Le 16 octobre 2019 ouvrait au Palais de Tokyo, à Paris, l’exposition collective Futur, ancien, fugitif, sous-titrée « Une scène française ». Jusqu’au 5 janvier 2020, celle-ci a rassemblé 44 artistes ou collectifs. Au titre de notre propre collaboration artistique avec Hendrik Hegray, nous y avons pris part. Franck Balland et Marilou Thiébault, deux de ses commissaires, ont accepté de participer à une discussion sur les modalités de conception et de production d’un tel projet. Cet entretien a été mené à l’écrit entre le 6 novembre et le 8 décembre.
L’idée d’un entretien croisé est issue, d’une part, de notre proximité avec deux des commissaires de cette exposition, et d’autre part de notre propre expérience d’artiste. Le travail déployé durant plusieurs mois est protéiforme. Il s’agit bien sûr initialement de réflexions et de recherches menées en duo avec Hendrik Hegray. Mais celles-ci, surtout dans le cas d’une production spécifique comme cela a été notre cas, sont nourries de discussions avec plusieurs interlocuteurs, afin d’obtenir une mise en forme validée par toutes les parties impliquées. Même si nous n’avons jamais été dépossédés des décisions strictement artistiques, il nous a semblé évident que celles-ci se sont insérées dans un processus beaucoup plus large, impliquant de nombreux acteurs, individuels et structurels. Peut-être est-ce dû à l’envergure particulière, en terme de budget, de personnel, de superficie et d’audience, des projets du Palais de Tokyo, mais il nous a ainsi paru intéressant de discuter la nature presque autonome, indépendante des écritures individuelles, de la création d’une telle exposition dans un tel contexte. Une question qui revient dans cet entretien concerne d’ailleurs la tension qui peut exister entre la volonté de montrer des œuvres et des pratiques singulières, peu vues ou marginales, dans un des plus grands centres d’art contemporain d’Europe, un lieu qui symbolise avec autorité la centralisation des définitions du canon de la création plastique contemporaine. Nous avons aussi voulu interroger nos interlocuteurs sur leurs propres positions dans cette entreprise collective. Se considèrent-ils comme des auteurs, des co-auteurs ou des facilitateurs ? Et dans cette perspective d’une structure qui excède la somme de ses parties (employés et collaborateurs), la notion d’auctorialité n’est-elle pas caduque ? Nous avons essayé de poser les bases d’une réflexion à trois autour de ces sujets.
Jonas Delaborde et Hendrik Hegray, NK 12 Egipan, 2019. Détail du dispositif présenté dans le cadre de Futur, ancien, fugitif, au Palais de Tokyo. [photographie : Jonas Delaborde]
Jonas Delaborde
Mes premières questions ont à voir avec vos arrivées respectives sur le projet de Futur, ancien, fugitif : quand avez vous été recruté.e.s et sur quelles missions ? Où en était le projet de sa définition ?
Franck Balland
J’ai pour ma part été recruté fin janvier 2019, après deux entretiens passés au cours du mois. J’ai été embauché pour travailler spécifiquement sur cette exposition consacrée à ce qui était alors « la scène française » (avant que cela ne devienne « une » scène). Claire Moulène m’avait informé qu’à l’occasion de cette exposition, une ou deux personnes pourraient être recrutées, des personnes identifiées par les commissaires (1), par ailleurs déjà très engagées sur la biennale de Lyon (2). Avec Claire, nous nous étions rencontrés quelques années auparavant lorsque je travaillais au Parc Saint Léger, à Pougues-les-Eaux.
Au moment de ce recrutement, les contours du projet étaient assez flous. Il y avait en gros deux idées qui se croisaient sans nécessairement toujours se rejoindre : d’une part, accorder une place importante à des artistes peu ou pas montré.e.s en institutions, et pour certain.e.s clairement identifié.e.s comme « en marges » (des artistes que Jean de Loisy, réel initiateur du projet avant son départ aux Beaux-Arts de Paris, appelait des « hurluberlus ») et d’autre part – je crois que c’était davantage un désir de certaines commissaires – faire en sorte d’inviter des espaces indépendants (des artist-run spaces, des ateliers partagés…), de rendre compte de ce moment collectif qui existerait aujourd’hui dans le paysage de l’art français.
