MATHILDE M.
Gregory Crewdson (1962-), considéré comme l’un des représentants majeurs de la photographie de mise en scène, utilise des moyens techniques et humains dignes du septième art dans l’élaboration de la majorité de ses séries photographiques. Au-delà des procédés utilisés, l’ensemble de son œuvre témoigne d’un ancrage manifeste à une imagerie cinématographique, la rencontre la plus frappante étant sous doute celle qui advient avec le cinéma de David Lynch.
La ville de banlieue américaine comme élément fondateur
En 1986, Pauline Kael, alors critique de cinéma du New Yorker, a évoqué « le mystère et la folie dissimulés sous l’ordinaire » à propos du film Blue Velvet réalisé par David Lynch cette même année[1]. Ces propos peuvent alors constituer une anticipation de l’œuvre de Gregory Crewdson car son univers présente des affinités avec celui de David Lynch où le mystérieux fait sans cesse irruption dans le quotidien. Le réalisateur et le photographe mêlent le réel et le fantastique, Crewsdon définissant son travail comme « une pénétration du mystérieux dans la réalité »[2]. Le décor choisi par Gregory Crewdson, qu’il soit existant ou entièrement construit en studio, est très souvent le même : une petite ville de banlieue des États-Unis, devient l’élément fondateur de ses photographies. Plus précisément, bien qu’il soit originaire de New York, l’artiste est particulièrement attaché aux paysages de la région des monts Berkshire, située à l’ouest du Massachusetts. Ceci introduit une proximité avec l’univers lynchien, proximité qui se retrouve dès la première série élaborée par Gregory Crewdson intitulée Early Work et débutée en 1986, soit la même année que la sortie de Blue Velvet. Dans ce film, l’action se déroule dans la petite ville de Lumberton en Caroline du Nord, État de la côte est des États-Unis tout comme le Massachusetts - lieu de prédilection de Gregory Crewdson. Dans cette petite ville de banlieue américaine, David Lynch met en scène des événements mystérieux venant troubler la tranquillité de ses habitants. Dans Early Work (1986-1988), si tous les éléments de décor existent bel et bien - que ce soit les maisons pavillonnaires en lames de bois peintes en blanc typiques de la région des monts Berkshire ou les intérieurs à la décoration datée - Gregory Crewdson insuffle bel et bien un sentiment d’étrangeté par les poses qu’il fait prendre aux habitants photographiés sur le vif dans leurs foyers.
Quand le mystérieux fait irruption dans le quotidien
La série Natural Wonder (1992-1997) constitue certainement l’un des exemples les plus frappants des affinités qu’entretient Gregory Crewdson avec le film Blue Velvet. En effet, les différentes photographies, conçues comme des dioramas, présentent des scènes étranges voire inquiétantes d’animaux - le plus souvent des oiseaux et des insectes - semblant se livrer à d’étranges rituels en bordure des pelouses des maisons pavillonnaires de la ville de Lee. Bien souvent, on retrouve des membres de corps humains. Moulés à partir du corps de Gregory Crewdson lui-même, ils évoquent des parties de cadavres. Une photographie, représentant une jambe en décomposition au milieu d’un enchevêtrement de ronces, n’est pas sans rappeler la scène de la découverte d’une oreille tranchée dans un champ en bordure de Lumberton par Jeffrey Beaumont dans Blue Velvet. De la même manière que Gregory Crewdson insuffle une dimension mystérieuse à une petite ville de banlieue par les événements qui s’y déroulent en marge, cette découverte mystérieuse - élément déclencheur de l’intrigue du film - vient troubler le quotidien en apparence paisible de la ville.
Comme Blue Velvet, la série télévisée Twin Peaks (1990-1991) de David Lynch et Mark Frost contribue à renouveler l’image de ces petites villes de banlieue. L’action se déroule dans la ville imaginaire de Twin Peaks où la mort de Laura Palmer vient injecter une vague d’inquiétude et de mystère. Cette petite ville, entourée de forêts de pins et de montagnes, bien que fictive, fait écho au décor privilégié par Gregory Crewdson. Pour la série Hover (1996-1997), ce dernier travaille dans un décor existant, la ville de Lee encore une fois, où tout semble fidèle à la réalité. Pourtant, des événements étranges, sortes d’éléments perturbateurs, s’y ajoutent.
