Axelle V.C.
Au passage du XXesiècle, il est possible d’être une femme et souhaiter devenir artiste. Malgré une véritable notoriété pour certaines, les femmes se sont vues rejetées par l’histoire de l’art qui a fait preuve de sélectivité. En dépit de l’importance que cela eût pour leur statut artistique, même les femmes formées à l’École Nationale Supérieur des Beaux-Arts ne retiendront pas l’attention du siècle de la modernité. J’aimerais revenir sur l’Académie tenue par Rodolphe Julian car cette institution est la première Académie de peinture et de sculpture à accueillir aussi bien les hommes que les femmes. En ce lieu, les femmes peuvent jouir d’une formation artistique, mais est-elle réellement à l’égale de celle proposée aux hommes ? C’est en prenant appui sur la carrière de Louise Breslau, que je propose d’examiner cette question.
Louise Breslau et l’Académie Julian : l’accès à la formation artistique
Maria Luisa Katharina Breslau, en français Marie Louise Catherine Breslau, est née en 1856 à Munich, cadette de trois autres filles. Après la mort de son père, sa mère décide d’aller vivre avec ses quatre filles en Suisse, sa seconde patrie[1]. L’enfance de la petite Louise est désignée comme pleine de souffrance et privée de joie[2]. Souvent livrée à elle-même, elle fait preuve d’un goût de vivre, d’apprentissage et d’indépendance remarquables. Pour occuper son temps libre, la petite Louise se consacre au dessin et développe un véritable talent artistique.
De ce fait, en 1876 elle cherche une formation artistique alors qu’elle n’a que dix-huit ans. Mais, l’obstacle majeur face auquel les femmes désireuses de devenir artiste se retrouve systématiquement confrontées, s’impose à elle. L’accès aux Académies d’État est refusé aux femmes en Allemagne, en Suisse et en France. Elle se voit donc dans l’obligation d’intégrer une Académie privée, et se tourne vers l’Académie parisienne la plus renommée en son temps, celle dirigée par monsieur Julian. Elle quitte alors Zurich à l’âge de dix-neuf ans, avec sa mère, pour s’installer à Passy, en banlieue parisienne. Pour Louise Breslau, Paris était le seul lieu capable d’accueillir les femmes artistes[3]du point de vue matériel et moral. En effet, la ville de Paris était considérée comme le seul lieu où les femmes pouvaient s’émanciper autant d’un point de vue personnel qu’artistique[4]. Louise Breslau dira ceci : « […] mon désir d’apprendre était immense, et je pressentis tout de suite qu’à Paris, je trouverais les moyens d’apprendre. A cette époque, Paris était la seule ville du monde où une femme trouvait l’occasion de s’instruire. […] »[5]. Ces propos nous permettent de mieux cerner la personnalité de l’artiste. Nous constatons que nous avons affaire à une femme possédant une forte personnalité, dont la volonté d’apprendre est impérieuse. C’est ainsi qu’elle s’inscrit à l’Académie Julian au mois de juin 1876.
L’atelier du passage des Panoramas : une égalité des sexes à nuancer
L’Académie Julian, situé passage des Panoramas à Paris, abrite alors le premier atelier dédié aux femmes, situé passage des Panoramas à Paris. Il est le seul où les femmes peuvent étudier des modèles nus, ce qui fait de cette Académie un lieu d’apprentissage révolutionnaire. L’Académie s’étend en ouvrant plusieurs ateliers, où on retrouve plusieurs classes réservées aux femmes, dont une où elles peuvent prendre pour modèle des hommes en caleçon. En revanche, Marie Bashkirtseff, élève de cette Académie, considère que l’enseignement stagne sur les acquis de l’académisme, soit le drapé et la perspective[1]. Le programme de l’Académie est simple, le matin on étudie le portrait et l’après-midi le nu. Si les élèves le souhaitent, elles peuvent également assister aux cours du soir où on étudie l’anatomie[2].