Au final, le projet s’est pas mal transformé et s’est resserré autour de certains phénomènes de filiation et de certaines familles d’artistes qui, sans être fondamentalement marginales, ont certainement pâti d’une moindre visibilité – tout en ayant fortement vitalisé d’autres scènes plus visibles. À ce stade, mon rôle a été de participer à cette formulation du projet autant qu’à l’identification des figures « pivots » que nous avions envie de mettre en valeur et de les connecter à d’autres familles d’artistes (de générations et de parcours différents).
Marilou Thiébault
Nous avons été recrutés dans la même période. J’avais été contactée au début de janvier 2019 par l’une des commissaires que je connaissais de loin. Je cite ici son mail assez énigmatique : « Le Palais de Tokyo prépare pour l’automne 2019 une exposition sur la scène émergente française (nous employons la notion d’émergence au sens large – il s’agit de s’intéresser à des artistes pas encore / pas assez / pas du tout reconnus ou encore oubliés, dont la pratique s’inscrit en dehors des sentiers battus) et nous aurions aimé en discuter avec toi. »
À l’époque, j’avais eu écho des difficultés des commissaires à aligner leurs pensées sur un projet commun, et la résolution qui avait été adoptée de solliciter tous les centres d’art, FRAC, résidences, artist-run spaces etc. du pays pour que des dossiers d’artistes soient recommandés au Palais de Tokyo. Cette logique de représentativité et ce souci de diplomatie ressemblaient à un grand détour par rapport à l’exercice curatorial qu’une telle exposition représentait.
C’est seulement à la fin du rendez-vous assez informel qui a eu lieu au Palais de Tokyo, que les commissaires m’ont dit qu’elles cherchaient quelqu’un pour compléter l’équipe curatoriale de ce projet spécifique, et qu’elles avaient pensé à quelques personnes, dont moi. J’ai donc fait une lettre en bonne et due forme, puis passé un entretien avec le directeur général, sans savoir pour quelle fonction je postulais, sinon « membre de l’équipe curatoriale ».
Une ambiguïté qui s’est confirmée quand on m’a annoncé qu’on ne pouvait malheureusement me proposer que le poste d’assistante curatoriale. J’étais évidemment heureuse d’avoir le poste. Cependant, un malentendu a persisté dans l’adéquation entre ma fonction et mon profil, d’autant que l’équipe était persuadée que j’avais visé le poste de curateur. Franck est celui qui le premier a proposé que j’accompagne certains artistes de l’exposition comme une vraie commissaire. En l’occurrence, il s’agissait d’Hendrik et toi. Je crois en fait que mon rôle est resté mal défini jusqu’au bout, mais dans un sens assez agréable.
Jonas Delaborde
Est-ce que, dès le départ, cette exposition est envisagée comme une nouvelle occurrence du projet déployé dans Notre histoire ... et Dynasty (3), c’est à dire une manière de faire apparaître une scène artistique française, ou un moment d’une scène artistique ?
Franck Balland
On m’a très rapidement présenté l’exposition comme un projet qui se démarquerait de Notre histoire … et Dynasty, pour les raisons explicitées plus haut – il était déjà question de mettre le curseur ailleurs, à un endroit moins balisé que celui de la jeune création uniquement, qui est aujourd’hui, pour de nombreuses raisons, surexposée et surexploitée.
Jonas Delaborde
Il faut comprendre qu’une des choses qui m’intéressent le plus dans cet échange, c’est la question de l’auctorialité d’une proposition telle que Futur, ancien, fugitif. Est-ce qu’il existe, par exemple, un reliquat de l’impulsion initiale de de Loisy dans l’exposition telle qu’elle existe ? De là où je suis, il me semble effectivement qu’il y a des « hurluberlus » peu montrés en centre d’art, dont Hendrik et moi faisons probablement partie plus que d’autres. Mais il y a aussi des figures beaucoup plus identifiées.
Franck Balland
Je n’ai pour ma part jamais été à l’aise avec cette désignation, et je ne considère en aucun cas que toi ou Hendrik soyez des hurluberlus. Il y avait dans cette idée je crois le fantasme d’aller trouver des créateur.trice.s oublié.e.s aux quatre coins de la France, avec peut-être la vague envie de faire un Bord des mondes bis (4), au moment des Gilets jaunes. Je n’en sais rien. Des gens comme vous, comme Antoine Marquis, ou comme Maurice Blaussyld par exemple, n’avez pas vraiment eu les faveurs de l’institution jusqu’à présent, mais vous êtes loin d’être déconnectés. Les hurluberlus sont peut-être devenus des figures plus confidentielles, plus discrètes, ces « artistes d’artistes » qui ont, pour certain.e.s, nourri la scène sans vraiment y appartenir. À ce titre, la relation de Lili Reynaud-Dewar avec Hendrik, qui a beaucoup performé pour elle, est assez exemplaire.
