MARIE-GARANCE B.
Retour sur l’exposition On Air – Carte blanche Tomás Saraceno au Palais de Tokyo à (Paris, 17 octobre 2018-06 janvier 2019)
L’exposition On air est la quatrième édition des « Cartes blanches » organisée par le Palais de Tokyo. Il s’agit de permettre à un ou une artiste et son équipe de production d’investir complètement le site de 13 000 m². À cette occasion, l’artiste argentin Tomás Saraceno (fig.1) a plongé dans l’obscurité les deux premières salles du musée.
Le début de l’exposition est marqué par la présence de nombreuses toiles d’araignées hybrides réalisées par différentes espèces d’arachnides qui se sont succédées dans la réalisation de ces ouvrages (fig.2). Les spectateurs, que j’ai pu observer lors de ma visite le samedi 10 novembre 2018, semblaient happés par la présence visuelle fascinante de ces toiles et intrigués par la présentation de trois araignées vivantes, dont une néphile du Sénégal. Cette installation nous amène à nous questionner sur la nature de la relation artiste/animal[1] dans les œuvres réalisées par Tomás Saraceno au Palais de Tokyo.
[1] Cet article est lié à mon sujet de Mémoire de Master Arts et cultures visuels portant sur Le corps animal vivant dans les pratiques artistiques contemporaines mondiales de 1950 à nos jours, Université Lyon 2, sous la direction de Laurent Baridon, Professeur d’Histoire de l’art contemporain.
Qui est l’auteur ? Est-ce celui qui conçoit l’œuvre ou celui qui la réalise ?
Quelle part attribuer aux collaborateurs dans la réalisation de l’œuvre ? Cette question s’est posée dès le Moyen-Age avec le système des corporations, puis à la Renaissance avec les ateliers de maîtres qui forment des apprentis ; système ayant perduré jusqu’à l’apparition des académies d’art au XVIIe siècle.
La question a été renouvelée au début du XXe siècle lorsque Marcel Duchamp expose son premier ready-made intitulé Fontaine, célèbre urinoir renversé. Cet objet du quotidien déjà fabriqué est exposé comme une œuvre d’art signée « R. Mutt » lors de l’exposition de 1917 de la Société des Artistes indépendants de New York. La question est de nouveau soulevée par l’artiste suisse Daniel Spoerri qui a fait exécuter ‘‘en brevet’’ son Tableau piège intitulé Mon petit déjeuner en 1972 par un enfant de onze ans. L’acquéreur a contesté l’authenticité de la pièce et a demandé l’annulation de la vente qui lui a été accordée par la Cour de Cassation du 15 novembre 2005[1]. La réponse semble être juridique et relever du Code de la propriété intellectuelle. En ce qui concerne la juridiction française, l’idée de l’œuvre n’est pas retenue par la détermination du droit d’auteur[2].
La question se pose encore avec l’intervention d’animaux vivants dans les œuvres d’artistes, présents ou non, qui interrogent l’identité de l’auteur. Dans le cas de l’exposition du Palais de Tokyo, la conception des toiles hybrides et ‘‘inter-espèces’’ (en génétique, relatif à plusieurs espèces[3]) revient à Tomás Saraceno dont les araignées ont été les ‘‘ouvrières’’ notamment dans l’œuvre intitulée Webs of At-tent(s)ion (fig.3). Rosa-Ly Chave, médiatrice au Palais de Tokyo, m’a expliqué que l’expérience n’avait jamais été réalisée par des scientifiques auparavant[4]. Toutefois, Tomás Saraceno et le Palais de Tokyo ont tranché cette question déontologique en expliquant qu’il s’agissait d’une exposition collaborative qui relevait d’un partenariat entre de nombreux spécialistes (arachnologues, astrophysiciens, architectes, …), employés du Palais de Tokyo et du Palais de la Découverte ainsi que de petites bêtes à huit pattes[5] !
Le Palais de Tokyo a mis à disposition une visite virtuelle du musée « depuis le point de vue des araignées[6] » sur le site internet : http://onair-online.com/. Le partenariat ‘‘inter-espèces’’ se traduit par l’inscription, sur le mur au début du parcours et sur la plupart des cartels, du nom de chaque espèce qui a participé à l’ouvrage (fig.4). Autre fait intéressant, ces noms sont mélangés à ceux des collaborateurs humains. Ce procédé interroge donc l’existence d’une identité collective pour les animaux, qui sont identifiés par leur nom d’espèce, contrairement à l’identité individuelle patronymique pour les humains.
