Cecile.S
De plus en plus répandue en art, la pratique de re-enactment interroge une façon de s’approprier le passé et ses représentations dans l’histoire de l’art en fonction d’une nécessité. Par un regard sur l’activation de l’œuvre Congratulations de Ben Kinmont par Emilie Parendeau dans A LOUER #2 et au travers d’un entretien avec l’artiste, je propose d’étudier cette activité ainsi que le rapport politique qu’elle entretient par la théâtralisation nouvelle des procédés méthodologiques des historiens de l’art.
Donner la réplique: le re-enactment en tant que situation - évènement
Du 22 au 29 septembre dernier s’est tenu un Colloque au Centre Culturel International de Cerisy intitulé « Re-enactement / reconstruction: refaire ou déjouer l’histoire? » sous la direction d’Estelle Doudet et Martial Poirson. Réunissant plus d’une vingtaine de chercheurs, les organisateurs ont invité à débattre de cette pratique en tentant de définir cet acte et à « le cartographier »[1] entre « reconstitution historique d’hier et d’aujourd’hui, depuis les exploitations mémorielles et récréatives jusqu’au dispositif scientifique et artistique […] entre survivance du passé et acte de création imaginaire »[2].
Difficile, en effet, de tenter de formuler une terminologie opérante, tant il semble qu’à chaque occurrence, une nouvelle forme se définit en même temps qu’elle advient. Toutefois, c’est justement parce qu’elle se produit, qu’il est admis que le re-enactment, se formalise en un évènement. Ainsi, lorsqu’il se développe en art, il relèverait d’un acte de performance, se déployant à la fois dans le temps et dans l’espace, et convoquant des participants, acteurs et spectateurs. De l’ordre de la représentation théâtrale donc, le re-enactment ne se fait pas seul. Aline Caillet parle de « reconstitution jouée »[3]. Ce serait une expérience sensible participative et immersive: « Rejouer l’histoire n’est pas un geste comme un autre, puisqu’à la faveur de la reconstruction, le temps se redéploie en cristallisant de nouveaux enjeux, entre commémoration, marchandisation, expérimentation et subversion. »[4]
De l’interprétation à l’œuvre : l’enjeu politique
Le re-enactement en art porte en lui une dimension politique. D’après Anne Bénichou, il s’agit d’une perspective revendiquée de rejouer l’histoire pour interroger ses processus de fabrication, ses généalogies et le pouvoir de ses représentations[5]; une remarque qui résonne avec ce que l’artiste Emilie Parendeau m’avait énoncé au cours d’un entretien réalisé en 2017, à propos de son processus d’activation d’œuvres: « Elles ont toujours une histoire, plus ou moins intéressante ou riche. L’idée est de relever un ou deux éléments de cette histoire et de les faire dialoguer avec le contexte de là où cela va apparaître. »[6]
Emilie Parendeau est une jeune artiste française vivant en Suisse, diplômée de l’ENSBA Lyon[7] en 2008. Elle en sort avec le projet A LOUER. À travers ce programme, elle développe une pratique de re-enactment d’œuvre en concertation avec leurs auteurs d’origine[8]. De cette négociation advient une actualisation des pièces originales qu’elle considère et sélectionne à l’aune de leur potentiel de « partition »[9]. Elle m’explique « Le texte est toujours le point de départ. Il s’agit de partir d’une œuvre d’un autre artiste. J’ai choisi qu’elle existe sous la forme du langage. C’est à partir du texte qu’il y aura une matérialité, avec toujours des questions d’adresse »[10]. Entre le 22 mai et 17 juillet 2010, l’artiste ré-active une pièce de Ben Kinmont intitulée Congratulations datant de 1995 (Fig.1). À l’occasion d’une l’invitation par l’espace d’art Diverseworks à Houston, Ben Kinmont constate que son budget pour cette participation n’est que de cent cinquante dollars, montant qui ne couvre même pas son voyage entre New York (où il vit) et le lieu qui l’accueille. Questionnant les modalités économiques subies par les artistes, il décide de faire parvenir chaque semaine un bouquet de fleur à la galerie accompagné d’une carte sur laquelle est inscrit « Congratulations ». Emilie Parendeau, quant à elle, ouvre son exposition avec un bouquet de trente fleurs financé par la galerie Dohyang Lee à Paris. Chaque fleur sera ensuite mise en vente à l’unité. L’argent récolté par la vente sert à payer le bouquet de la semaine suivante (Fig. 2). Autre différence: au lieu d’insérer un carton dans le bouquet, une carte sera donnée à chaque visiteur qui achète une fleur (Fig. 3). Dans la documentation de son œuvre, Emilie Parendeau photographie chaque nouveau bouquet et détaille les coûts des achats et restes des ventes. Petit à petit, on voit les bouquets s’amoindrir avec la baisse des revenus (Fig. 4). Par son processus intrinsèquement critique, l’œuvre de Ben Kinmont questionnait les écarts entre la volonté de l’artiste et les contraintes économiques avec lesquelles il doit négocier. Avec sa ré-interprétation actuelle, Emilie Pareandeau montre que ces astreintes sont encore d’actualité.