Marilou Thiébault
Je n’ai pas souvenir que cette notion « d’hurluberlus » ait été à ce point centrale dans la définition de cette exposition. Je dirais plutôt que la réflexion s’est déroulée en plusieurs phases. Au moment où Franck et moi sommes arrivés dans ce projet, chacun.e des commissaires avait dressé une liste des artistes qu’il leur semblait important de défendre, et nous consacrions nos réunions à regarder ces dossiers. L’idée était de partir des pratiques qui semblaient pertinentes à toute l’équipe aujourd’hui pour en faire découler la forme, l’orientation de l’exposition. Nous gardions en tête que des centaines de dossiers avaient été recommandés depuis partout en France, mais ils n’ont pas sensiblement orienté les discussions. Une des idées qui est longtemps restée en débat a été d’inviter plusieurs artist-run spaces à faire leur propre exposition au sein du Palais, mais les pratiques étaient trop inégales et seule « l’énergie » faisait mouche. C’était dans l’air du temps mais ça ne faisait pas assez sens. Ensuite, ce qui est venu au cœur des échanges, furent les histoires de filiations, les relations entre des figures tutélaires plus anciennes et des générations plus jeunes qui font écho à leurs pratiques. C’est sur ce schéma que l’on a lancé les premières invitations avec, comme pour les suivantes, un consentement unanime : Nathalie Du Pasquier, Anita Molinero, Marc Camille Chaimowicz. Ce sont des figure discrètes et essentielles, comme tu les décrivais, Franck, mais ce ne sont pas des « hurluberlus ».
J’aimerais ajouter deux choses pour être plus claire et plus précise sur cette question de l’auctorialité. Parler publiquement de « scène française », et de la France en général, est toujours un sujet embarrassant. Cette simple impulsion, donnée pendant le mandat de Jean de Loisy, pouvait revêtir un caractère de patate chaude et appeler à une bataille d’intérêts. Cependant, absolument aucune pression extérieure n’a été exercée, ni par lui, ni par des marchands ou par qui que ce soit – ou bien s’il a pu y en avoir, elles ont été sans conséquence sur nos prises de décisions. C’est un point important. Le second est que je crois savoir que l’initiative de ce projet revient en réalité à Laurent Dumas, PDG de Emerige, directeur du conseil d’administration du Palais de Tokyo, et financeur non négligeable de cette exposition. J’ai en effet entendu parler d’une réunion des directions de grosses structures publiques et fondations, à l’occasion de laquelle Laurent Dumas avait proposé de mettre ces institutions au diapason le temps d’une saison, pour faire des programmations simultanées sur « la scène française ». Le projet est visiblement tombé à l’eau, mais ce qui s’est appelé ensuite Futur, ancien, fugitif a tout l’air d’en être le reliquat. Cependant, là non plus nous n’avons pas senti d’obligation de rendre des comptes ou d’inviter des artistes nominé.e.s aux différentes Bourses Révélations Emerige (Carlotta Bailly-Borg a été nominée cette année, mais après son invitation dans l'exposition).
Jean-Alain Corre, Poisson ascendant poisson : Avatar 2, 2019. Détail de l’installation présentée dans le cadre de Futur, ancien, fugitif, au Palais de Tokyo. Courtesy de l’artiste. [photographie : Jonas Delaborde]
Jonas Delaborde
Toujours sur cette question d’auteur.e(s), vous semble-t-il que cette exposition a pour auteure unique l’institution qui la produit et qui l’accueille (5), ou bien est-ce qu’elle serait un objet collectif, aux signataires multiples, commissaires, artistes, voire même les monteurs, l’équipe de production, etc ? Est-ce que les impulsions individuelles ont été dissoutes dans un mouvement collectif ? Et si c’est le cas, où s’est arrêtée la dissolution des envies singulières, en particulier dans un contexte de travail dégagé de l’arbitrage final qui est habituellement le rôle de la présidence, puisque celle-ci était alors vacante ?
Franck Balland
C’est une question complexe. Elle est pour moi le résultat d’un nombre considérable d’échanges, de discussions, de négociations. La question de l’auctorialité est difficile à déterminer : disons que l’institution, en accueillant des personnes aux parcours si différents, finit peut-être par lisser ces attractions diverses et à offrir quelque chose de plus ou moins équilibré.
