Trente ans après l’importante série d’expositions en hommage au bicentenaire de la Révolution française, le musée des Beaux-Arts et le musée des Arts décoratifs et du Design de la ville de Bordeaux, mettaient de nouveau à l’honneur la philosophie de la liberté avec l’exposition La passion de la liberté : des Lumières au romantisme (1) (Fig.1). L’enjeu qui consistait à aborder le concept de liberté à travers le prisme de l’art français s’avérait d’autant plus complexe qu’il était envisagé sur une longue chronologie allant des premières décennies du XVIIIe siècle jusqu’à la moitié du XIXe siècle, et examiné même au-delà de l’échelle nationale. Le défi a été brillamment relevé. De ce fait, par quels moyens cette exposition rendait-elle compte de la plurivocité complexe de la liberté au fil de cent-cinquante ans de création artistique ?
De la présentation des différentes définitions de la liberté évoquées par l’évènement à l’analyse de son discours expographique, nous étudierons comment transparaît la liberté au sein-même de l’exposition et comment elle répond ainsi à la définition donnée par Jean Davallon, sociologue et spécialiste du patrimoine : « Exposer, c’est donner à voir pour faire comprendre » (2).
La mise en évidence d’une liberté polysémique
Dès le XVIIIe siècle, en France, l’idéologie nouvelle d’une quête de liberté éveille les consciences. La bourgeoisie cherche à s’autonomiser en entrant dans une ascension sociale progressive, alliant une jouissance de consommation au confort individuel. L’apparition d’une économie libérale qui s’émancipe de l’autorité étatique va de pair avec cette liberté de consommer. Dans les arts, le libertinage trouve également sa place par une quête du plaisir qui n’est pas non plus étrangère à la liberté et qui tente de s’affranchir habilement de codes moraux rigides.
Cependant, à l’approche de la Révolution, l’éthique n’est pas absente de cette dynamique libératrice et l’espoir d’une unité universelle de l’homme apparaît, tout comme la croyance en la possibilité d’un monde social meilleur.
L’année 1789 constitue le point d’orgue de cette quête de liberté du XVIIIe siècle. Elle va induire une cohésion nationale vers une liberté politique à l’origine de l’abolition de la monarchie au profit d’un modèle républicain. Mais le large bornage chronologique de l’exposition répond au fait que cette quête de liberté politique devra être poursuivie jusque dans les années 1850 en raison d’un contexte difficile à changer : « 1789, 1830, 1848, une seule révolution, plusieurs épisodes » (3). Cependant, le combat augmentera d’intensité et deviendra même un enjeu international lorsque les artistes français s’engageront face à la violence répressive de la guerre d’indépendance opposant la Grèce à l’Empire Ottoman, comme en témoigne l’œuvre exposée d’Eugène Delacroix, La Grèce sur les ruines de Missolonghi réalisée en 1826 (Fig. 2). Ainsi, dans ce cas, la liberté va s’affranchir de toutes frontières politiques pour prendre l’ampleur d’un combat universel.
Au-delà de leurs aspects hétéroclites cités précédemment, les combats émaillant la vaste période chronologique de l’exposition ont donc pour point commun cette quête de liberté. Pour cette raison, les commissaires d’exposition ont fait le choix de décliner l’évolution de la liberté selon sept grandes thématiques qui permettent d’aborder toutes ses définitions. On trouve ainsi la liberté individuelle, du libéralisme, des utopies libératrices, du libertinage, de la liberté artistique, de la liberté nationale et de la liberté politique. En se développant de manière plus ou moins simultanée, elles traduisent l’évolution qui s’opère des Lumières au Romantisme. Le sous-sol envisage les thèmes de l’intimité de l’être, le rez-de chaussée les thèmes sociaux, et le premier étage les luttes politiques. Dans une tension extrême vers cette liberté, tout se passe comme si l’ascension du parcours muséal entrait en analogie avec l’intensification progressive de cette quête de liberté durant les XVIIIe et XIXe siècle.
Le contexte changeant au fil de cette longue période permet aux artistes d’acquérir eux-mêmes une certaine liberté, en s’émancipant des institutions et ils vont capter l’énergie de ce désir qui traverse la société pour l’incarner dans leurs créations. Artistes, artisans et scientifiques se mobilisent pour cette liberté (4) qui s’illustre ainsi à travers l’ensemble d’artefacts présentés par l’exposition.