Grâce à la toile intituléeL’Académie Julian(fig. 1) exécutée par Marie Bashkirtseff en 1881, nous pouvons constater que la réalité est quelque peu différente de ce que les écrits laissent entendre. En effet, nous remarquons que le modèle masculin posant devant la classe de jeunes femmes, est un jeune homme, si ce n’est pas un adolescent, dont le sexe est couvert par un drap noué autour de la taille. Rappelons que d’après les règles de l’Académie Royale, l’apprentissage du nu est indispensable pour la réalisation d’une peinture d’histoire[3]. En effet, ce genre pictural met en avant des corps masculins dont la musculature est plus ou moins exacerbée afin de traduire le caractère héroïque des sujets. Or, face à ce modèle au corps juvénile, il est impossible pour ces jeunes femmes de prétendre à la réalisation d’une peinture d’histoire digne du Salon.
Enfin, nous savons qu’à l’atelier du passage des Panoramas, il y avait deux salles de classe, une au rez-de-chaussée, réservée aux hommes, et l’autre au-dessus, sous les toits, réservée aux femmes. Les hommes bénéficiaient d’un meilleur enseignement et des meilleurs modèles. Dans ce cas, les hommes et les femmes ne fréquentent pas les mêmes classes de cours, et l’apprentissage n’était pas totalement égal. De plus, ‘l’atelier des dames’, comme on le nommait, se faisait dans des conditions de travail peu confortables[1]. La mauvaise isolation des lieux rendait la salle de classe trop froide en hiver et trop chaude en été. L’accès se faisait par un « escalier de service, sombre, étroit et malodorant »[2]. D’autre part, la toile de Marie Bashkirtseff (fig. 1) nous permet également de constater l’étroitesse de la salle de cours. Nous repérons la présence de treize jeunes femmes en train de peindre assises ou debout. Elles occupent les trois tiers de la toile. Sauf une, assise de dos en bas à droite dans le dernier tiers du tableau.
L’épanouissement dans le genre du portrait
Si les études à partir de modèles juvéniles n’ont pas permis à Louise Breslau de devenir une grande peintre d’histoire, elles ne l’ont pas pour autant desservi. Au contraire, il est fort probable qu’en plus de son don pour la peinture, cet apprentissage lui ait permit de développer sa manière de peindre les portraits d’enfants qui l’ont rendu si célèbre en son temps. En effet, les mœurs ont la vie dure, les femmes qui ne sont pas modèles, et qui choisissent de peindre, sont alors réduites à peindre des natures mortes ou des fleurs, et au mieux, des portraits.[3]Louise Breslau n’y échappe pas mais saura tirer parti de ses capacités artistiques, et répondra à de nombreuses commandes pour finir par exposer au Salon.
Au début, les œuvres de Louise Breslau sont influencées par son apprentissage à l’Académie où elle suit les cours de Tony Robert-Fleury, peintre d’histoire parisien. Son œuvre est d’abord fortement marquée par le réalisme que ses professeurs académiques lui enseignent, mais cette dernière est capable d’y apporter sa touche personnelle. Les premiers portraits qu’elle exécute sont marqués par une juxtaposition de différents styles, mêlant les nouvelles idées de l’époque et la méthode du portrait traditionnel. Sa palette chromatique est plutôt sombre, marquée par des teintes terreuses, brune, grise et noir comme nous pouvons l’observer dans le Portrait du poète anglais Henry Davison(fig. 2) qu’elle peint en 1880.
La période entre 1885 et 1887 est fondamentale pour l’artiste, autant d’un point de vue personnel qu’artistique. Sa palette devient encore plus sombre, le brun et le noir dominent, et sa technique visant à réaliser de larges traits de pinceaux s’affirme. Parallèlement, elle travaille sur des toiles où la palette chromatique s’éclaircit quelque peu, les couleurs sombres laissent place à des déclinaisons de rose, de vert, de bleu, de jaune et de rouge. Ces toiles sont rares, mais marquent les prémices de ces études sur les variations de la lumière. Puis, entre 1886 et 1888, elle se consacre à la peinture en pleine nature. Elle évolue rapidement vers un travail où le traitement de la lumière est plus important que la forme, où la palette chromatique s’allège, au même titre que la touche et la matière. L’apogée de son travail en plein air est entre autres marqué par Gamines (fig. 3) qu’elle peint en 1893.