Pour ce qui est de la deuxième partie de ta question, je pense qu’on a tou.te.s eu quelques frustrations (le fait des négociations, du consensus), mais que certaines idées ont tout de même pu surgir. Les envies singulières s’arrêtaient au moment où personne ne les soutenait ; quoi qu’il en soit, il a parfois fallu batailler, mais c’est le jeu, ça rend certaines invitations plus jouissives. La vacance de présidence dont tu parles a effectivement permis de poser les choses plus sereinement, de se concentrer, entre nous les curateur.trice.s du projet, sur les seules propositions que nous avions envie de faire. Et ça a été une vraie chance.
Marilou Thiébault
Oui, il y a eu quelques bras de fer. C’est malgré cela une exposition qui s’est dessinée sur des envies, des intuitions et des convictions que chacun.e d’entre nous pouvait avoir. Et effectivement, notre chance aura peut-être été de ne pas voir ces envies filtrées par l’arbitrage de la présidence du Palais. En réalité, ce qui a été le plus chronophage c’est le principe assez sain de valider collectivement chaque décision, chaque invitation. C’est généralement le ou la commissaire qui avait amené le travail d’un.e artiste dans la conversation qui se retrouvait en charge de l’accompagner par la suite. En conséquence, différentes invitations pouvaient se répondre sans être initiées par la même personne. Il n’y a pas eu de « pré carré ». Ni dans les discussions, ni dans la scénographie. Peut-être est-ce ce qui lisse la variété de sensibilités, pourtant très nette dans nos échanges. Sans doute l’institution finit-elle de dissoudre ces différentes inclinaisons, mais c’était admis d’emblée.
Jonas Delaborde
Pour revenir au resserrage thématique, comment êtes-vous passé.e.s de cette approche, cette sélection, à travers le prisme d’un « moment collectif », (une lecture à laquelle tu ne sembles pas souscrire, Franck) à une articulation autour des « filiations » ? Comment est-ce qu’une idée comme celle-là émerge ?
Franck Balland
Ce n’est pas tant que je ne souscris pas à cette idée d’un moment collectif. C’est plutôt que je ne crois pas que le fait d’inviter ces collectifs, ou lieux dits « indépendants », qui ont fait le choix d’exister en dehors de l’institution, ait été pertinent dans le contexte d’une exposition comme celle-ci. Je crois que ça aurait été nécessairement cacophonique, et probablement paradoxal quant à ce qu’il convient de préserver d’une existence « off the grid » – si l’on peut dire. Reste que passer à cette question des filiations ou des compagnonnages (des filiations réelles, profs-élèves, type Jean-Luc Blanc et les membres de Turpentine (6), ou des affinités électives fortes, comme celles qui réunissent Jean-Alain Corre et Anne Bourse, ou Sarah Tritz et Jean-Charles de Quillacq, mais on pourrait en citer d’autres, comme celle qui a pu vous concerner, les Nazi Knife (7), avec Julien Carreyn et Antoine Marquis) était un moyen de parler de ces relations, de ces affections particulières, et donc d’envisager certaines pratiques dans un faisceau plus large, plutôt que comme des marqueurs singuliers des formes que la scène française a pu adopter ces dernières années.
Marilou Thiébault
Oui et ça permettait d’éviter ce qui nous semblait être un écueil pour cet exercice, à savoir entretenir le mythe de « l’émergence », de la génération dorée sur qui parier absolument, ce que les prix d’art contemporain ont beaucoup tendance à alimenter (passé 35 ans, si on ne vous a pas donné votre chance, vous êtes foutu.e). Il nous paraissait plus fécond de se demander comment, et à partir de quoi, les différentes générations se développent. Et par conséquent, de moins observer les relations dans une même tranche d’âge (par exemple au sein des artist-run spaces, et entre eux), mais révéler ou dessiner des rapprochements entre différentes générations.
Ce que tu soulignais, Franck, sur la légitimité de l’institution à convier des entités qui se sont formées précisément pour exister en dehors d’elle, me semble essentiel. J’ai l’impression qu’on a nous aussi travaillé au Palais de Tokyo comme des oiseaux de passage, puisqu’on est entrés dans cette grande machine pour quelques mois – un peu plus pour toi – et en gardant en perspective qu’on n’était là que de passage. Peut-être que ça nous rendait plus sensibles à ce que l’institution représente à l’extérieur, je ne sais pas. Mais ce sont des questions similaires qui pouvaient être soulevées au sujet de ce grand appel à recommandation lancé à travers la France. Le geste pouvait être comme un signe d’humilité, de curiosité et de générosité, ou bien comme celui d’une pensée centralisatrice qui met la capitale et l’institution reine au bout de la chaîne de légitimation des jeunes artistes.
