Van Haver, Spirits Of the Soil, Steidelijk Museum, 25.11.18 – 07.04.2019, accessible sur: https://www.stedelijk.nl/en/exhibitions/raquel-van-haver.
Tags: Pays-Bas - Lagos - Colombie - exposition - peinture de genre - monumental - Raquel Van Haver - Léonard de Vinci - William Hoggarth - Musée Stedjelik à Amsterdam
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