À l’instar des développements techniques et conceptuels, l’art contemporain incite une révolution des perceptions et des rapports au « sens » de l’art ; ce dernier encore relégué à l’artefact visible. Seulement, l’art ne consiste pas à reproduire ou à créer des formes, mais à « capturer des forces »[1] ; ce principe étant commun à tous les arts. L’art est un vide, à la fois plein et vide ; étendu, invisible, capté, perceptible, par qui le veut bien.
INTRODUCTION
Art conceptuel, art contextuel, musique, expériences immersives, reconstitutions d’œuvres pour personnes malvoyantes… Ces notions laissent entendre des processus de création qui dans la société actuelle sont en mesure d’engager de nouveaux modes d’action de l’art, pouvant ainsi permettre d’envisager la théorie esthétique contemporaine sous un nouvel angle. La philosophie contemporaine détient la capacité de changer les modes de perceptions, de sensibilisation à l’art, et du monde ; ainsi se doit de remettre en question les systèmes fonctionnels, cognitifs, de la pensée et de l’interaction vis-à-vis du concept. Si depuis le XXᵉ siècle les conceptions de l’histoire de l’art font état d’un progressisme méthodologique et théorique afférent au progrès technique et scientifique, elles conservent et soutiennent de manière sous-jacente une certaine définition de ce qu’est l’art – et par la même ce qui ne l’est pas – générant un rapport particulier entre la société et celui-ci. L’art tel que nous l’entendons aujourd’hui, celui qui erre dans la conscience collective et l’imaginaire, a été formaté voire structuré par un mode quelque peu restrictif des théories esthétiques, notamment à partir de la notion de beau. Ces théories furent conçues et appliquées à partir de productions, prenant le rôle de sujet, du « quoi », suscitant alors la contemplation. L’art prendrait par là son sens dans ce qui se voit ; et finalement seul le regard créerait la condition de l’art. Que se passerait-il si nous fermions les yeux ? L’idée de l’art disparaitrait-elle ? Cela nous amène vers un questionnement dont la présente étude soutiendra l’antithèse : Le visible est-il l’unique prétexte de l’expérience esthétique ? Ce texte exposera sans prétention l’idée selon laquelle l’art est conceptuellement attaché au principe du vide ; et qu’il est en mesure d’en concevoir l’idée et d’en faire l’expérience autrement que par son lien à l’objet visible. Vide, devant être appréhendé tel un « espace pur que l'on suppose inoccupé par de la matière »[2] ; espace ici rapporté au concept, à l’idée de l’art, point à sa matérialisation quelconque. L’art se détacherait alors des sens qui lui ont été soumis, pensés et liés de manière indubitable à l’œuvre d’art comme objet visible, objet de contemplation. « Les arts, disait Plotin [contre le culte du visible et du palpable], ne se bornent pas à imiter les objets qui s'offrent à nos regards », ils doivent « séparer de ces choses la forme de la matière et considérer la beauté dans les proportions »[3].
DE L’ESSENCE VISIBLE À LA PENSÉE DU VIDE
Rappelons que le sens que donne Hegel à l’art, s’accomplirait dans les « différents rapports entre forme et contenu »[4], dans la figuration explicite/implicite et simultanée de la forme (visible) et du symbole, c’est-à-dire du fond intellectuel (non visible). Cette spéculation philosophique basée sur l’observation d’un sujet, tend à faire muter une entité matérielle en une entité esthétique, métaphysique, afin de justifier l’idée de l’art. Le regard posé sur cette entité (re)configurée d’un point de vue littéral comme œuvre, s’avère être la condition nécessaire à la conception de l’art. La démarche analytique visant à discuter voire définir l’art à l’essor du champ épistémologique s’est donc principalement fondée grâce au paradigme de la vision. « Sous le pouvoir hégémonique du voir, d’une pulsion dévorante de tout voir, et de tout convertir en images, l’œil est devenu l’organe sensible et réflexif majeur. »[5] L’œil est considéré comme l’outil primordial, essentiel à la production aussi bien qu’à la réception d’une manifestation de l’art. Sinon comment les théories de l’art pictural et l’évolution de ses champs sémantiques se seraient-ils construits à partir de faits immatériels, d’entités non existantes ? Il semble évident que la perception physionomique des réalisations a précédé l’élaboration de toute pensée sur elles-mêmes ainsi que sur le concept d’art. Même si certaines théories engagent une dimension idéaliste, spirituelle, de ce que l’on appelle œuvre d’art, l’apparence sensible d’un objet concret demeure le point de départ, le sujet d’étude rendant l’analyse de cet objet et sa qualification comme œuvre d’art possibles. L’histoire de l’art dans son élaboration scientifique est pour l’heure caractérisée comme une histoire du visible, une histoire analytique des formes, une étude du visuel. Le besoin de l’art a d’une part induit un processus sémiotique, philosophique et esthétique, sur des éléments visibles créés par l’homme, et d’autre part suscité le désir de la contemplation voire de la matérialisation du désir, dans le sens d’un besoin de se représenter une certaine réalité. Réalité qui lierait l’objet à l’émotion, le sensible à l’intellect, le visible à l’invisible. Mais l’art doit il absolument être et se rendre visible pour donner lieu à l’expérience sensible plus encore esthétique ?
