L’actuelle mise en scène de Jacques Osinski portée par l’interprétation de Denis Lavant et présentée à l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet en novembre 2019 nous invite à revenir sur La dernière bande, pièce écrite par Samuel Beckett en 1959, à travers les figures de la pause, de la répétition et de la reprise qui fabriquent la narration de la pièce et l’écriture de Beckett.
Mots clés : Beckett, théâtre, pause, répétition, reprise, mémoire, son
Le vieil homme Krapp, seul à son bureau, s’enregistre chaque année tentant ainsi par la parole de conserver ce qu’il reste du vécu, de son état et de ses pensées. Il réécoute les bandes enregistrées les années précédentes et les commente. L’éternel retour au passé se manifeste par l’écoute sans fin de sa propre voix, marquée par des arrêts sur instant. La pièce se déploie dans une dimension sonore. Le monologue du personnage et l’enregistrement de sa voix associés à ses silences ont une place centrale dans le texte et dans la mise en scène de la pièce. Le travail de montage, entre l’enregistrement passé et la parole présente nous amène à nous intéresser à la fabrique de la narration et de l’écriture de La dernière bande à travers les figures musicales de la pause, de la répétition et de la reprise.
Andy Warhol, Banane, sérigraphie en couleurs avec collage, 940 x 450 mm, 1966. Collection privée. Source : www.christies.com/lotfinder/Lot/andy-warhol-1928-1987-banana-5559661-details.adetails.aspx
La Banane de Warhol, image phallique et image de l’altération du temps fait écho à la dimension érotique et au passage du temps dans La dernière bande. Par ailleurs, la compulsion de répétition dans l’œuvre et l’attitude artistique de Andy Warhol rejoint les propos du personnage de Krapp.
“J’aime que les choses se répètent exactement et continuellement”[1]
Le début de la pièce [2] installe les éléments sur la scène. Le personnage de Krapp est présenté à travers son physique et les objets qui l’entourent : la table, le magnétophone, les boîtes et l’obscurité. La première action du personnage est son immobilité : « Krapp demeure un moment immobile [3]». Sur scène, l’éclairage présent au-dessus du bureau en métal révèle l’acteur assis, immobile et silencieux. La pièce débute par un état, une longue pause silencieuse, suscitant l’attente du spectateur. Le personnage rompt le silence par un grand soupir. Il se lève et passe de l’autre côté du bureau derrière lequel il était assis.
Il se baisse, fait jouer la serrure du premier tiroir, regarde dedans, y promène la main, en sort une bobine, l’examine de tout près, la remet, referme le tiroir à clef, fait jouer la serrure du second tiroir, regarde dedans, y promène la main, en sort une grosse banane, l’examine de tout près, referme le tiroir à clef, remet les clefs dans sa poche. [4]
L’action du personnage se construit par la répétition de l’ouverture du tiroir. Le silence du personnage contraste avec la dimension sonore de ses gestes, due aux sons de la clé dans le tiroir en métal. Malgré la différence de l’objet découvert, les gestes effectuées sont les mêmes. La différence visuelle des objets s’oppose à l’association sonore dans le texte des mots banane et bobine.
Il sort la banane du tiroir. Après l’avoir portée à la bouche, l’action se fige. La pièce retrouve ainsi la pause initiale dans laquelle le personnage « demeure immobile [5] ». L’action reprend quelques instants plus tard lorsque « Finalement il croque le bout de la banane [6] ». Chaque bouchée de la banane est sonore et s’associe aux pas répétés de Krapp. Le va-et-vient des pas est lent, laissant au spectateur le soin de les compter. Le personnage se rassoit et retourne au silence. Puis le mouvement se répète. Il se lève à nouveau et ouvre avec la clé le second tiroir dans lequel se trouve une autre banane. L’action s’interrompt à nouveau, à l’instant même où le personnage « demeure un moment immobile [7] » la banane à la bouche. La répétition, la pause et la reprise construisent la première partie de la pièce. Les mouvements du personnage dans la narration, ainsi que ceux de Denis Lavant par le choix de Jacques Osinski d’investir rigoureusement les didascalies de Beckett, suivent ce principe. Ces figures de la répétition, de la pause et de la reprise sont la matière de l’écriture de Beckett, notamment à travers la répétition de phrases. Elles fabriquent une organisation temporelle singulière : un présent découpé, saccadé d’instants.
