Écrit par Victoria Arzhaeva
Comme tous les arts, l’art sacré subit des transformations au fil du temps. Il faut attendre 2011 pour que l’architecture des églises et la musique électronique se réunissent de manière étonnante pour créer un instrument virtuel de musique – Archifon[1]. Les formes architectoniques sont réinterprétées par la projection et le son pour créer chaque fois de nouvelles œuvres visuelles et sonores. Tomáš Dvořák (aka Floex), compositeur de musique électronique et son collègue, Dan Gregor (aka Initi), artiste visuel et spécialiste en animation d’architecture, ont installé Archifon six fois dans des églises de différents pays européens. Or, selon les créateurs, la série d’Archifons n’est pas de l’art sacré. Dans quelle catégorie d’art peut-on situer les œuvres crées à l’aide d’Archifon ?
Mots clés : Archifon, architecture, musique, art sacré, art religieux, art numérique, Tomáš Dvořák, Dan Gregor, festival.
Le XXe siècle a souvent vu la fusion des techniques artistiques : performance, art conceptuel, land-art etc. Avec Archifon l’architecture et la musique se rencontrent de manière inédite. Le terme est composé de deux mots : architecture et son (fonen grec). Pour la première fois, la présentation de cette œuvre a eu lieu lors du festival multimédia PAF 2011 dans la chapelle débaptisée d’Olomouc (République Tchèque) de style baroque. Le musicien Tomáš Dvořák (aka Floex) et l’artiste visuel Dan Gregor (aka Initi) sont originaires de la République Tchèque. Tomáš Dvořák est clarinettiste, compositeur et producteur de musique électronique. Il devient célèbre dès 1996 grâce à ses albums et à la création des bandes sonores pour les jeux-vidéos comme Samorost 2 (2006), Machinarium (2009), Samorost 3 (2016) et Pilgrims (2019)[2]. Dan Gregor travaille sur la question de l’animation d’architecture. Au sein du groupe artistique The Macula il a participé au développement des projections sur l’horloge astronomique de Prague (2010) et sur le nouveau musée de Liverpool (2011)[3].
Les aspects techniques
Le concept d’Archifon est l’utilisation des formes architectoniques comme productrices des sons et de mélodies variés. L’œuvre permet d’interagir avec l’ornement d’une église en mapping ou en projection illusionniste basée sur VJing (mixage de vidéo en temps réel) en utilisant des pointeurs laser. Les pointeurs laser déclenchent des sons, mais également des animations projetées en éclairant un élément en particulier. Le projecteur permet d’infléchir et de mettre en évidence n’importe quelle forme, ligne ou espace. Le jeu de lumière suggestif sur un objet physique crée une nouvelle dimension et change la perception de l’apparence d’un objet ordinaire.
L’étape préparatoire commence avec les photographies 3D de l’espace occupé. Ensuite, à l'aide des caméras web, les créateurs suivent la lumière des pointeurs laser via un système de suivi de mouvement. Ils utilisent leur propre logiciel, écrit par le programmeur Jakub Koníček (surtout pour Archifon III). Un autre logiciel utilisé s’appelle TheBrainqui analyse les données reçues de l’autre logiciel et les envoie à plusieurs ordinateurs responsables des effets visuels, tels que des animations ou des séquences génératives, et du son. Le programme d’Apple Quartz Composer sert à la production des effets visuels. Du côté musical, Tomáš Dvořák utilise Max/MSP programming, logiciel pour jouer de la musique électronique en direct, en créant des configurations pratiques à partir de blocs pré-préparés. Parfois il se sert du logiciel Ableton. Si l’installation est plus complexe et demande une intervention spécifique, le musicien utilise le logiciel de son ami programmeur Vaclav Opekar. En outre, Archifon demande la participation des visiteurs. Jusqu’à une vingtaine de personnes peut collaborer en même temps à la création d’une nouvelle œuvre sonore et visuelle en se servant de pointeurs laser.
Les différentes versions d’Archifon
Archifon I dans la chapelle débaptisée d’Olomouc était composé de plusieurs éléments. Les anges chantaient, les fenêtres produisaient les tons des différents instruments musicaux, les éléments des peintures faisaient résonner des motifs musicaux et des paysages sonores, les piliers agissaient comme curseurs de volume. Il existait même une boîte à rythmes programmable intégrée dans la partie supérieure des piliers.
Floex&Initi, Archifon I, Olomouc, 2011 (cliquez sur l’image pour regarder la vidéo)
https://youtu.be/cw_vZ89e45g
Archifon II était présenté lors de la Nuit Blanche à Bruxelles en 2012, festival des projections multimédias et prestations interactives dans les rues de la capitale belge. Archifon II était installé dans la chapelle royale de l’église protestante de Bruxelles-Musée du XVIIIe siècle. Les visiteurs assistaient à la performance et y participaient en se servant de pointeurs laser pour éclairer les détails et les faire résonner. L’instrumentation était composée de cordes, triangles, chœur, voix des prieurs, glockenspiel (clochettes), flûte, sons de la nature, chants des anges, battement du cœur, tambour et bruits divers.