L’esthétique pose et repose un précepte visant à comprendre ou controverser une certaine essence de l’art à partir d’un élément, une substance qui se voit. Mais les formes et les manifestations de l’art ayant évoluées il est d’une importance de réenvisager l’esthétique et ses repères, ses modes opératoires, afin d’établir un nouvel ordre de l’expérience. Pouvons-nous dès lors entendre et comprendre l’art comme un concept en soi, omniprésent et indépendant d’une plasticité, d’une production visuelle, matérielle et/ou instituée ? Il faudrait encore élargir le concept d’ouverture et entendre l’art dans les arts, la totalité des médiums, et chercher une expérience sensible en dehors de l’apparence sensible. Nous pouvons bien évidemment concevoir et accepter que l’œuvre en tant que forme visible, établisse en un sens un.e figuration/incarnation/signe d’une infimité de l’art. Infimité face à l’infinité. Parce que l’art se ressent, se pense et s’imagine, il demeure - idée plutôt qu’essence - externe à la substance matérielle, à ses définitions et ses corrélations aux œuvres. Puisque l’art est producteur d’expérience sensible, il se situe au-delà d’une simple expérience esthétique du visuel. L’argument présenté ici tente un dépassement des théories esthétiques telles que celles de Bolla ou Morris Weitz par exemple, qui affirme que le rôle principal (ainsi que le problème) de la théorie esthétique fut depuis toujours de chercher une définition, de déterminer une nature de l’art. Ne pouvons-nous pas nous demander pourquoi les bases de réflexion, les points de départ d’une entreprise définitionnelle d’un concept non visible, doivent obligatoirement être des objets de production visibles ? Weitz explique que cet objectif de la philosophie à constituer un sens de l’art est en lui-même dénué de sens et qu’il faudrait totalement abandonner le principe de définition : « La théorie esthétique est une tentative logiquement vaine de définir ce qui ne peut pas l’être, d’énoncer les propriétés nécessaires et suffisantes de ce qui n’a pas de propriétés nécessaires et suffisantes, de concevoir le concept d’art comme clos quand son véritable usage révèle et exige son ouverture. »[6] En adoptant le concept « ouvert », anti définitionnel de l’art qui ne reposerait en aucun cas sur un ensemble de propriétés essentielles, communes ou spécifiques, nous pouvons tout de même nous rendre compte que la théorie de Weitz reste appuyée sur l’intégration de la forme. Il entend en fait l’ouverture du concept par une imprévisibilité des productions visuelles conférées aux créations artistiques. Si l’on ne peut définir ce qui ne peut l’être, et que l’on reconsidère la pensée de Weitz en admettant une imprévisibilité de la création elle-même et de sa réception, l’art demeure alors présent et perceptible dans ce que j’ose appeler vide ; cet environnement à la fois subjectif et commun à tous dans lequel nous sommes dans la capacité d’entrer et de ressentir l’action, l’intention, l’attention, et l’expérience.