Cette méthode de travail révèle un rapport particulier à la création artistique. À ce propos, Emilie Parendeau me confie « L’idée est d’essayer de me servir d’un des éléments du travail de recherche. Ce n’est pas tellement montrer l’œuvre, mais aussi des éléments qui ne sont pas forcément visibles comme manière de continuer le travail. C’est assez proche d’une démarche d’un historien en fait, plus que d’un artiste qui irait chercher, dans l’histoire de l’art, les éléments sur lesquels s’appuyer. » Une perspective qui invite à avoir un rapport très pragmatique à l’ensemble de la production artistique comme véritable culture matérielle[11]. Ainsi, par ses écarts, la pièce d’Emilie Parendeau donne à voir la représentation du travail de Ben Kinmont, littéralement à l’oeuvre.
Jouer le jeu de l’histoire de l’art
Anne Benichou analyse « le re-enactment ou le répertoire en régime intermédial ». Elle y rappelle la forte portée patrimoniale de cette activité, à savoir « transmettre des œuvres dans des formes vivantes et non pas uniquement documentaire »[12]. C’est aussi, dans ce cas, se permettre des interprétations différées par un consensus de « feintise ludique ». Reprenant les termes de Jean-Marie Shaffer, Anne Benichou nous rappelle qu’il existe un accord tacite d’une attitude mentale du « faire comme si »[13], celui des enfants qui jouent, appliqué à cette situation et permettant l’immersion dans des univers de fiction. À ce propos, Emilie Parendeau me confirme qu’elle conscientise totalement ce dispositif: « L'exposition durait un mois et demi. Si elle [la galeriste] ne faisait pas ce travail, son travail, au bout d'une semaine ou dix jours il n'y avait plus rien. Elle avait entre les mains la vie de la pièce. Après, il y a une dimension de jeu. Vendre de l’art, ce n’est pas comme vendre des fleurs. Je sais pas si c'est cynique, je verrais plutôt cela comme quelque chose de drôle. »
Ainsi, par son potentiel émancipateur, le re-enactment connaît un engouement particulier en art. Il témoigne d’une volonté de réintégrer le corps et les affects dans notre rapport au passé par un acte de dé-pétrification, créant un point de tension dans la médiation historique traditionnelle. Une forme-outil qui peut aller jusqu’à la dé-dramatisation des évènements ou de leur représentation en histoire de l’art. Je citerai donc une dernière fois le travail d’Anne Benichou qui résume les enjeux de cette pratique artistique: « Parce qu’il met en dialogue des temps hétérogènes, le passé et le présent, souvent même des historicités plurielles, le re-enactment joue de l’anachronisme et de l’inactuel […] Il exploite leur capacité à mieux nous faire voir le temps présent » [14].
Notes:
[1] Texte de présentation du colloque: https://sht.asso.fr/wp-content/uploads/2018/09/reenactment_programme.pdf
[2] Ibid.
[3] CAILLET A. , « Le re-enactment: Refaire, rejouer ou répéter l’histoire? » dans GLICENSTEIN, J. (dir) « Remake, reprise, répétition. » Marges, revue d’art contemporain, Presses Universitaires de Vincennes, n° 17, Novembre 2013, p.66-73.
[4] Texte de présentation du colloque: https://sht.asso.fr/wp-content/uploads/2018/09/reenactment_programme.pdf.
[5] « Disputer son rôle dans l’histoire : le reenactment dans les pratiques et les institutions de l’art contemporain », Anne Bénichou, Maison de la recherche en sciences humaines le 08/10/2018, Podcast de la retransmission disponible sur le site de France Culture: https://www.franceculture.fr/conferences/maison-de-la-recherche-en-sciences-humaines/disputer-son-role-dans-lhistoire-le-reenactment-dans-les-pratiques-et-les-institutions-de-lart (consulté en novembre 2018).
[6] Entretien avec Emilie Parendeau, réalisé le 17 février 2017 à Lyon.
[7] École nationale supérieure des Beaux-arts de Lyon.
[8] Site du projet « A LOUER »: http://alouer-project.net.
[9] Entretien avec Emilie Parendeau, réalisé le 17 février 2017 à Lyon.
[10] Ibid.
[11] Au sens d’une étude interdisciplinaire incluant usage, consommation, création commerce d'objets, ainsi que les comportements, normes et les rituels auxquels ces objets participent.
[12] BENICHOU A., « Le reenactment ou le répertoire en régime intermédial » revue Intermédialité n°28-29 « Refaire », automne 2016 et printemps 2017, p.25-53.
[13] SHAFFER J-M., « De l’imagination à la fiction », Vox-Poetica, 2002, http://www.vox-poetica.org/t/articles/schaeffer.html, cité par BENICHOU A., ibidem.
[14] BENICHOU A., ibidem.
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