Floex&Initi, Archifon II, Bruxelles, 2012 (cliquez sur l’image pour regarder la vidéo)
La troisième présentation d’Archifon a eu lieu dans la cathédrale de Sainte Marie (Mariendom) de Linz en Autriche lors du festival Ars Electronica Festival 2014. Cette installation occupait la façade de la cathédrale. Pour la première fois, la projection était faite à l’extérieur et non pas à l’intérieur de l’édifice. Malheureusement, la vidéo d’installation spectaculaire n’a pas été mise sur internet.
Floex&Initi, Archifon III, Linz, 2014 © Initi
Après un arrêt pendant trois ans, Tomáš Dvořák et Dan Gregor ont été invités au festival musical SONICA FEST 2017 à Glasgow. Ils étaient accompagnés par le programmeur Ondřej Průcha. La chapelle commémorative de l'université de Glasgow, qui servait de base pour la projection, est une chapelle interconfessionnelle. Consacrée en 1929, elle est dédiée à la mémoire des anciens étudiants et du personnel de l’université ayant perdu la vie au cours de la Première Guerre mondiale. Les composants d’Archifon IV ressemblaient à ceux de la première version : colonnes comme curseurs de volume gigantesques, statues aux voix angéliques, arcs sonores. L’architecture éclectique du début du XXesiècle a permis d’adapter les dalles de pierre au glockenspiel. La technique de mapping a été appliquée à cette version d’Archifon.
Floex&Initi, Archifon IV, Glasgow, 2017 (cliquez sur l’image pour regarder la vidéo)
https://youtu.be/O0MUH9HSZlI
La même année Tomáš Dvořák et Dan Gregor ont installé Archifon V sur la maquette de l’autel Santini (original conservé dans l’église d’Assomption du monastère de Kladruby, République Tchèque) pour tester et contrôler le jeu musical et visuel par les appareils tactiles comme une tablette.
Floex&Initi, Archifon V, 2017 (cliquez sur l’image pour regarder la vidéo)
La dernière version d’Archifon a été présentée sur le sanctuaire de la basilique de San Juan el Real à Oviedo (Espagne) lors du festival La Noche Blanca en 2018. Exécutée dans un style éclectique, la basilique d’Oviedo date de 1915. Le sanctuaire comporte des mosaïques, des dalles, des arcatures, des sculptures et des colonnes qui ont servi aux productions visuelles et sonores. Plus de 100 éléments imitaient les chœurs célestes, les cloches, les tempêtes et les autres sons. Grâce à cette richesse décorative la dernière version d’Archifon semble sophistiquée et elle a donné aux visiteurs un large spectre d’idées pour créer leurs propres œuvres avec cet instrument virtuel de musique.
Floex&Initi, Archifon VI, 2018 (cliquez sur l’image pour regarder la vidéo)
https://www.facebook.com/nocheblancaovd/videos/459989834491958/
La réception de cette installation par le public est différente. Ainsi, pendant la dernière projection d’Archifon à Oviedo le public espagnol s’est divisé en deux camps. Les uns estimaient y voir une nouvelle manière de visiter une église, les autres attendaient quelque chose de plus grandiose que cela[4].
Actuellement, il n’existe pas d’analogue d’Archifon dans le monde entier, mais il y a des tentatives d’unir l’architecture ecclésiastique et la musique d’une autre manière. En France, cette tentative appartient à Miguel Chevalier. En 2016, l’artiste français d’origine mexicaine participe au festival Nuit Blanche 2016 à Paris et présente son œuvre Voûtes Célestes dans l’église Saint-Eustache[5]. Il s’agit d’une installation de réalité virtuelle générative et interactive accompagnée d’improvisation musicale d’organiste Baptiste-Florian Marle-Ouvrard et le chœur Les Chanteurs de Saint-Eustache. Contrairement à Archifon, Voûtes Célestes n’inclue pas la participation des visiteurs dans la création de l’œuvre. Les visiteurs ne restent que spectateurs. D’ailleurs, Voûtes Célestes n’est pas un instrument musical.
Miguel Chevalier, Voûtes Célestes, Paris, 2016 (cliquez sur l’image pour regarder la vidéo)
https://youtu.be/hvS1Cr8rD8w
Quelle catégorie d’art pour Archifon?
Archifon est un instrument virtuel de musique qui, en lui-même, est une œuvre d’art numérique dans un espace sacré. Cet instrument prend place dans l’église (autel, façade, sanctuaire) et fait interagir tous les éléments en créant des nouveaux effets visuels et des nouvelles mélodies. Or, les créateurs ne considèrent pas Archifon et ses productions comme des œuvres religieuses. Pour eux, ce sont des créations abstraites et universelles[6]. Le choix des lieux d’installation d’Archifon est lié à la taille d’espace occupé. Il n’y a pas de période ou de style d’église particulièrement sélectionné. Dans l’un des interviews Tomáš Dvořák dit : « Les églises sont néanmoins très adaptées pour nos installations. Elles sont très inspirantes, car, généralement, elles ont beaucoup d’éléments architecturaux[7]. » Les églises leur correspondent bien pour l’installation d’Archifon par leur grande taille, bonne acoustique, variété d’éléments artistiques et architecturaux et non pas par leur contexte religieux ou historique.