LE VIDE COMME CONCEPT ESTHETIQUE
La conscience de l’art est-elle possible sans l’inéluctable objectivisation de ce dernier dans le réel ? Il serait convenable de penser l’art comme adéquation du sensible et de l’intelligible dans une position où le monde sensible comprendrait le rapport particulier entre l’usage de nos sens, dans leur pluralité, et la réalité tournante. La sensibilité ne se restreint pas à la matière puisqu’elle relève par définition de la faculté des êtres à éprouver et ressentir des émotions, à réagir aux situations et aux facteurs externes. En ce sens il est une capacité à faire l’expérience de l’art sans le voir, et de comprendre ce que pourrait être le concept d’art sans même n’avoir jamais vu. Notre être sensible, dans sa forme et sa conscience, et par son désir de sublimation, détient la capacité de deviner l’art dans l’informe ou l’invisible, soit pour certains, dans le réel non visible. En 1958, Yves Klein semble amorcer le principe relativiste de la perception sous le prisme d’une réflexion méditative. L’exposition qu’il intitule « La spécialisation de la sensibilité à l'état matière première en sensibilité picturale stabilisée »[7], amène le récepteur à appréhender une réponse, un principe, une substance, dans le vide. L’artiste suggère une autre manière d’expérimenter le processus de création, en l’occurrence la conceptualisation de la couleur, faisant appel à une sensibilité qui questionnerait le jugement critique porté par l’attente visuelle des œuvres d’art. « Il ne s’agit plus de voir la couleur, mais de la « percevoir » »[8]. L’exposition n’a malheureusement pas été reçue comme l’artiste l’espérait, du fait qu’elle ait suscité une certaine déception visuelle.
Il est nécessaire d’éveiller la conscience en faveur d’un Art comme concept isolé dans le but d’inférer son déconditionnement culturel – de l’élever d’un point de vue philosophique – car l’expérience esthétique concourt à la compréhension de soi et du monde. L’expérience a une « visée communautaire »[9]. Si comme soutient Peter de Bolla elle « n’est pas toujours reconnue pour ce qu’elle est lorsqu’elle se manifeste »[10], c’est bien parce que l’on appréhende l’œuvre d’art au lieu d’en éprouver la psyché. Cela encourage une reconsidération du caractère relationnel de l’expérience, opérant ici à travers l’idée de situation, de conditionnement physique, physionomique et psychique de l’être dans l’espace. Dans les années 1960-70, l’artiste activiste française Tania Mouraud propose l’agencement de chambres de méditation, des espaces d’ « initiation », au cœur des appartements standardisés de l’époque. Cette aspiration à un art de l’espace et de l’environnement manifeste une réflexion d’ordre philosophique sur l’identité et le rapport au monde. L’espace, empli et désempli de vide, serait un lieu propice à l’expérimentation de l’art et du monde. La réalisation de certaines chambres fut pensée en collaboration avec des compositeurs tels qu’Eliane Radigue, Terry Riley ou La Monte Young, introduisant un travail sur le son, qui comme nous allons le voir par la suite, possède une clé vers l’ouverture théorique de l’expérience esthétique. Les processus de création et d’expérimentation représentent des épiphénomènes sociétaux, liés à l’évolution des modes et des moyens. À partir de la deuxième moitié du XXᵉ siècle, les artistes adhèrent à cette nouvelle idée de l’art : « l’art c’est la vie » (Fluxus). Ce qui est alors extérieur, environnant, devient une énergie à saisir (au sens de Dewey) ; annonçant ainsi le paradigme de l’art contemporain. « Le dénominateur commun à tous les arts, y compris technologiques et utilitaires, c’est l’organisation de l’énergie en moyens ordonnés à la production d’un résultat […] Les énergies qui restent dans un état potentiel les uns par rapport aux autres s’appellent et se renforcent au profit de l’expérience qui en résulte. » [11] De l’intention de saisir l’art par la sensibilité à l’environnement, s’élabore un pouvoir du contextuel. Au-delà de l’art conceptuel, l’art contextuel participe à l’immatérialisation du concept d’art dans l’action artistique ; interrogeant de ce fait la statufication de ce que l’on perçoit, imagine, ressent, comme manifestation de l’art. Le concept d’art comme énergie du vide consent une nuance entre l’œuvre d’art (production visible instituée) et l’œuvre de l’art (conception artistique philosophique liée à l’environnement) ; et concède de nouvelles possibilités théoriques à l’égard de l’expérience. « La première qualité d'un art « contextuel » c'est donc son indéfectible relation à la réalité. Non sur le mode de la représentation, caractéristique de l'artiste dit naguère « réaliste », lequel puise dans le monde qui l'environne les thèmes de créations plastiques dont il fera tout au plus des images, et dont le destin reste pictural. Mais plutôt sur le mode de la coprésence, en vertu cette fois d'une logique d'investissement qui voit l'œuvre d'art directement connectée à un sujet relevant de l'histoire immédiate. »[12]
