Comment envisager une Biennale d’art contemporain aujourd’hui? Comment montrer l’art pour qu’il puisse s’inscrire dans le paysage culturel? De manière schématique, mais pourtant assez réelle seules deux voies s’offrent à l’exposition : faire consensus ou être très clivante. Le choix est donc laissé aux curateurs de s’inscrire dans une ou dans l’autre de ces deux directions. La Biennale de Lyon a choisi son Nord, ce sera celui de l’accès à l’art au plus grand nombre. Un art doux, un art beau, un art lisse ; mais beau, mais doux.
Cette exposition s’est tenue du 18 septembre 2019 au 5 janvier 2020. Le commissariat d’exposition a été confié à l’équipe curatoriale du Palais de Tokyo : Adélaïde Blanc, Daria de Beauvais, Yoann Gourmel, Matthieu Lelièvre, Vittoria Matarrese, Claire Moulène et Hugo Vitrani. Elle s’étend sur 3 sites principaux : les usines Fagor, haut lieu du passé industriel de la ville de Lyon, le Musée d’art contemporain et l’Institut d’art contemporain.
C’est sur ce dernier lieu que nous allons nous pencher. L’Institut d’art contemporain de Villeurbanne est un satellite de la Biennale, un membre non officiel du sacro-saint duo usine Fagor - MAC. Il héberge durant cette édition, la Biennale de la jeune création qui présente 10 artistes, sélectionnés conjointement par l’IAC, le MAC, l’École Nationale Supérieur des Beaux-Arts de Lyon, et la Biennale. Ces artistes ont donc peu de rayonnement et cette exposition est à la fois une vitrine pour l’Institut et un tremplin pour eux.
L’espace d’exposition est pensé de manière cloisonnée, très différemment des usines Fagor. Les artistes disposent d’un lieu qu’ils occupent chacun, où les œuvres et l’atmosphère qu’elles génèrent ne se mélangent pas. On peut dire déjà que cela fonctionne, et sans jugement sur le travail exposé, que cette exposition est très immersive. On passe d’univers en univers, dans des espaces relativement petits, un corps à cœur avec l’artiste et sa volonté de transmettre. On pourrait immédiatement effectuer une « comparaison » avec les usines qui pour leur part ont décidé (là encore peu ou pas de choix) d’effectuer un grand open space de l’art où toutes les œuvres sont ensemble, où le passage d’un artiste à l’autre n’est pas clair. Il faut parfois se risquer à un jeu des 7 différences pour déterminer qui est qui, et surtout, dans un espace post-industriel, qu’est ce qui fait art et qui fait art? L’art montré est un art qui occupe l’espace, la sculpture au sens élargi. Par conséquent la périphérie du lieu est laissée vide alors que les centres sont occupés par le public. En résulte ainsi une impression de bruit visuel, où rien n’est clair, où chaque artiste vient perturber et envahir l’atmosphère des autres.
L’IAC, quant à lui, a fait le choix de créer de petits « salons », où chaque artiste dispose d’un espace qui lui permet d’asseoir son univers, de nous proposer une vision. C’est déjà là que réside la grande force de la biennale de l’IAC : la force agissante de l’art et des artistes montrés est possible. L’expérience artistique est imparfaite (les sons des œuvres venant se mêler, se croiser, pour créer tout de même un espace commun), mais la place est laissée pour essayer. On a immédiatement la sensation de passer d’un artiste à l’autre et donc de parvenir à émettre une opinion marquante sur un moment.
L’atmosphère d’inquiétude, durant toute la déambulation, est frappante. Oscillant entre dureté et naïveté c’est pourtant le goût de l’intranquillité qui domine ; comme le fruit d’une génération profondément optimiste mais désespérément réaliste ; comme un goût de métal dans une fraise mûre.
Deux artistes ont attiré mon attention : Charlotte Denamur et Giulia Cenci.
Giulia Cenci, Mud, 2019
Crédit photo : Blaise Adilon
Giulia Cenci, artiste italienne, occupe la première pièce de l’exposition. Cette introduction conditionne le rapport complet à la suite de la visite. Son œuvre a été réalisée pendant 4 semaines, spécialement pour l’Institut. Elle ressemble à un champ de ruines vivantes, mi machiniques, mi organiques. Les matériaux sont issus des casses et déchèteries de la région qui fournissent tuyaux, morceaux de ferrailles, ensuite assemblés, peints et recouverts d’un mélange de vaseline. Cette couche protectrice et salissante protège l’œuvre et tache le visiteur. En outre, les sculptures présentent des moulages d’animaux, de casques de moto, mélangés dans des compositions qui suscitent l’inconfort. Les sculptures occupent tout l’espace et le visiteur doit se faufiler entre les œuvres pour progresser. Des pointes et des objets pouvant blesser sont présents. Le spectateur n’est pas accueilli et il doit passer là où l’artiste lui laissera la place. Il s’agit donc d’une œuvre qui se ressent avec le corps, qui existe dans l’espace, et qui requiert de l’attention du spectateur. Les fixations de l’oeuvre scandent l’espace de manière horizontale, comme une partition pourrait le faire, où les sculptures seraient une musique visuelle. Cette œuvre provoque immédiatement une sensation de profond malaise, pareil au film Tetsuo (Shin’ya Tsukamoto, 1989), où l’hybridation entre le vivant et la machine n’augure rien de bon.
Charlotte Denamur, Rosées Bleues, 2019
Crédit photo : Blaise Adilon
La seconde œuvre qui m’a interpellé est celle de Charlotte Denamur, artiste de la région lyonnaise qui travaille autour de la peinture sur tissu. Elle a cousu et peint une seule bande de peinture d’une longueur de 40 mètres (le périmètre de la pièce dans laquelle elle expose), couverte de différentes nuances de bleus et de formes de corps rouges/orangées. Le tissu est pendu au plafond mais sans tension, ce qui donne une impression de voilure, ou de linge qui sèche. La lumière zénithale entraîne une teinture de l’atmosphère de la pièce, bleutée. Là encore les sensations sont antagonistes. De prime abord, la pièce est douce et calme. La lumière bleutée et les formes sont reposantes. Pourtant la force signifiante de la peinture se met à agir à force de temps passé dans l’espace. Les corps flottants dans le bleu sont très poétiques, évoquant une fraternité cosmique dans l’éther, asexués et volants, comme les matériaux des rêves. En même temps, une sensation d’étouffement peut nous envahir, comme si nous contemplions, du fond de l’eau, des corps flottants au-dessus de nous. La recherche de sens et de signification dans les œuvres à tout prix est un fléau, aussi bien pour l’expérience esthétique qu’intellectuelle. Le sens, caché ou non, ne doit pas être une fin en soi et pourtant ici c’est le sens potentiel de la forme qui créé la tension. Dans notre époque marquée par une très grave crise migratoire, on ne peut s’empêcher de contempler des corps flottants. Et nous, protégés par le simulacre du procédé, nous nous délectons de l’atmosphère de calme et de volupté.
Le malaise, c’est la sensation qui domine cette Biennale. La volonté de vouloir changer les choses, mais la conscience que cela est vain. Dénoncer, par le procédé artistique, un monde inquiétant où les repères sont des mirages, les certitudes : des inquiétudes. « Là où les eaux se mêlent », c’est un goût doux et amer à la fois, une impression saisissante que quelque chose ne va pas, n’est pas à sa place, sans pour autant parvenir à le définir.
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