NAOMI R.
L’artiste contemporaine coréenne Lee Bul propose, par ses œuvres à surfaces réfléchissantes, présentant des sens cachés, une remise en question de notre vision du monde. Ses installations nous font entrer dans un univers alternatif, dans lequel s’immerge le spectateur. Mais comment l’œuvre de Lee Bul repousse t-il les limites de l’hybridité dans l’art ?
Le portrait de l’artiste
Lee Bul, née en 1964 sous le régime autoritaire de Chun Doo-hwan en Corée du Sud, suit un enseignement des techniques traditionnelles de sculpture et de théorie à l’Université Hongik de Séoul ; techniques qu’elle veut dépasser. En 1987, après son diplôme, elle se tourne vers la performance, la vidéo, la danse et le chant, tout en gardant en parallèle une pratique plastique plus traditionnelle.
Elle s’intéressera à la production culturelle du corps et plus particulièrement aux échanges entre genres et sexualités. Lee Bul joue avec la transgression et provoque son public, en exposant ses réalisations en pleine rue. Ses recherches portent sur les stéréotypes de genres (fig.1). Ses premières sculptures sont inspirées par l’univers ‘’héroïc fantasy’’ des manhuas et mangas[1], qui alors a un énorme succès dans la pop-culture en Corée du Sud. Associant des références culturelles et historiques à différent matériaux plastiques, Lee Bul développe un contexte qu’elle souhaite intrigant pour le public.
Ses installations les plus récentes font intervenir des surfaces à fort pouvoir réfléchissant, qui font voler en éclat toute impression de stabilité (fig.2). Les miroirs reflètent le regardeur, mais aussi les autres spectateurs et l’ensemble de l’installation, engageant ainsi une relation active avec l’œuvre. Certaines de ses œuvres font références à l’architecture moderne et contemporaine, mais leurs fonctions de représentation mimétique sont mises au second plan, permettant au spectateur de choisir de nouveaux sens symboliques selon sa propre pensée.
Lee Bul n’impose pas un itinéraire prédéterminé, mais plutôt une multitude de points de vues différents, voire même renversés. Le visiteur évolue dans l’espace d’exposition, le faisant évoluer à son tour. Lee Bul entre dans le domaine de l’utopie, faisant intervenir ses souvenirs et ses rêves.
Certaines sculptures sont en rapport avec des personnages ou des évènements précis liés à l’histoire de la Corée du Sud. Les rappels de certains épisodes historiques charnières ont pour but de déstabiliser le visiteur en l’incitant à rechercher un nouveau sens. À ce sujet, Lee Bul parle « d’indétermination temporelle »[2]. Elle ne désire pas imposer au spectateur une structure ordonnée ou univoque, mais utilise plusieurs couches d’éléments, pour permettre des jeux d’associations. La partie du public ayant les connaissances politiques correspondantes pourra trouver des allusions et des ressemblances parfois imprévues entre des personnages, des faits, des époques et des lieux très éloignés. Mais certaines « tendances universelles »[3] seront identifiables par l’ensemble des spectateurs, qui pourront donc également s’impliquer, à partir de leurs histoires et souvenirs personnels. Une autre Histoire apparaîtra alors, permettant l’émergence d’une mémoire collective différente.
[1] Bandes dessinées coréennes et japonaises.
[2] Grazia QUARONI, « Entretien avec Lee Bul, le 3 septembre 2007 », Lee Bul. On Every New Shadow, Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2007, p.19.
[3] Ibidem, p.19.
L’écho de ses pensées
Lee Bul redéfinit la notion de médium : elle aime les challenges et les nouveaux matériaux qui brisent les codes et les barrières du monde matériel. D’une part, ses surfaces réfléchissantes (fig.3) n’ont pas de couleur propre, d’autre part le contraste entre deux matériaux différents apporte une nouvelle énergie. Tout ceci permet de créer une tension forte entre des concepts ou des contextes dissemblables.