« Finalement il a une idée [8] ». Le personnage s’enfonce dans l’obscurité au fond de la scène. Le travail sonore de la mise en scène permet de suivre l’action du personnage. Hors champ, Krapp se sert un verre. Il revient un registre à la main. Il s’installe à la table et cherche une page précise. Il pousse un « Ah ! [9] » suivit de :
Boîte... trrois... bobine... ccinq. (Il lève la tête et regarde fixement devant lui. Avec délectation.) Bobine ! (Pause.) Bobiiine ! (Sourire heureux. Il se penche sur la table et commence à farfouiller dans les boîtes en les examinant de tout près.) [10]
La répétition du mot bobine est sa délectation. La pause sonore suivant le mot bobine l’isole. Il permet à la fois de l’entendre et de l’apprécier dans sa matière sonore. L’apparition du mot bobine provoque du plaisir [11]. Krapp lit ensuite les titres inscrits dans le registre renseignant chaque boîte. La première aborde la disparition de la mère.
(Il se penche sur le registre, lit l’inscription en bas de page.) Maman en paix enfin... Hm... La balle noire... (Il lève la tête, regarde dans le vide devant lui. Intrigué.) Balle noire ?... (Il se penche de nouveau sur le registre, lit.) La boniche brune... (Il lève la tête, rêvasse, se penche de nouveau sur le registre, lit.) Légère amélioration de l’état intestinal... Hm... Mémorable... quoi ? (Il regarde de plus près, lit.) Équinoxe, mémorable équinoxe. (Il lève la tête, regarde dans le vide devant lui. Intrigué.) Mémorable équinoxe ?... (Pause. Il hausse les épaules, se penche de nouveau sur le registre, lit.) Adieu à l’a... (il tourne la page)...mour. [12]
Ce passage de lecture du registre met en lumière la place de la répétition et de la pause. Le Mémorable équinoxe que Krapp répète avec interrogation met en scène la perte de la mémoire. Le mot lui-même se nie. Il ne se souvient pas de ce qui était mémorable au présent de son passé. Les mots balle noire, boniche brune, mémorable équinoxe renvoient de façon similaire à l’obscurité. La pause au milieu du mot amour, due au changement de page, interrompt la lecture. L’organisation temporelle du début de la pièce, un présent découpé et rythmé par la pause, se modifie dans ce second moment. Les figures de la pause, de la répétition et de la reprise servent à introduire le travail de la mémoire, au centre de La dernière bande.
Le personnage trouve la bande qu’il cherchait. L’écoute de la bande magnétique fabrique deux temporalités simultanées dans la pièce. Le présent du passé, la voix enregistrée de Krapp rencontre et alterne avec le présent de l’écoute. Le spectateur écoute le récit de Krapp à trente-neuf ans. La répétition avec la situation de Krapp vieillard sur scène dans le récit de Krapp jeune est évidente pour le spectateur. Les mouvements de répétition du passé, faire un tour puis revenir ici, concordent avec ceux effectués par le personnage sur scène.
Heureux d’être de retour dans ma turne, dans mes vieilles nippes. Viens de manger, j’ai regret de le dire, trois bananes et ne me suis abstenu d’une quatrième qu’avec peine. Du poison pour un homme dans mon état. (Avec véhémence.) À éliminer ! (Pause.) Le nouvel éclairage au-dessus de ma table est une grande amélioration. Avec toute cette obscurité autour de moi je me sens moins seul. (Pause.) En un sens. (Pause.) J’aime à me lever pour y aller faire un tour, puis revenir ici à... (il hésite)... moi. (Pause.) Krapp. [13]
De plus, la voix de Krapp aborde directement le rapport au passé, au présent et au futur.
Est-ce que je chanterai quand j’aurai son âge, si jamais j’ai son âge ? Non. (Pause.) Est-ce que je chantais quand j’étais jeune garçon ? Non. (Pause.) Est-ce que j’ai jamais chanté ? Non. [14]
Dans l’écriture de Beckett, la pause se retrouve sous deux aspects. D’une part, la pause est celle faite dans la voix de Krapp-enregistré. D’autre part, la pause est aussi celle que Krapp produit en arrêtant le magnétophone. Le travail de découpage du texte est exemplaire dans l’action qui se déploie autour du mot viduité.