La pensée qui se dévoile peu à peu dans cet essai prône l’abolition des hiérarchies culturelles et institutionnelles à l’égard du concept d’art. Ce n’est pas dire pour autant que l’art est partout, mais qu’il peut se trouver ailleurs. Pourquoi l’histoire de l’art ainsi que l’histoire des théories esthétiques se sont-elles concentrées majoritairement sur les arts matériels/visuels ? Serait-ce parce qu’il est simple d’y ajouter une valeur ? Cela supposerait une quelque cupidité de l’art. L’institutionnalisation de ce dernier, son cloisonnement dans l’espace et le marché, ont façonné littéralement une certaine image de ce qu’est l’art. Cinq sens composent notre monde sensible. Pourquoi la vue en serait-elle le sens majeur, indispensable, inévitable, à l’expérience de ce qu’est ou pourrait être l’art ?
Reconnue comme « 4e art », la musique a toujours été exclue du champ d’analyse de l’histoire de l’art contrairement à la sculpture, l’architecture ou encore le cinéma. Pourquoi ce creux entre production visuelle et production auditive cantonne-t-il cette idée que nous avons de l’œuvre d’art et du patrimoine culturel ? D’un point de vue historiographique, existe-t-il des études philosophiques et esthétiques ayant pu dénommer le chef d’œuvre musical et l’élever au même rang que le chef d’œuvre pictural ? Ce que nous pouvons néanmoins déclarer face à cette rhétorique c’est que les avancées neuroscientifiques de notre société contemporaine ont pour leur part été capables de révéler la puissance de l’expérience sensible suscitée par la musique. Les études récentes démontrent que la musique, comme tout art, n’émane non pas d’un hémisphère quelconque du cerveau mais bien de son ensemble. Elle constituerait la base de tout langage et donc un rôle majeur dans le développement de l’esprit et de l’humanité, par le pouvoir qu’elle opère vis-à-vis des émotions et de la pensée. Pourquoi l’institution sociale de l’art a-t-elle contribué à cette désaffection au regard de la musique dans les champs historiographiques et sémantiques ? Pourquoi les musées de la musique ne mettent-ils pas prioritairement en œuvre les sons en dépit des instruments ? Pourquoi la performance purement auditive, musicale ou immersive, ne plaçant l’attrait visuel comme nécessaire, n’est-elle pas plus intégrée dans les biennales d’art contemporain ? Les domaines épistémologiques actuels témoignent d’un besoin de reconsidérer l’idée de l’art. « Tout comme les arts plastiques, la musique ne s’appuie pas uniquement sur les notes exprimées, mais aussi sur celles qui ne le sont pas.»[13] L’art comme élément gît dans l’espace et le silence ; et agit en conséquence sur la totalité de nos sens. L’aspect neuroscientifique de la musique manifeste clairement un nouvel enjeu dans la dé-théorisation ou re-théorisation du concept d’art. Theodor W. Adorno est l’un des premiers philosophes à avoir lié théoriquement l’esthétique musicologique à l’esthétique plastique en rapprochant singulièrement la musique de Beethoven à la philosophie Hegelienne. Ce rapport analogique offre la faculté d’atteindre un peu plus l’idée d’une expérience de l’art si l’on imagine se saisir de la plastique comme l’on peut se saisir de la musique. Comme l’explique Dick Higgins, la musique dégage une connexion particulière à la temporalité, au contexte environnant : l’activité musicale vient rompre avec l’activité « constante » relative à la poésie ou la peinture. « Elle prend place dans le temps »[14] ; un temps présent ; telle que l’émotion. Au regard de la pensée d’Higgins, comprendre la musique, comprendre l’art, c’est comprendre l’ « amour de l’expression »[15] ; perçu, partagé, transmis. Il nous fait notamment part de l’esthétique de Cage pour qui l’expression artistique comprenait la prise de conscience de « l’essence » de l’action. Cela nous renvoie à l’idée de contextualiser la conscience, de consolider une réflexion méditative par rapport à l’œuvre de l’art. L’œuvre de l’art, œuvre du vide, différenciée plus tôt de l’œuvre d’art telle que l’institutionnalisation l’a imagée et formatée, « tend à s’unir remarquablement avec nos vies quand on l’ingère et qu’on l’oublie »[16]. De son analyse sur la musique, Higgins