Il s’agit aussi d’une collaboration humaine entre différentes institutions culturelles qui sont amenées à travailler ensemble. Le Palais de Tokyo a fait appel au Palais de la Découverte et à l’arachnologue française Christine Rollard du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris au sujet des conditions d’entretien des différents spécimens et des dispositifs à mettre en place afin d’assurer leur « bien-être[7] » conformément au Code de déontologie de l’ICOM (Conseil international des musées).
[1] Cass., 1e Civ., 15 novembre 2005, n°03-20.597, att.6.
[2] CPI., L. 112-2 et suivants.
[3] « Inter-espèces », Encyclopaedia Universalis [https://www.universalis.fr/dictionnaire/interespeces/].
[4] Entretien du 10 novembre 2018 au Palais de Tokyo avec la médiatrice Rosa-Ly Chave.
[5] « On Air – Carte blanche à Tomás Saraceno », Le magazine du Palais de Tokyo, Paris, n° 28, septembre 2018, p. 190.
[6] Palais de Tokyo, « Visite de l’exposition On Air », consulté le 4 janvier 2019. Disponible sur : https://www.palaisdetokyo.com/fr/evenement/visite-virtuelle-de-lexposition-air.
[7] Article 2.25 intitulé le Bien-être des animaux vivants.
Araignée : simple médium du processus artistique ?
Lors de notre entrevue, Rosa-Ly Chave a également précisé que les toiles présentées dans les premières salles du parcours ont été produites dans l’atelier berlinois de l’artiste puis transportées jusqu’à l’espace d’exposition emballées dans des chapes en plexiglas. La conception de ces toiles est le fait des araignées qui en sont donc les auteures. De plus, celles-ci sont nourries deux fois par semaines de petits grillons jetés dans leurs filets afin de feindre le fonctionnement de leurs pièges. Les toiles sont également brumisées d’eau trois fois par jour. Ces interventions entraînent de légères modifications et transformations des toiles au fur et à mesure de l’exposition. On peut parler d’un work in progress pour certaines œuvres qui sont amenées à évoluer dans le temps. Enfin, lorsque l’œuvre est destinée à la vente, l’araignée est retirée puis un fixatif est vaporisé sur la toile qui est ensuite mise sous verre (fig.5).
Doit-on en conclure que l’animal, qui n’est pas reconnu comme auteur à part entière de l’œuvre, est amené à être relégué au rang de matériau ? Cette chosification de l’animal pose des questions d’ordre juridique et éthique notamment en droit français qui, depuis 2015, accorde aux animaux le statut d’« êtres vivants doués de sensibilité[1] ». Cette notion de sensibilité apparaît dans l’ouvrage, publié en 1965, intitulé La Sensibilité artistique des animaux du philosophe français Étienne Souriau qui théorise l’existence d’un sens esthétique chez les animaux non-humains en particulier chez les araignées qui tissent leurs toiles et les oiseaux qui construisent leurs nids. Il remet ainsi en cause l’anthropocentrisme, notamment dans le domaine des arts. En effet, selon lui, l’animal-humain ne possèderait pas le monopole du « sens artistique » et de la « sensibilité esthétique[2] ». Cette théorie semble être remise en question par le travail de chercheurs tels que Christine Rollard qui explique que les araignées ne pensent pas puisqu’elles ne possèdent pas de cerveau comme chez les vertébrés mais « un système nerveux lié aux organes sensoriels[3] ». Leurs ouvrages résulteraient-ils uniquement de l’instinct naturel ou d’une conscience artistique ?
[1] C. civ., art. 515-14.
[2] Étienne Souriau, Le sens artistique des animaux, Paris, Hachette, 1965, p.106-107.
[3] Christine Rollard du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, émission « Les P’tits Bateaux », animée par Noëlle Bréham, France Inter, 7 octobre 2018.
Tomás Saraceno, le Palais de Tokyo et leurs collaborateurs, ont réalisé une exposition fondée sur l’interrelation humaine et non-humaine qui a eu un franc succès dû d’une part à l’attrait du vivant et d’autre part à l’immersion du public dans de nombreuses autres œuvres de l’artiste. Cet environnement muséal s’inscrit dans une muséographie nouvelle et contemporaine, mais dont les questions posées restent fondamentales en histoire de l’art : qu’est-ce qu’une œuvre ? qu’est-ce qu’un auteur ? qu’est-ce que l’art ?
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