Cette irruption du mystérieux dans le quotidien est également présente dans les séries postérieures et notamment dans Twilight (1998-2002), Dream House (2002) et Beneath the Roses (2003-2008). Ces trois séries montrent quelque chose à la fois familier et inexplicable, des paysages de banlieue en apparence idéaux mais inquiétants.
D’une inquiétante étrangeté à une « extimité »
Comme dans le cinéma de David Lynch, les photographies de Gregory Crewdson placent les petites villes américaines et leurs habitants dans une étrangeté autant banale qu’inquiétante. Dans leur travail, cette étrangeté se dissimule derrière la façade des maisons en apparence idylliques des banlieues. En effet, les séries Twilight, Dream House et Beneath the Roses mettent en scène des individus à la normalité trompeuse qui surnagent dans des situations ambiguës et souvent troubles dans les pavillons, les rues et les forêts de ces petites villes anonymes[3]. Cette irruption du mystérieux dans ces scènes familières évoque le concept freudien de ‘l’inquiétante étrangeté’ (Sigmund FREUD, Das Unheilmliche, 1919) qui consiste en un dérangement de l’ordre des choses du quotidien[4]. Cette notion est aussi bien présente dans les films de David Lynch que dans les photographies de Gregory Crewdson, comme le montrent les différents éléments cités précédemment, mais également la lumière, bien souvent crépusculaire et rehaussée d’éclairages artificiels. Cette lumière particulière contribue à créer une ambiance emprunte d’étrangeté et de mystère.
À cela peut venir s’ajouter un autre concept : celui d’« extimité », néologisme énoncé par Jacques Lacan, qui repose sur l’ambivalence d’une extériorité dérangeante de l’intime[5]. Dans les photographies de Gregory Crewdson, et plus particulièrement dans celles de Beneath the Roses, les décors semblent devenir le lieu des manifestations de l’intériorité des personnages qui les peuplent, ces derniers étant curieusement isolés et figés. Dans cette série, les décors dans un état de délabrement deviennent, d’une certaine façon, le théâtre d’une humanité rongée par une angoisse sourde, suintante d’abattement et d’ennui[6]. Cet aspect entretient une proximité avec un autre film de David Lynch, Mulholland Drive réalisé en 2001, retraçant le rêve de Diane Selwyn où elle devient Betty dans une première partie, puis son réveil plutôt brutal dans une seconde partie. Dans le rêve, des décors réels de la ville de Los Angeles se mêlent à des décors fictifs, notamment le Club Silencio où tout n’est qu’illusion comme le déclare un homme sur scène. Lorsque Diane se réveille, elle n’est plus la Betty amoureuse de Rita dans le décor idyllique et illusoire de la Cité des anges mais celle qui, plongée dans une profonde dépression suite à sa rupture avec Camilla (Rita dans le rêve), l’a en réalité faite tuer. Sa maison, dans un état de délabrement notoire, semble, de la même manière que dans les photographies de Gregory Crewdson, refléter son état psychologique.
Des images célibataires de films qui n’existent pas
Les photographies de Gregory Crewdson présentent indubitablement des proximités avec un univers lynchien. Cette imagerie cinématographique se trouve alors renforcée par le sentiment qu’elles donnent de condenser tout un récit en une seule image. En effet, elles donnent l’impression persistante d’une histoire qui n’est pas vraiment racontée, une histoire dont on ignore le commencement et dont on ne connaîtra jamais l’issue. Sortes d’images célibataires de films qui n’existent pas, il en ressort alors une impression d’étrangeté, comme si le temps était suspendu ou comme si on avait appuyé sur pause au moment crucial du dénouement d’un film.
[1]Cité par Melissa HARRIS, Gregory Crewdson, Paris, Éditions de la Martinière, 2013, p. 372.
[2]Cité par Michel GUERRIN, « Gregory Crewdson », Le Monde, 15 mars 2009.
[3]Russel BANKS, Gregory Crewdson : Sous la Surface des Roses, Paris, Éditions Textuel, 2011, résumé.
[4]Jean-Charles VERGNE, Gregory Crewdson : The Becket Pictures, cat. exp. (Clermont-Ferrand, FRAC Auvergne, 2017), Clermont-Ferrand, 2017, p. 81.
[5]Ibidem, p. 81.
[6]Ibidem, p. 75.
Tags : Photographie, Photographie contemporaine, Photographie de mise en scène, Cinéma, Gregory Crewdson, David Lynch, États-Unis, Banlieue, Quotidien, Mystérieux.
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