Maëva B.
Ne pouvant se réduire à la simple complétion de nécessités physiologiques, le phénomène alimentaire cristallise des enjeux dont la complexité dépasse la fonction nutritive. En effet, si nul ne saurait nier que le mangeur est avant tout un être biologique, son alimentation n’en est pas moins propice à l’implantation de manifestations culturelles. En ce sens, une étude des mœurs alimentaires mêlant Histoire de l’Art et Anthropologie enrichit la compréhension des mécanismes œuvrant à la conceptualisation de notre environnement ainsi qu’à sa représentation. L’œuvre de Bartolomé Esteban Murillo intitulée Jeunes garçons mangeant des fruits [Fig . 1], nous permet d’appréhender la représentation picturale du motif alimentaire comme témoignage d’un véritable enjeu existentiel.
Manger pour devenir, ou le principe d’incorporation.
Dotée d’une importante charge symbolique, l’usage du motif d'absorption alimentaire témoigne d’une certaine volonté de contrôler le corps pour maîtriser, à travers lui, l’essence même d’un individu. Mis en exergue par les travaux de l’anthropologue Claude Fischler[1], le principe d’incorporation demeure une donnée constante de l’alimentation humaine. Selon cette croyance, l’absorption d’un aliment revient à incorporer aussi bien ses propriétés imaginaires que nutritionnelles. Fusionnant ainsi avec l’aliment par le biais du processus digestif, l’individu partage avec ce qu’il ingère, une identité analogique. Ce mécanisme d’assimilation trouve notamment un écho favorable au cœur de la théorie humorale, en vogue jusqu’au XVIIIe siècle, dont la diététique était un pilier central. L’Homme, soumis à un déterminisme physique (basé sur des critères d’âge, de sexe, ou encore de statut social), se voyait attribuer un tempérament congénital : mélancolique, sanguin, flegmatique ou colérique. Par le biais d’un régime alimentaire approprié, équilibrant les différentes humeurs corporelles (sang, phlegme, bile jaune, bile noire) et les qualités physiques prêtées aux aliments (chaud, froid, humide, ou sec), la médecine holistique faisait de l’individu l’artisan de sa propre destinée, lui promettant d’optimiser sa condition.
Réalisée vers 1645 par l’artiste espagnol Bartolomé Esteban Murillo (1617ㅡ1682), Jeunes garçons mangeant des fruits semble intégrer les préceptes du principe d’incorporation et de la médecine humorale alors effective. L’intitulé même de cette huile sur toile souligne le rôle primordial alloué à l’alimentation en mettant l’accent sur les rapports qu’entretiennent les protagonistes avec la nourriture.
Figure majeure dans l’usage du motif des indigents (à l’image du Jeune mendiant [Fig . 2] peint à la même période), Bartolomé Esteban Murillo représente deux enfants dont la condition misérable transparaît par la présence de haillons déchirés, laissant négligemment apparaître leurs torses et leurs genoux. Dans cette œuvre aux tonalités chromatiques chaudes, les petits mendiants marchant pieds nus, sont assis par terre au premier plan de la représentation. Clôturée par un fond mural, l’action se concentre sur les deux enfants positionnés sur des lignes de force verticales et mis en lumière par un éclairage aux effets caravagesques contrastés. Tenant dans sa main gauche une tranche de melon jaune, le jeune garçon situé à gauche de la toile mange délicatement une grappe de raisin, la tête légèrement renversée en arrière, tandis que son compagnon dévore une tranche du melon qu’il vient de découper. Si les deux compères immobilisent momentanément leurs gestes pour échanger un regard complice, leurs repas respectifs sont quant à eux bien différenciés.
Le mangeur, entre vices et vertus.
Les dangers liés à l’incorporation d’aliments jugés inappropriés ou impropres ne laissent pas de place à une alimentation hasardeuse. Si la perméabilité supposée du corps demeure porteuse d’espoir d’amélioration, elle renferme également le danger d’être contaminé ou dépossédé de soi-même par un aliment néfaste. Ainsi, susceptible d’influencer notre tempérament, l’alimentation ballotte sans cesse le mangeur entre vice et vertu, à l’image du jeune garçon situé à droite de l’œuvre.
Maintenant fermement entre ses cuisses les restes d’un melon, ce dernier saisit un quartier de la cucurbitacée portant encore la trace de ses dents. Très apprécié dès l’Antiquité, le melon est prompt à susciter désir, gourmandise et excès, à l’image des Deux singes pillant une corbeille de fruits de Frans Snyders [Fig . 3]. Figures de gloutonnerie aveugle et de bêtise, les deux primates font écho au comportement alimentaire de notre jeune garçon. Mangeant excessivement et sans retenue, la bouche encore pleine, il semble déjà prêt à découper une nouvelle part.
Si l’iconographie de ce fruit est traditionnellement associée aux débordements gastronomiques, le melon est également relié aux plaisirs terrestres pernicieux. Incarnation du péché de gourmandise, le melon partage avec la pomme - symbole, s’il en est, du péché originel - une origine étymologique commune[2]. Intégrant la mauvaise réputation du melon, la médecine humorale fait de cette cucurbitacée une sucrerie capricieuse[3]. Considéré comme indigeste, sa consommation exposait à de graves conséquences, corrompant aussi bien le corps que l’esprit.