Jonas Delaborde
Oui, je confirme la persistance de cette perception pyramidale (le Palais de Tokyo au sommet), et aussi celle d’une chronologie très linéaire dans la façon dont on envisage la carrière d’un artiste contemporain (école, bourse, prix, monographie en FRAC et/ou à Paris). On pourrait argumenter que c’est une logique de parcours qui fait sens par rapport à la « découverte » d’un artiste, et dont l’audience s’élargit progressivement, mais elle ne laisse que peu de place aux bifurcations, aux positionnements périphériques ou aux singularités.
Je souhaitais revenir sur plusieurs choses qui ont été dites plus haut. Franck, les arguments que tu avances pour expliquer l’inadéquation entre un lieu comme le Palais, absolument institutionnel, et des lieux alternatifs qui seraient invités à y exposer, me semblent très convaincants. Mais si on poursuit dans cette logique – je ne trouve pas forcément d’alternative à la tautologie –, est-ce que le Palais de Tokyo ne peut montrer que des expositions du Palais de Tokyo ? Cette interrogation résonne aussi avec ma question précédente sur la dissolution des signatures individuelles. J’insiste parce qu’il y a un désir manifeste de votre part de montrer « autre chose », des artistes plus périphériques ou plus discrets. Est-ce que cette « autre chose » ne devient pas forcément la « même chose » à partir du moment où elle est montrée dans ce contexte ?
Pour ma part, j’ai eu le sentiment de faire ce que j’avais envie de faire, plus ou moins de la manière dont j’avais envie de le faire. Je me demande par contre comment ce que nous avons fait s’inscrit dans ce lieu, dans la cartographie que vous avez définie ou dans « une scène ». J’ai essayé, avec Hendrik, de réfléchir à une manière de nous ancrer à l’architectonique du lieu, plutôt qu’à son histoire ou à ce qu’il représente, d’où mon insistance initiale à trouver des « vrais » murs, et non pas des cimaises, une « vraie » salle, etc. Je ne nie pas qu’il puisse y avoir une certaine naïveté dans cette démarche, mais je crois qu’elle nous a permis de trouver un positionnement particulier.
Franck Balland
Je ne suis pas sûr de pouvoir exprimer autre chose que des intuitions ou des impressions. Peut-on faire au Palais de Tokyo une exposition qui ne fasse pas Palais de Tokyo ? Certainement, oui. Même si l’ADN de ce lieu (fréquemment invoqué entre ses murs pour justifier des partis-pris de communication ou de méthodologie, d’ailleurs), qui est une combinaison d’un certain esprit – semble t-il hérité de sa conception initiale en tant que centre d’art « indiscipliné » pensé par Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans – et d’une expérience artistique adaptée à ses volumes relativement exceptionnels, semble encore conditionner différents usages. Le fonctionnement institutionnel du lieu (mais cela est valable pour de nombreux autres centres d’art) rend les projets qui s’y déroulent institutionnels. Il reçoit beaucoup de public, les normes de sécurité influencent les parcours, les œuvres, bref, on est dans une autre dynamique que celle des espaces indépendants, évidemment. Cependant, cette « autre chose » dont tu parles peut sans doute advenir si on déplace certains curseurs. Montrer Maurice Blaussyld ou Nazi Knife sera toujours autre chose que montrer des artistes qui ont les faveurs du marché. L’institution est la même, le parcours suit les mêmes contraintes, mais l’adresse, l’endroit d’où « ça » parle, sont différents.
Marilou Thiébault
Je ne vais pas gloser sur ce vous avez dit, mais je crois simplement que vous avez raison ensemble : les volumes du Palais de Tokyo induisent une conception de l’art comme « expérience », qui induit elle-même un certain type d’usages et d’expos. Peut-être qu’une autre gestion des espaces, des expositions réduites et conçues dans une temporalité plus longue généreraient autre chose. Est-il utile de rappeler que pour Futur, ancien, fugitif qui se tient sur presque 7000 m², les premières invitations ont été lancées 6 mois avant le vernissage ? Les artistes et l’équipe de production ont fait des miracles. Et je crois que votre choix d’un espace autonome et inscrit dans l’architecture du lieu a été fait avec beaucoup de lucidité sur ces questions-là.