BANDE. — en arrière vers l’année écoulée, avec peut-être — je l’espère — quelque chose de mon vieux regard à venir, il y a naturellement la maison du canal où maman s’éteignait, dans l’automne finissant, après une longue viduité (Krapp sursaute), et le — (Krapp débranche l’appareil, ramène la bande un peu en arrière, approche l’oreille de l’appareil, le rebranche) — s’éteignait, dans l’automne finissant, après une longue viduité, et le — [...] BANDE. — banc près du bief d’où je pouvais voir sa vitre. Je restais là, assis dans le vent cinglant, souhaitant qu’elle en finisse. (Pause.) [15]
Le personnage bute sur le mot viduité, rembobine et fait se répéter la phrase. La reprise du récit est brutale et déconstruite. Pendant cette pause produite par Krapp arrêtant l’enregistrement, le personnage se lève et lit la définition du mot viduité. Le travail de découpage du texte est une déconstruction de la narration. Le récit passé de Krapp subit un montage par Krapp au présent. Le montage sonore a lieu sur scène par l’usage du magnétophone par l’acteur. Le spectateur est pris dans une situation d’écoute. Écoutés et isolés, les mots se transforment en son et déconstruisent le sens.
Le découpage du récit, par l’usage répété de la pause, met en évidence des mots et décentrent de la narration en cours, en particulier lors du récit de la mort de la mère. Le passage Maman en paix enfin s’interrompt par la pause que marque la lecture du dictionnaire par Krapp. Cependant, la narration est elle-même découpée dans le récit enregistré, par l’apparition du chien au sein de la narration de la mort de la mère.
J’étais là quand — (Krapp débranche l’appareil, rêvasse, rebranche l’appareil) — le store s’est baissé, un de ces machins marron sale qui s’enroulent, là en train de jeter une balle pour un petit chien blanc, ça s’est trouvé comme ça. J’ai levé la tête, Dieu sait pourquoi, et voilà, ça y était. Une affaire finie, enfin. [16]
Krapp-enregistré alterne et lie par la pause, récit du chien et reprise du récit de la mort de la mère. Ces figures créent dans la narration une confusion qui traduit l’expérience de la mémoire.
Je suis resté là quelques instants encore, assis sur le banc, avec la balle dans la main et le chien qui jappait après et la mendiait de la patte. (Pause.) Instants. (Pause.) Ses instants à elle, mes instants à moi. (Pause.) Les instants du chien. (Pause.) À la fin je la lui ai donnée et il l’a prise dans sa gueule, doucement, doucement. Une petite balle de caoutchouc, vieille, noire, pleine, dure. (Pause.) Je la sentirai, dans ma main, jusqu’au jour de ma mort. (Pause.) J’aurais pu la garder. (Pause.) Mais je l’ai donnée au chien. [17]
La pause dans le récit est vecteur du dramatique et du comique de la pièce.
[...] jusqu’à cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n’oublierai jamais, où tout m’est devenu clair. La vision, enfin. Voilà j’imagine ce que j’ai surtout à enregistrer ce soir, en prévision du jour où mon labeur sera... (il hésite)... éteint et où je n’aurai peut-être plus aucun souvenir, ni bon ni mauvais, du miracle qui... (il hésite)... du feu qui l’avait embrasé. Ce que soudain j’ai vu alors, c’était que la croyance qui avait guidé toute ma vie, à savoir — [18]
Au moment où le sens semble se révéler à Krapp, il met le magnétophone en pause, fait avancer la bande et la reprend plus tard :
[...] de la nuit avec la lumière de l’entendement et le feu —(Krapp jure, débranche l’appareil, fait avancer la bande, rebranche l’appareil) — mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remuer. [19]
Ce qu’il reste du passé ne lui permet pas d’en tirer une leçon. La recherche du sens n’est pas centrale. Le personnage remonte la bande, reprend au début du récit et provoque la répétition du souvenir. Il réécoute le souvenir d’une scène érotique.
Nous dérivions parmi les roseaux et la barque s’est coincée. Comme ils se pliaient, avec un soupir, devant la proue ! (Pause.) Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait et nous remuait, doucement, de haut en bas, et d’un côté à l’autre. [20]
Ce qui est central au contraire, c’est de vivre à nouveau l’expérience à la fois sensitive et perceptive, par la mémoire.