Culture matérielle et création artistique : la liberté incarnée
Au premier abord, il semble étonnant que la plupart des objets exposés soit uniquement définis par des caractéristiques comme leur désignation usuelle, créateur, forme, date, décor, et sans commentaire qui ferait le lien avec la quête de liberté à laquelle ils répondent. De même, les salles d’exposition sont introduites par des cartels ne faisant qu’une présentation générale de la thématique qu’elles abordent. En réalité, cette expographie laisse entendre que chacune des productions culturelles et matérielles exposée doit être considérée en tant qu’objet reflétant la liberté : il est à la fois acteur et témoin fiable de la société d’une époque. Cependant, qu’en est-il réellement lorsque l’on sait que la majorité de la production artistique est loin de représenter un état global de la société, puisqu’elle ne concerne que des commandes émanant des classes sociales aisées ? Tout en conservant cette problématique à l’esprit, on peut distinguer deux niveaux de lecture donnés aux objets dans l’exposition :
Le premier est celui considérant l’objet en tant que culture matérielle. Il contient en son essence la volonté de liberté qui existait dans son contexte de création, ce pourquoi son exposition « en autonomie » est significative. Parmi les objets exposés, on trouve par exemple un meuble mécanique réalisé par Jean-François Oëben vers 1760 pour le petit-fils de Louis XV, le duc de Bourgogne, handicapé. La liberté s’incarne alors dans la nature usuelle de l’objet, au sens où il facilite la vie quotidienne.
Le second niveau est celui par lequel les artistes adhèrent à la liberté par le biais de leur activité artistique. Cet aspect est visible dans les scènes suggestives de Fragonard et de Pater en ce qui concerne le libertinage ou, sous la Révolution, avec la réalisation de faïence à décors révolutionnaires. On retrouve cette même tentative de figuration de la liberté au début du XIXe siècle, lorsque l’on tente de légitimer des formes politiques de toute nature par des images et que l’idéal patriotique encourage les artistes à élaborer une figuration allégorique de la liberté. C’est dans ce contexte que naît la représentation de la Liberté en une femme portant le bonnet phrygien, et qu’Auguste Dumont propose sa version masculine en 1833 sur la Colonne de Juillet, place de la Bastille, en l’honneur des victimes des Trois Glorieuses de 1830. La réplique de cette œuvre emblématique du Génie de la Liberté (Fig. 3), allégorie puissante et incarnation même de la Liberté, prend la place symbolique du cœur de l’exposition, à la croisée des étages et donc de toutes les créations.
De ce fait, la liberté, au-delà de sa polysémie, est polymorphe. À cette époque, son omniprésence est telle qu’elle devient parfois une quête inconsciente, complexe à distinguer, d’autant qu’elle s’incarne tant dans la création artistique que dans tous les domaines de la société (politique, sciences, économie, philosophie et littérature). Dès la première salle de l’exposition, ce cheminement commun est mis en évidence par une frise chronologique qui rapproche les évolutions « politiques, commerciales et sociétales » et les évolutions « artistiques, scientifiques et littéraires ».
Pour cette raison, le choix d’une approche transversale et syncrétique qui n’hésite pas à mettre en regard les créations artistiques avec des objets scientifiques, n’est pas anodin. La diversité qui caractérise au premier abord l’ensemble des productions, s’amenuise progressivement. Au-delà de leur nature et des temporalités différentes auxquelles elles correspondent, elles sont en réalité unifiées par le maître mot de liberté. Le spectateur se trouve ainsi immergé dans une atmosphère où la liberté s’exprime au sein de chaque objet et est invité à réfléchir aux interactions entre les changements matériels et culturels. Le peu d’information donné par les cartels concernant les productions joue alors un rôle déterminant pour l’appropriation du sujet : cela permet de mettre en réseau les éléments exposés librement, selon le sens que le spectateur souhaite leur donner et sans qu’il soit influencé par de quelconques discours. En cela l’exposition apparaît elle-même comme une force productrice de liberté : elle incite à aller au-delà de ce qu’elle exprime et présente.
La réflexion du spectateur est d’autant plus stimulée que des citations viennent ponctuer l’exposition de manière éparse. Sur ce principe sont associées la réplique d’atelier de La mort de Marat de Jacques-Louis David réalisé en 1793 et une citation de Charles Baudelaire de 1846 (Fig.4) : « Ceci est le pain des forts et le triomphe du spiritualisme ; cruel comme la nature, ce tableau a tout le parfum d’un idéal (5) ». Que faut-il comprendre de ce commentaire de Charles Baudelaire au sujet d’un tableau de la fin du XVIIIe siècle figurant l’assassinat d’un des acteurs de la Révolution ? Cette analyse esthétique révèle-t-elle un sens sous-jacent dans le contexte précédant les heurts de 1848 ?