Dès lors, Archifon peut-il être qualifié d'art sacré ? Revenons à la définition de l’art sacré : « Le terme art sacré est déterminé par sa destination. Il ne signifie pas que l’art serait sacré en lui-même, mais qu’il se déploie au sein d’un édifice religieux consacré[8]. » Ainsi, nous pouvons attribuer des œuvres, destinées aux pratiques religieuses, à l’art sacré si elles sont conservées à l'intérieur des églises ou d’autres bâtiments religieux. Dans le cas d’Archifon ce sont bien des églises qui servent de base d’instrument virtuel de musique, mais l’œuvre n’est pas destinée aux pratiques religieuses.
Dans l’histoire de l’art il existe aussi le terme d’art religieux. L’emploi du terme est problématique car à la fois il est utilisé comme le synonyme de l’art sacré et à la fois il est utilisé à part pour caractériser une représentation d’un sujet biblique ou ecclésiastique. Si le terme d’art religieux peut être synonyme d’art sacré[9], le religieux est considéré comme la caractéristique des images sur des thèmes religieux et bibliques. Dans ce cas, le terme d'art religieux devient partie intégrante du terme d’art sacré. Les œuvres religieuses, malgré les sujets représentés, peuvent être dans une collection privée et dans ce cas il ne s’agit pas d’art sacré car les œuvres ne sont pas utilisées dans les pratiques religieuses. À nouveau, l’espace détermine aussi la sacralité de l’œuvre. Analyserons désormais toutes les versions d’Archifon.
Tout d’abord, les images des figures célestes et des figures saintes font partie des composants d’Archifon (anges, chérubins, peintures sur les sujets bibliques) ainsi que les symboles chrétiens (crucifixion, triangle avec tétragramme, agneau pascal). Ensuite, certains sons et mélodies imitent des chants liturgiques comme les sculptures des anges. Archifon II comprend même les voix des prieurs dont les paroles sont inscrites sur les plaques en marbre des parois du sanctuaire. Ainsi les éléments chrétiens participent à la création des nouvelles œuvres d’Archifon et il est évident qu’il s’agit d’une œuvre religieuse.
En revanche, le contexte des festivals, où Archifon est présent, n’a aucun rapport avec la religion. Ces évènements laïcs sont destinés à présenter les nouveaux artistes au public. Le concept du festival Nuit blanche est apparu d’abord dans les pays scandinaves grâce aux longues nuits naturelles. Les festivals contemporains de Nuit blanche n’ont pris leur forme actuelle qu’en 2002 à Paris en tant que manifestations culturelles et, par la suite, dans les autres villes européennes qui ne sont pas forcément liées à un phénomène naturel. L’autre partie des festivals est consacrée à l’art numérique comme Ars Electronica Festival. Ils présentent les nouveaux médiums artistiques, technologies ainsi que les domaines artistiques sur lesquels les artistes peuvent expérimenter à l’aide des logiciels différents.
Dans les deux cas, Tomáš Dvořák et Dan Gregor sont invités par les organisateurs et non par l’Église. Néanmoins, l’instrument virtuel de musique et ses productions peuvent appartenir à l’art numérique par les médiums de créations et, pour autant, à l’art sacré par l’espace et à l’art religieux par les éléments employés, le charge sémantique et les éléments musicaux de la musique sacrale. L’espace sacral est devenu une partie indissociable d’Archifon. Si un jour Archifon VII est installé dans un bâtiment laïc et prend une autre base musicale, il perdra son lien avec l’art sacré et passera dans une autre catégorie pour devenir un nouvel objet d’analyse artistique. Archifon efface les frontières établies entre les catégories d’art pour atteindre une symbiose parfaite et apporter un nouveau regard sur le patrimoine européen.
[2] http://floex.cz/about-me.html [3] http://www.initi.org/about/ [4] https://www.elcomercio.es/oviedo/noche-blanca-oviedo-20181007005725-ntvo.html , consulté le 24/11/19 [5] http://www.miguel-chevalier.com/fr/voutes-celestes?position=20&list=lBZQxOaRWK2DZNmFR6PDVElSoKi3vgE7ylbWiRxR1xA , consulté le 24/11/2019 [6] https://ars.electronica.art/aeblog/de/2014/08/15/der-linzer-dom-als-musikinstrument/, consulté le 17/11/19 [7] «Kirchen sind dennoch sehr geeignet für unsere Installationen. Sie sind sehr inspirierend, weil meist sehr viele architektonische Elemente vorhanden sind. », traduit en français par l’auteur, https://ars.electronica.art/aeblog/de/2014/08/15/der-linzer-dom-als-musikinstrument/, consulté le 17/11/19 [8] C. Geffré « Le christianisme et les métamorphoses du sacré », dans E. Castelli (dir.), Le Sacré, Paris, Aubier, 1974, p. 33-56, cité dans I. Saint-Martin, Art chrétien/Art sacré : regards du catholicisme sur l’art. France, XIXe-XXe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 181 [9] L’interprétation basée sur l’ambiguïté du terme art religieux.
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