Jonas Delaborde
Je me posais ensuite plusieurs autres questions relatives à la manière dont les premiers invités viennent composer un parcours, puis l’exposition physique. Comme nous l’avons évoqué, la situation géographique et architecturale de notre propre intervention était importante. Comment avez-vous attribué les espaces ? Je me souviens que Franck m’avait parlé de croquis réalisés par Claire Moulène, comme un gros intestin ? Y a-t-il eu beaucoup de requêtes particulières ? Je suppose que l’intégration au déroulé d’une exposition ne se fait pas de la même manière s’il s’agit d’une production ou d’une œuvre préexistante, dont on connaît le format et la nature. Comment les espaces plus expérimentaux, processuels, ont ils été gérés dans l’équilibre général ? J’ai l’impression qu’ils sont finalement peu nombreux.
Franck Balland
Oui, Claire a longtemps fait un petit dessin assez rigolo de sa vision de la circulation dans le Palais : une sorte de gros intestin avec différentes ramifications et des sortes de nœuds, qui marquaient des moments de présentation plus individuelle. Cet intestin venait faire le lien entre différentes modalités de monstration et il me semble que l’exposition garde quelque chose de cela aujourd’hui, avec ses mini-solo et ces moments plus collégiaux.
C’est une vision de l’exposition à laquelle je souscris personnellement, et qui provoque différents types d’intensité et de rapprochements. Cela permet aussi, je crois, de faire émerger du sens. Nous avons donc travaillé le parcours en intégrant différents paramètres. Il fallait d’une part respecter les pré-projets qui commençaient à nous arriver (ou anticiper, en fonction des pratiques des artistes invités, des espaces qui pourraient leur convenir), et d’autre part faire en sorte de respecter certaines « humeurs » afin de faire évoluer le travail de chaque artiste dans un environnement convenable. En fonction des premières invitations, nous avons identifié des problématiques et des enjeux qui ont posé les bases de la circulation telle qu’elle est aujourd’hui. Et tu as raison, il y a finalement peu d’espaces très expérimentaux ou processuels. Je crois que les contraintes fixées par la régie et la maintenance des œuvres ne le permettent de toute façon pas vraiment.
Marilou Thiébault
Même si le dessin des boyaux de Claire était séduisant, je ne perçois pas l’exposition finie comme une réalisation de ce projet-là, contrairement à toi Franck. Il y a certes des temps collectifs et des temps individuels, et aussi des temps d’entre-deux, mais l’idée originelle (telle que je m’en souviens) était de plutôt donner les temps individuels aux figures tutélaires, et de faire rayonner leur travail, leur esprit, leur influence dans des zones collectives qui devaient leur être liées. Je ne crois pas que cela se lise si clairement dans l’expo. Dans les faits, il y a d’autres paramètres qui entrent en jeu, comme tu le disais. Nathalie Du Pasquier a été la première placée, dans le Païpe (8). Cet espace central a très vite fait sens par rapport à son travail. Ensuite, le travail de Laura Lamiel s’imaginait plus facilement sous la grande verrière, ce qu’elle a confirmé ; Maurice Blaussyld, dont le projet était préexistant sur le papier, était aussi contraint par des questions de portance du bâtiment pour une œuvre très lourde. Nils Alix-Tabeling et Madison Bycroft souhaitaient s’installer devant des murs de brique, Agata Ingarden sous les fermes de la verrière du niveau inférieur ; nous devions maintenir une distance entre les vidéos pour éviter les interférences sonores… Toutes sortes de paramètres techniques ou artistiques relativement classiques avec lesquels il fallait jongler pour maintenir une progression cohérente dans le parcours.
Montage de l’œuvre de Maurice Blaussyld dans le cadre de Futur, ancien, fugitif, au Palais de Tokyo, 2019. [photographie : Franck Balland]
Jonas Delaborde
J’ai été surpris que la plupart des œuvres soient compatibles avec une logique de white cube, et par ailleurs, que les volumes exceptionnels du Palais ne soient exploités que par quelques artistes. Pourquoi ne trouve-t-on pas plus d'environnements, ou d’œuvres qui vont à l’encontre d’un contexte formel relativement générique ? S’agit-il d’un choix des commissaires, d’un auto-formatage des artistes, d’une « tendance » artistique ?