Sous des attraits séduisants, la chair colorée, tendre et juteuse de ce fruit semble annoncer les dangers prêtés aux plaisirs terrestres : à l'immédiateté de la jouissance se substitue rapidement la menace de conséquences fâcheuses pour le mangeur. En ce sens, l’imprudence du jeune glouton manifeste des effets déjà bien visibles. Pour avoir succombé aux apparences trompeuses du melon, le petit mendiant voit son épaule gauche se fondre progressivement dans l’obscurité d’un arrière-plan indéfini, disparaissant dans d’épaisses ténèbres.
Vers une alimentation émancipatrice.
Situé à gauche, le jeune mendiant portant une chemise blanche, adopte quant à lui un comportement alimentaire plus diversifié que celui de son compère. En effet, assis derrière un panier abondamment rempli de grappes de raisin blanc, il tient dans sa main un quartier de melon et approche de sa bouche une grappe de raisin noir. Loin d’être anodine, l’association du melon et du raisin trouve un écho au sein de la diététique humorale. Afin d’annihiler les conséquences néfastes prêtées à la consommation de cette cucurbitacée, il était d'usage d’accompagner ce fruit d’une importante quantité de vin, aux vertus purificatrices[4].
Si le menu des deux enfants diffère, il en est de même de leurs attitudes. Plus pondéré que son camarade, le jeune mendiant vêtu de blanc conserve sa tranche de melon intacte et interrompt momentanément son repas pour regarder son compagnon. Ce geste suspendu semble introduire l’idée d’un choix. Nous l’avons vu, associé aux plaisirs terrestres pernicieux, le melon possède une réputation sulfureuse. Or, si le petit mendiant situé à gauche tient dans sa main une tranche de melon, cette dernière est intacte. Des deux aliments à sa disposition, c’est le raisin que l’enfant choisit de porter à ses lèvres. Fortement empreint de dévotion religieuse puisque associé à l’eucharistie par le biais du vin liturgique, le motif du raisin semble proposer au jeune garçon une voie plus contemplative et spirituelle. Baigné par une lumière soutenue et enveloppé dans une chemise blanche, le jeune garçon situé à gauche semble être le pendant positif de son compère, en même tant que le protagoniste clef du tableau. Ainsi, guidant l’œil du spectateur dans son cheminement, la lumière issue de la gauche de la toile, éclaire d’abord le choix d’une vie vertueuse pour s’éteindre dans l’obscurité des plaisirs terrestres incarnés par le jeune mendiant au melon.
Dans cette œuvre au naturalisme très poussé, Bartolomé Esteban Murillo apporte une attention minutieuse aux rendus de la lumière, des couleurs, ou encore au jeu des textures. Peaux brillantes des raisins gorgés de sucre, pieds sales des petits mendiants, drapés contrastés des vêtements… Autant de détails donnant à la peinture une sensorialité toute particulière. Dans cette optique, la représentation de jeunes garçons et de grappes de raisin n’est pas sans rappeler un épisode légendaire de l’histoire picturale narré par Pline l’Ancien[5]. Alors que le peintre Zeuxis d’Héraclée (464-398 av. J.-C.) venait de représenter un enfant chargé de raisins, des oiseaux - abusés par une mimésis parfaite - tentèrent d’en picorer les fruits sur la toile. La reprise d’un motif similaire mettant en scène de jeunes garçons dégustant du raisin, donne à Bartolomé Esteban Murillo l’opportunité de démontrer toute sa maestria picturale.
Sous l’apparence d’une scène de vie ordinaire, gourmande et enfantine, Bartolomé Esteban Murillo instaure entre ses deux protagonistes, un dialogue silencieux qui n’a pourtant rien d'innocent. Afin de trancher un dilemme existentiel, le peintre convoque au sein de ses Jeunes garçons mangeant des fruits, la force symbolique du principe d’incorporation. Faisant de la consommation alimentaire un outil d’affranchissement, la perméabilité supposée du corps rend possible l’amélioration de notre nature profonde par l’usage d’aliments aux qualités imaginaires appropriées. Remplaçant la morale par la diététique et le juge par le médecin, la théorie humorale alors effective porte en elle l’espoir de nourritures émancipatrices œuvrant au perfectionnement de l’Homme.
[5] PLINE, Histoire naturelle, XXXV [XXXVI], Paris, éd. de Jean-Michel Croisille, Les Belles Lettres, 1985, p. 64.
[4] LÉMERY L., Traité des aliments,. Paris, Witte, 1705, p. 41-43.
[2] GATTEL C.-M., Dictionnaire universel et portatif de la langue françoise avec la prononciation figurée, Lyon, Lugné et Cellard, Tome II, 1827, p.162.
[3] CHARBONNEAU F., « ‘Melon pervers’. Attraits et périls de la bonne chère au siècle de Vatel », Dix-septième siècle, 2002/4 (n° 217), p. 583-594. En ligne : https://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2002-4-page-583.htm
[1] FISCHLER C., L’Homnivore, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 67.
Tags : Anthropologie, Peinture, XVIIe siècle, nourriture, incorporation, Bartolomé Esteban Murillo, Zeuxis d’Héraclée, Pline l’Ancien.
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