Ses œuvres posent la question de l’architecture en tant qu’espace habitable-habité. Au travers du corps humain évoluant dans cet espace, elle cherche à évoquer la poursuite de certains idéaux. Figurer la forme humaine, entraîne une recherche sur ses mécanismes de formation et de déformation, ainsi que sur la notion de perfection. Lee Bul replace ces concepts dans ses récentes productions dans un cadre allégorique plus large. Ses dernières œuvres s’inscrivent dans un vaste ensemble qu’elle intitule « Mon grand récit ». Ce nom renvoi à la formule de J-F Lyotard, sur l’impossibilité d’écrire l’histoire avec un grand ‘‘H’’[1]. Lee Bul ressent cette phrase comme une expression évocatrice d’échos mélancoliques, qui lui donne un cadre de références large qu’elle emploi pour certaines idées présentes dans son travail actuel. Son utilisation d’histoires précises donne une forme concrète à l’idée d’utopie que l’on observe dans ses installations. Pénétrant plus simplement dans l’œuvre, le visiteur est forcé de répondre en tant qu’être humain inscrit dans l’histoire. Lee Bul est « fascinée par ces échecs d’aspiration à l’utopie et par ces rêves que leurs auteurs savaient d’emblée impossibles à réaliser »[2].
Lee Bul a été influencée par le travail de Bruno Taut[3]. Ses réalisations architecturales montrent un double aspect : le premier est réaliste, et s’observe dans ses logements sociaux, le deuxième est plus utopique et se voit dans ses projets extravagants et visionnaires. C’est ce dernier aspect que l’on retrouve dans la dimension fantastique de l’œuvre de Lee Bul.
On pourra remarquer également un contraste dans la luminosité et l’éclat des sculptures de Lee Bull, en opposition aux parties sombres de l’histoire de la Corée du Sud. Telles les actions politiques du général Park Chung-hee. Ce personnage fut d’abord un socialiste idéaliste, avant de devenir un anti-communiste et fasciste virulent. Bien que laissant derrière lui beaucoup de cadavres, il continue aujourd’hui encore à exercer une sombre attirance auprès de nombreux coréens nostalgiques.
[1] Jean-François LYOTARD, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, éditions de minuit, Paris, 1979.
[2] Grazia QUARONI, « Entretien avec Lee Bul, le 3 septembre 2007 », Lee Bul. On Every New Shadow, Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2007, p.20.
[3] Bruno Taut (1880-1938) architecte allemand, très engagé socialement.
Vues, La Biennale International Design, 2015
Le Musée d’Art Moderne et Contemporain (MAMC) de Saint-Etienne a consacré deux salles à l’œuvre de Lee Bul lors de la Biennale International Design, chaque salle présentant une phase de la vie de l’artiste.
La première salle, la plus grande, se concentre sur la sculpture et les paysages. Cinq de ces grandes œuvres sont posées sur un sol réfléchissant, entouré de murs blancs (fig.4). Ces œuvres incarnent ses réflexions sur le corps humain et la conception moderne de l’humanité. Sa conception fantasmée de ce qu’elle appelle la « city life » et l’« ideal life » désigne l’architecture utopique de la période moderne, évoquant les notions d’érosion, de ruines et de disparition, « grands thèmes »[1] inspirant architectes et penseurs modernes.
La deuxième salle se concentre sur la vision de son studio, l’accent étant mis sur sa vie intime. Les dessins sont les témoins de ses sentiments, de ce qu’elle aime et de ce qu’elle déteste
Les questions liées à l’architecture et à l’espace, les références aux bâtiments, aux paysages et aux ruines sont au cœur de l’exposition. Lee Bul utilise dans la première salle, le sol réfléchissant et une disposition sur 360°, pour démultiplier les perspectives. La scénographie montre un équilibre entre les pleins et les vides des différentes parties. Le prise en compte du contexte spatial reste toujours au premier plan dans les préoccupations de l’artiste, cela dès le début de sa conception.