Franck Balland
Ta question sur les « environnements » finalement peu nombreux rencontre, je crois, des problématiques de temps. Marilou a mentionné les problèmes soulevés par le projet initial de Maurice Blaussyld. D’autres artistes avec lesquels j’ai pour ma part travaillé ont émis le souhait de développer des formes plus immersives, mais les contraintes diverses ont rendu leurs propositions impossibles à réaliser. Par ailleurs, nous devions trouver un juste équilibre entre production et emprunt de pièces, ce qui a sans doute conditionné l’arrivée d’œuvres moins « calibrées » aux espaces d’exposition. Mais cette relative modestie de certaines propositions n’est pour moi pas un mal : cela permet de sortir d’une expérience de l’espace qui, par excès de propositions grandiloquentes, est souvent épuisante.
Marilou Thiébault
Sur le point des espaces expérimentaux ou processuels, je ne dirais pas que cela était induit par les contraintes de la régie, mais simplement que peu d’artistes ont manifesté le désir de travailler ainsi. Bien sûr, des contraintes techniques et sécuritaires ont existé, mais là encore il convient de rappeler que nous avons travaillé sans présidence. Jean de Loisy avait pour habitude d’endosser la responsabilité de toutes les propositions à risque, et de faire aboutir des projets complexes contre vents et marées, sans quoi une exposition comme celle de Thomas Hirschhorn (9) n’aurait jamais vu le jour. Dans un cas comme le nôtre, personne n’aurait eu l’autorité pour forcer le passage si cela avait été nécessaire.
Cela dit, à propos des environnements, je n’ai pas souvenir que cela ait été un objet de discussion particulier entre nous. Peut-être que cela manque en effet. Peut-être était-ce un contre-coup du travail parallèle à la Biennale de Lyon qui épuisait par son abondance d’œuvres monumentales ; je ne sais pas bien.
Jonas Delaborde
J’aurais aussi souhaité savoir comment se sont passés les échanges avec les artistes ? Je pense surtout aux productions spécifiques, lorsqu’il y en a eu. Est-ce que les choses ont été fixées rapidement, ou bien y a-t-il eu des accouchements plus difficiles, des projets qui ont beaucoup bougé ? À quel moment s’arrêtent l’écriture et la réflexion, puisque de nombreuses pratiques artistiques intègrent un temps d’expérimentation ou des logiques processuelles, évolutives ?
Franck Balland
Concernant les productions, j’ai pour ma part eu beaucoup de chances, puisqu’à une ou deux exceptions près, tout a été défini très vite. Certains projets ont été difficiles à mettre en œuvre techniquement, mais l’équipe de production emmenée par Géraldine Caizergues et Nataša Venturi, assistées de Justine Jean, a parfaitement accompagné les artistes avec qui j’ai collaboré. Dans l’ensemble donc, tout a été plutôt rapidement fixé et efficacement construit.
Jonas Delaborde
Et à titre personnel, les échanges intellectuels avec les artistes dont vous vous êtes occupés ont ils été importants ? Est-ce que cela fait partie des choses que vous avez cherché à mettre en place et qui vous semble faire partie de votre travail de commissaire ?
Franck Balland
Les échanges intellectuels (mais pas seulement : les discussions de tous ordres, l’accompagnement, les encouragements dans l’expérimentation, que sais-je encore ?) sont à mes yeux des caractéristiques essentielles de la pratique du commissariat. Je dois bien avouer que j’ai de plus en plus de mal à construire des projets avec des artistes ou des collaborateur.trice.s desquel.le.s je me sens en complet décalage intellectuellement ou avec qui je ne partage pas une certaine proximité humaine. Ça peut sembler un peu naïf formulé de cette manière, mais définir un espace de confiance avec un.e artiste, avec qui on peut autant échanger que blaguer ou aborder les enjeux esthétiques et politiques d’un travail, c’est pour moi un privilège essentiel pour parvenir à concevoir quelque chose de cohérent dans un espace institutionnel – ou autre. Tout cela prend du temps et ne rencontre pas nécessairement les rythmes qu’imposent un certain milieu de l’art dont les centres d’art, les musées autant que les fondations et les galeries sont parfois des alliés malheureux. Peut-être que cette exposition, qui rend également visible la proximité qu’entretiennent les commissaires avec certain.e.s artistes, et parfois depuis de longues années, dit aussi autre chose de ce moment actuel de l’art. Du moins je l’espère. Un des titres envisagés a d’ailleurs été « Les Affections ».