Ainsi, tout au long de l’exposition, le discours expographique joue à stimuler de manière sous-jacente l’esprit du visiteur. Toujours selon cette même dynamique, on a par exemple la mise en évidence de la contradiction insoluble entre l’esclavagisme, les droits de l’homme et l’égalité humaine, en positionnant ces deux vitrines thématiques en vis-à-vis. De même, en présentant des ouvrages fondamentaux du XVIIIe siècle comme l’Encyclopédie, l’exposition interroge le lien entre penseur et création, en l’associant au Portrait de Denis Diderot de Louis-Michel Van Loo réalisé en 1767 et au buste de Jean le Rond d’Alembert réalisé par Félix Lecomte en 1774. Déjà à cette époque, l’article « Liberté » rend compte de la polysémie et de la complexité de ce terme au sens où sa définition morale relève du libre arbitre de chacun :
« La liberté réside dans le pouvoir qu’un être intelligent a de faire ce qu’il veut, conformément à sa propre détermination » (6).
Mais qu’en est-il de sa définition aujourd’hui ?
La Liberté raisonnée de Cristina Lucas : l’œuvre contemporaine de la confrontation
Le point d’orgue de La passion de la Liberté – Des Lumières au romantisme est l’œuvre contemporaine de Cristina Lucas (Fig. 5), qui entre en résonance avec la Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix peinte en 1830, et dont les dessins préparatoires sont exposés. Projetée dans une pièce sombre, sur une musique de Purcell, l’œuvre vidéo est une mise en scène au ralenti de l’allégorie vivante de la Liberté franchissant des barricades, avant qu’elle ne soit suppliciée par les autres protagonistes masculins.
La Liberté raisonnée hérite du caractère polysémique de son sujet, si bien qu’elle est tant un hommage au chef-d’œuvre de Delacroix qu’une mise en abîme des revendications des XVIIIe et XIXe siècles dans notre société. En effet, le pathos esthétique de cette œuvre, extrêmement saisissante, est renforcé par le fait qu’elle résonne dans l’actualité de notre époque. En réalité, l’œuvre de Delacroix qui utilise comme support un fait de l’histoire contemporaine, est devenue un emblème universel de la Liberté comme issue des révolutions et des revendications successives, en particulier du féminisme.
Toute la fatalité de l’œuvre de Cristina Lucas réside dans le constat que les combats se sont déplacés : d’une égalité de l’Homme inscrite dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et alors même que le vocabulaire révolutionnaire entendait par ce terme générique de « l’Homme » tant le sexe féminin que le sexe masculin , le combat pour une égalité homme-femme reste encore effectif. De même, les actes révolutionnaires de 1789, 1830 et 1848 contre une monarchie abusive ont laissé place à un système démocratique dont on dénonce parfois de nos jours le caractère factice.
Ainsi, la liberté reste et demeure une notion en devenir et un concept instable, si bien que l’on peut finalement conclure que l’on sait davantage ce que n’est pas la liberté, plutôt que ce qu’elle est.
(1) L’exposition dont les commissaires sont Sophie Barthélémy et Constance Rubini s’est tenue du 19 juin au 13 octobre 2019 à la Galerie des Beaux-Arts lors de la saison culturelle « Liberté ! » de la ville de Bordeaux. Elle contenait 300 œuvres, dont une quarantaine prêtée par le Louvre dans le cadre d’un partenariat triennal inédit.
(2) Voir DAVALLON, 2010, p. 230 : « […] “Exposer, c’est donner à voir pour faire comprendre – autrement dit, pour dire – quelque chose”. L’important est en ce cas le sens qui sera construit par une mise en exposition qui choisit, articule des composants […] L’exposition a alors une finalité communicationnelle qui suppose qu’elle soit un ensemble destiné à produire de la signification pour le visiteur, autrement dit qu’elle soit un texte ».
(3) Francis DÉMIER. « Comment naissent les révolutions »... cinquante ans après », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 14 | 1997, p. 32.
(4) Voir Jean STAROBINSKI, L’invention de la Liberté 1700-1789, Genève, Albert Skira, 1994, p. 13 : « Le statut de l’art et de l’artiste subit une mutation […]. À travers les revendications des artistes et les tentatives de la philosophie esthétique (autre invention du siècle), une idée de la création se fait jour et s’impose, où l’œuvre d’art devient l’acte par excellence de la conscience libre. Les poètes, les musiciens, les peintres – transportés par un nouvel esprit, sommés par un nouveau public – deviennent les dépositaires élus et parfois les prophètes d’une valeur de liberté partout ailleurs compromise ».
(5) Voir Charles BAUDELAIRE, Curiosités esthétiques, [e-book]. Paris, M. Lévy frères, 1868 p. 202 : « Nous permettrez-vous, farouches libéraux de 1845, de nous attendrir devant le chef-d’œuvre de David ? Cette peinture était un don à la patrie éplorée, et nos larmes ne sont pas dangereuses. »
(6) Denis DIDEROT, Jean D’ALEMBERT, L’Encyclopédie, t. 9, [e-book]. Neuchâtel, Samuel Faulche, 1765, p. 462.
Comments