renforce cette philosophie mêlant étroitement l’art et la vie : « On pourrait passer ses journées de manière profitable à examiner l’essence de tous les évènements, qu’ils se produisent ou non dans l’art ou dans sa propre vie (y a-t-il une différence ?) […] Les œuvres comme celles que je décris peuvent honnêtement être appréciées comme partie intégrante de notre expérience »[17]. La nature de l’art se trouverait alors dans ce vide, au-delà d’un langage matériel et médiatique, proche d’un langage essentiel et sensationnel. Au même titre que l’engagement philosophique et néolibéral de l’art conceptuel et du mouvement « post-object », on retrouve ce que les critiques italiens appellent la sprezzatura ; lorsque l’art « extrême », le « vrai art », est une absence d’art visible dans le sens d’une sublimation des vertus essentielles de l’homme[18]. L’esthétique couvre alors un nouveau champ de recherche en devenant « la science des relations du pouvoir et de la société à la sensibilité »[19].
CONCLUSION
La correspondance de l’être à l’art selon la philosophie Hegelienne se résigne comme nous l’avons vu à la prédominance de l’aspect réel et visible de ce qui est ambiant. Cette notion de correspondance fut par la suite étendue et repensée sous l’angle de l’expérience comme activité humaine. Par un besoin irrépressible d’ébranler le sublime, la philosophie de l’art s’est développée en conciliant de façon concomitante d’autres systèmes épistémologiques tels que la psychologie ou la sociologie. Malgré les nombreuses controverses, les fondements de la théorie esthétique se sont toujours concentrés sur la relation sensible de l’être à ses créations. L’exposé qui vous est présenté laisse entrevoir l’importance de porter une attention sur la potentielle métaphysique de la création, préférablement à son objectification, dans le but de cerner voire d’entreprendre le décernement du concept d’art. Cette métaphysique s’apparente ici à l’idéologie du vide, caractérisant l’atmosphère énergétique de laquelle prendrait essor l’expérience. Le paradigme de l’expérience d’après Dewey correspond à l’expérience dite esthétique ; permettant « la prise de conscience des transformations opérées par les interactions entre l’individu et l’environnement »[20]. À partir de cela, il s’agit de contredire la pensée d’Hegel et d’affirmer que l’irréel est également possible et rationnel puisque le vide est perceptible et relationnel. C’est là tout le monde de l’interaction, du magnétisme et de la pensée. La philosophie relativiste doit intenter le passage réflexif du sens de l’art vers les sens (acuités) de l’art, et générer une perception plus émotiviste de l’art. Cette perception neuve motiverait la controverse de l’institution sociale de l’art et la consommation artistique qui en découle ; ainsi autoriserait l’intégration d’un nouveau mode de perception générale de la vie. L’expérience du vide décrite par la philosophie du contexte et du temps présent, comprendrait une ouverture au monde possible par l’activité mentale complexe et profonde du récepteur. Activité mentale qui permettrait selon J.M. Schaeffer de « saisir les valeurs qui sont en dehors des œuvres »[21]. La destruction du regard dont il est principalement question dans cet article soutient de manière presque utopique la reconstruction des visions du monde ; par la dissolution des tensions, stéréotypes et préjugés élaborés par celui-ci. L’introduction des sciences sociologiques, psychologiques et neurologiques est fondamentale pour une réflexion philosophique du temps présent. Pour atteindre le mécanisme de l’expérience il faut atteindre le mécanisme de la conscience individuelle et collective. Le caractère méditatif et spirituel de l’expérience agit comme primauté. Dès lors, l’être en pleine conscience se révèle prêt pour son ouverture au monde. L’expérience de l’art est praticable lorsque le vide est fait en soi, lorsque l’on a connaissance du vide externe, lequel renferme les pouvoirs du monde. L’expérience du vide est en somme une expérience de la conscience, la conscience du soi et de l’espace. L’expérience esthétique est une expérience éveillée du monde, du tout, du rien. L’art est une force de conscience et d’ancrage, dont l’artiste et celui qui en fait l’expérience se sont saisi dans leur rapport à l’environnement, espace vide, celui de la pensée et du temps. Ainsi la philosophie du vide peut être la clé de voûte des sciences physiques et humaines visant la reconfiguration de notre rapport au monde. L’art est un vide, à la fois plein et vide. Étendu, invisible, capté, perceptible, par qui le veut bien.