Marilou Thiébault
Je suis tout à fait d’accord avec ce point de vue sur le travail en amont de l’exposition. Pour l’instant, je reste intimement convaincue que de nos « affections » pour tel ou tel travail découle généralement une sympathie pour l’artiste qui en est l’auteur.e ; qu’il y a une sorte d’équivalence entre l’affinité esthétique et celle de la conversation. Mais outre cela, il me paraît indispensable de collaborer avec une aisance et une confiance dans les échanges de manière à éviter que des frustrations soient restées non-dites et non-élucidées. Cela ne veut pas dire que nous n’avons invité que des personnes dont nous étions proche – une telle critique a déjà été émise – loin de là. Ça ne signifie pas non plus que les échanges ont été soutenus pendant tout le processus de production, de montage, et d’ouverture de l’exposition. Le travail de commissariat ne consiste pas, à mon sens, à seconder toutes les réflexions et les prises de décision des artistes par une sur-présence, mais à essayer d’être attentive aux besoins de chacun.e des artistes, et disponible à la mesure de leurs attentes. Pour revenir une dernière fois sur cette question de l’auctorialité, et en mettant de côté les artistes dont le rôle est particulier, les différents acteur.trice.s de l’exposition ne sont pas nécessairement en quête d’une signature ni d’une autorité, sur le mode d’une puissance ostentatoire. Leur participation s’inscrit dans une autre logique, celle d’une mise en œuvre ou de la réalisation d’un potentiel.
Jonas Delaborde et Hendrik Hegray, NK 12 Egipan, 2019. Détail du dispositif présenté dans le cadre de Futur, ancien, fugitif, au Palais de Tokyo. [photographie : Jonas Delaborde]
(1) Adélaïde Blanc, Daria de Beauvais et Claire Moulène.
(2) Le Palais de Tokyo a été invité comme commissaire de la 15e Biennale de Lyon, qui a ouvert en septembre 2019.
(3) Notre Histoire … (2006) et Dynasty (2010) sont deux expositions collectives, organisées au Palais de Tokyo (et au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris pour la seconde). Elles ont toutes les deux été conçues avec l’intention explicite d’offrir un panorama de la scène artistique émergente française.
(4) Le Bord des Mondes est une exposition collective organisée en 2015 au Palais de Tokyo par Rebecca Lamarche-Vadel. Selon le texte de communication, « l’exposition invite à emprunter des sentiers interdits et à chevaucher sur la faille qui habituellement sépare la création artistique et l’invention créative. » https://www.palaisdetokyo.com/fr/evenement/le-bord-des-mondes (consulté le 06/12/2019)
(5) On peut lire à ce sujet l’édito de Roxana Azimi, « En quête d’identité » dans Le Quotidien de l’Art n°1847 du 6 décembre 2019. https://www.lequotidiendelart.com/articles/16673-en-qu%C3%AAte-d-identit%C3%A9.html (consulté le 07/12/2019)
(6) « Turpentine est un fanzine édité par Jean-Luc Blanc, Mimosa Echard, Jonathan Martin et [ses] invités », selon le site de la revue. Entre 2013 et 2019, 10 numéros ont paru.
(7) Nazi Knife, titre de la publication que nous avons créée en 2006 avec Hendrik Hegray, et dans laquelle, par ailleurs, ont été publiés plusieurs des artistes montrés dans Futur, ancien, fugitif (Antoine Marquis, Julien Carreyn, Anne Bourse).
(8) Le Païpe est l’espace central du niveau -1 du Palais de Tokyo, légèrement en hauteur par rapport au reste du plateau. Il fait face à l’arrivée des visiteurs par un large escalier depuis le rez-de-chaussée.
(9) L’exposition Flamme Éternelle de Thomas Hirschhorn, a été montée en 2014 au Palais de Tokyo, alors que Jean de Loisy en était encore le président. Son format, entre atelier et agora, ouvert et gratuit, inscrivait le dispositif dans un registre d’espace public plutôt que dans celui d’une exposition classique. Il mettait en jeu plusieurs paramètres administratifs liés, par exemple, à la sécurité des visiteurs, mis en présence d’une flamme allumée en continu, ou libres de s’emparer de certains objets et outils potentiellement dangereux. Un point de vente de boissons alcoolisées faisait également partie du dispositif conçu par Hirschhorn.
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