Son travail se focalise de plus en plus sur la figure humaine. Tous les éléments qu’elle introduit autour du modèle sont là pour exprimer la personnalité. Par exemple, dans le Portrait du poète Henry Davison(fig. 2), elle choisit un format inhabituellement plus allongé pour servir la silhouette longiligne du personnage. Si elle introduit ses modèles dans un paysage, il ne sert que d’arrière-plan, et devient un simple élément de décor, comme c’est le cas dans Gamines(fig. 3). Elle traite ses portraits comme des peintures de genre, et chaque personne fait l’objet d’une étude particulière. Si elle réalise une toile de groupe elle va traiter chaque modèle comme un portrait individuel. Prenons Le Portrait des amis (fig. 4) de 1881 qui en est l’exemple type. Le cadrage est resserré sur le visage des personnages pour laisser transparaître une certaine intimité. La composition est réduite à l’essentiel.
A partir de 1890, elle se consacre aux natures mortes afin d’affirmer ses capacités de coloriste. Les personnages passent au second plan, la lumière domine et devient son principal objet d’étude. Au même moment elle se tourne vers un travail au pastel en s’inspirant des pastellistes du XVIIIesiècle qu’elle a étudié au Louvre. Elle jouit aussi des conseils de Degas qui lui montre toutes les possibilités qu’offre cette technique. Elle utilise ce médium pour l’essentiel de ses commandes, gardant l’huile pour des réalisations plus personnelles. L’enseignement de l’Académie Julian encourage les études préparatoires, et l’utilisation du pastel. C’est donc tout naturellement qu’elle va elle aussi utiliser cette technique.
En sommes, nous constatons que même si les femmes sont admises dans cette Académie, certaines mœurs ont la vie dure. Si l’Académie Julian se veut mixte en accueillant les hommes comme les femmes, on n’envisage pas pour autant qu’ils peignent le nu dans une seule et même classe. A travers l’Œuvre de Louise Breslau, nous constatons, que malgré le fait qu’elle soit une femme et reléguée à peindre des genres mineurs, cette dernière a su faire preuve de persévérance. De ce fait, elle a pu faire de sa passion son métier. Elle attirera l’attention et le respect d’artistes tels que Edgar Degas ou Henri Fantin-Latour et exposera de nombreuses œuvres dans les salons où elle emportera des prix.
[1]Catherine Lepdor, Anne-Catherine Krüger, Gabriel P. Weisberg, Louise Breslau de l’impressionnisme aux années folles, op. cit., p.45.
[2]Madeleine Zillhardt dans Louise-Catherine Breslau et ses amis, 1932, op. cit., p.32.
[3]Norbert Rouland, A la découverte des femmes artistes. Une histoire de genre, Aix-en-Provence, Presse Universitaire d’Aix-Marseille (PUAM),p. 211.
[1]Colette Cosnier, Marie Bashkirtseff, un portrait sans retouches, Paris,Pierre Horay, p. 275.
[2]Catherine Lepdor, Anne-Catherine Krüger, Gabriel P. Weisberg, Louise Breslau de l’impressionnisme aux années folles, op. cit., p.46.
[3]Genre pictural le plus noble d’après la Hiérarchie des genresd’André Félibien évoqué dans la préface d’une Conférence à l’Académie en 1667.
[1]Catherine Lepdor, Anne-Catherine Krüger, Gabriel P. Weisberg, Louise Breslau de l’impressionnisme aux années folles, Milan, SKIRA/Seuil, p. 42.
[2]Madeleine Zillhardt, Louise-Catherine Breslau et ses amis, Paris, Éditions des Portiques, p.29.
[3]Catherine Lepdor, Anne-Catherine Krüger et Gabriel P. Weisberg, op. cit., p.44-45.
[4]Denise Noël, Les femmes peintres dans la seconde moitié du XIXesiècle, Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 19 | 2004.
[5]Traduction des propos tenu par Louise Breslau dans « L. C. Breslau über sich selbst », in Am Häuslichen Herd, cahier 9, juin 1926 dans Catherine Lepdor, Anne-Catherine Krüger et Gabriel P. Weisberg, op. cit., p.44-45.
Tags : Femme artiste, Académie Julian, Peinture, Parisienne, Portrait, Pastel, Paysage, XIXe siècle, Impressionnisme
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