REFERENCES
[1] DELEUZE Gilles, Francis Bacon : logique de la sensation, éd. De la Différence, Paris, 1994 ; cité par CARTER Curtis L., « La philosophie et l'art : de nouveaux paysages pour l'esthétique », Diogène, vol. 233-234, no. 1, 2011, pp. 119-142 [2] CNRTL, Vide (subst. masc.), philosophie ancienne (dict. XIXe et XXe s.). [3] HUYGHE René, Dialogue avec le visible, éd. Flammarion, Paris, 1955, p. 131 [4] HEGEL, Esthétique, trad. de C. Bénard revue et complétée par B. Tïmmermans et P. Zaccaria, éd. Le Livre de Poche, Paris, 1997, vol. II, p.240 [5] ROUILLÉ André, « Visibilité paradoxale de l’art », Editos, Webzine ParisArt, publié le 26 Nov. 2010 En ligne : https://www.paris-art.com/visibilite-paradoxale-de-lart/ [6] WEITZ Morris, « The Role of Theory in Aesthetics », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, XV, 1956, p. 27-35 ; « Le rôle de la théorie en esthétique », Philosophie analytique et esthétique, dir. et tr. Danielle Lories, Paris, Klincksieck, p. 27. [7] KLEIN Yves, La spécialisation de la sensibilité à l'état matière première en sensibilité picturale stabilisée, Galerie Iris Clertr, Rue des Beaux-Arts, Paris, 1958 [8] Ibid. [9] DUMOUCHEL Daniel, « L’esthétique de l’art : remarques sur l’expérience esthétique », Esthétique et recyclages culturels : Explorations de la culture contemporaine, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2004, pp. 179-187 En ligne : http://books.openedition.org/uop/2241 [10] DE BOLLA Peter, « L’expérience esthétique », cité du même volume par Daniel Dumouchel. Ibid, pp. 179-187 [11] DEWEY John, « L’organisation des énergies », L’art comme expérience, éd. Gallimard, 2010, pp.293-294 [12] ARDENNE Paul, Un art contextuel, éd. Flammarion, Paris, 2002, p. 198-199 [13] LEVITIN Daniel, De la note au cerveau, Les influences de la musique sur notre comportement, Les éd. De l’Homme, 2010, p. 24 [14] HIGGINS Dick, « Chap V – Vers une activité musicale », Postface, Un journal critique de l’avant-garde, éd. L’écart absolu, Les presses du Réel, traduction de l’anglais par Nicolas Feuillie, 2006, p. 99 [15] Ibid. p. 111 [16] Ibid. p. 129 – Sur l’œuvre de Patterson. [17] Ibid. [18] DERWERY François, Art contemporain : le déni du sens, E.C Editions, 2016 [19] RUBY Christian, « Liés et déliés des arts et de l’esthétique » in Continu/Discontinu – Puissances et impuissances d’un couple, Espaces Temps, n°82-83, 2003 [20]DEWEY John, L’art comme expérience, éd. Gallimard, 2010 [21]SCHAEFFER Jean-Marie, L’expérience esthétique, éd. Gallimard, 2015
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