[1] Lee BUL, Rencontre avec Lee Bul, MAMC Saint-Etienne, vidéo de l’entretien avec l’artiste,
mise en ligne le 27/11/2017. Disponible sur : http://www.youtube.com/watch?v=T2Www-_yNRM. Consulté le 08/11/2018.
Le Miroir, métaphore d’un monde
Lee Bul veut évoquer dans son œuvre : « Paysage allégorique, monde détraqué, fragmenté et fracturé »[1]. Sa réflexion plastique se base sur une intériorisation très personnelle, souvent triste et douloureuse, de l’héritage architectural occidental.
Elle confronte une culture de masse postmoderne et une réalité virtuelle de science-fiction.
L’identité que Lee Bul construit à travers son œuvre, est remplie d’expériences communes liées d’une part à son vécu personnel en rapport avec le corps, et d’autre part à l’héritage de sa culture coréenne mélangée à sa culture occidentale mondialisée. Ses œuvres artistiques sont remplies de formes hybrides virtuelles et fictives, d’installations qui suggèrent un espace en 3D créant souvent un sentiment d’isolement quasi étouffant.
Lee Bul pose comme question centrale de son travail la nouvelle compréhension de l’identité corporelle. Elle laisse le spectateur libre d’interpréter les limites d’un univers situé entre la réalité et la science-fiction, ceci à l’aide de formes intenses combinant l’anorganique et l’organique. La perturbation sensorielle du visiteur est amenée par une totale immersion dans les installations.
L’œuvre Bunker (M.Bakhtin) (fig.5) est une réalisation plastique à l’aspect minéral : une sorte de grotte dans laquelle on pénètre par une grande fissure d’entrée. Les références visuelles vont des paysages romantiques à l’architecture de Kenzo Tange[2]. Mais celui qui hante vraiment l’œuvre, comme un fantôme, est Yi Gu[3]. Celui-ci était le dernier membre de la famille royale coréenne, et avait été rappelé des États-Unis par le gouvernement en place, dans le but de légitimer le régime politique. Cette opération s’était soldée dramatiquement pour lui. Yi Gu s’est retrouvé marginalisé puis abandonné par son peuple. Il finira par mourir au Japon dans l’hôtel moderne, bâti sur l’emplacement occupé autrefois par la résidence familiale royale. L’hôtel en question a été construit par Kenzo Tange. C’est essentiellement cette référence architecturale qui a été intégrée à l’œuvre Bunker (M.Bakhtin) sous la forme d’un « simulacre sonore », obtenu par enregistrement sonore et modélisation numérique. Quand le visiteur pénètre dans la sculpture il est transporté dans un autre espace, tant au niveau visuel que sonore (fig.6). En mettant les écouteurs, il entend ses propres bruits, les sons qu’il fait, mais dans d’autres dimensions auditives. Le faisant parcourir à travers des architectures et des paysages immatérieux, sans sortir du périmètre restreint du bunker ressemblant à une grotte.
[1] Jonathan WATKINS, « Un monde fragmenté et fracturé », Lee Bul : exposition itinérante,
Europe Occidentale, 2014-2015, Birminghan, Ikon Gallery, Londres, Korean Cultural Centre
UK, 2014, p. 11.
[2] Kenzo Tange (1913-2005) est une figure majeure, dans l’architecture japonaise urbaine
d’après-guerre. Il s’est occupé de la reconstruction d’Hiroshima après-guerre, et a construit
le Stade national de Yoyogi à Tokyo pour les J.O de 1964.
[3] Yi Gu (1931-2005) dernier descendant de la dynastie Joseon, qui fut la dernière dynastie
coréenne régnant avant l’occupation coloniale japonaise.
Tags : Biennale Design 2015, Art Contemporain, Art Coréen, Mediums multiples, Installation, Sculpture, Miroirs, Lee Bul.
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