Chris Marker, La Jetée, photogramme du film, 1962. L’image marquante, celle de la femme sur la jetée d’Orly résonne avec l’instant ressassé par Krapp. Le travail sonore de montage de la mémoire dans La Dernière Bande rejoint celui de La Jetée.
“Le temps s’enroule
à nouveau,
l’instant repasse.” [21]
Le dernier temps de la pièce confirme, par la répétition de Krapp du Sois de nouveau, la force de l’expérience de la mémoire et du retour au présent par la mémoire. L’affirmation de la vie par le personnage fait face à la mort que suggère le titre de la pièce.
Sois de nouveau dans le vallon une veille de Noël à cueillir le houx, celui à baies rouges. (Pause.) Sois de nouveau sur le Croghan un dimanche matin, dans la brume, avec la chienne, arrête-toi et écoute les cloches. (Pause.) Et ainsi de suite. (Pause.) Sois de nouveau, sois de nouveau. (Pause.) [22]
La pause permet de rendre sensible et intelligible le texte par les annotations scéniques de Beckett. Elle est également une des ressources de l’écriture qui devient sonore et rythmée, malléable, dans laquelle le silence prend une valeur et construit la narration. La pause ainsi que la reprise permettent de juxtaposer des éléments au sein du récit. Elles conduisent et dévient la narration. La pause, la répétition et la reprise fabriquent l’organisation temporelle de la pièce qui fait écho au travail de la mémoire.
Leos Carax, Holy motors, 2012. M.Oscar, joué par Denis Lavant, incarne des vies multiples. Dans cette scène située à la fin du film, la musique extradiégétique de Gérard Manset accompagne le retour du personnage chez lui, donnant une dimension lyrique à la scène et résonnant avec l’affirmation de vie du personnage de Krapp à la fin de la pièce.
“On voudrait revivre.
Ça veut dire
On voudrait vivre encore
La même chose.”[23]
[1] Déclaration non datée d’Andy Warhol lue par Nicholas Love à la Messe du Souvenir pour Andy Warhol le 1er avril 1987 citée dans Hal FOSTER, Le retour du réel, Situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, La lettre volée, 2005, p.166.
[2] Nous ferons référence à la traduction française écrite par l’auteur en 1959 : Samuel BECKETT, La dernière bande, suivi de Cendres, Paris, Les Éditions de Minuit, 1959, 32p.
La mise en scène à laquelle nous nous référons est celle de Jacques Osinski, qui dirige l’acteur Denis Lavant dans ce monologue. La Dernière Bande a été présentée en juillet 2019 au Théâtre des Halles Scène d’Avignon puis à l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet en novembre 2019.
[3] BECKETT, La dernière bande, p.8.
[4] Ibid., p.9.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid., p.10.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p.11.
[10] Ibid.
[11] Le plaisir provoqué par l’apparition du mot bobine peut être rapproché du Fort-Da. Freud analyse le jeu qu’il observe sur un enfant. Durant les absences de sa mère, l’enfant jouait avec une bobine de bois, entourée d'une ficelle. Tout en maintenant le fil, il lançait la bobine avec beaucoup d'adresse par-dessus le bord de son lit entouré d'un rideau, où elle disparaissait. Il prononçait alors le son o-o-o-o (qui, d'après les jugements concordants de la mère et de l'observateur, n'était nullement une interjection, mais signifiait le mot « Fort » (loin). Il retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux « Da ! » (« Voilà !). « Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte, lequel était répété inlassablement, bien qu'il fût évident que c'est le deuxième acte qui procurait à l'enfant le plus de plaisir » dans Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920, Paris, PUF, 2013, p.13-14.
[12] BECKETT, La dernière bande, p.12-13.
[13] Ibid., p.14-15.
[14] Ibid., p.16.
[15] Ibid., p.19-20.
[16] Ibid., p.21.
[17] Ibid., p.22.
[18] Ibid., p.22-23.
[19] Ibid., p.24.
[20] Ibid., p.25-26.
[21] Chris Marker, La Jetée, 1962.
[22] BECKETT, La dernière bande, p.30-31.
[23] Revivre, texte et musique de Gérard Manset, 1991
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