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Le chien et le deuil dans la création contemporaine : Amy Sillman et Sigrid Nunez


 

Deux œuvres récentes, un roman de Sigrid Nunez et une exposition d’Amy Sillman, traitent du deuil et des relations humaines avec les chiens. Cet article propose une lecture croisée de ces deux œuvres distinctes à travers l’exploration de thèmes communs.

 

Amy Sillman, vue d’exposition The Central Nervous System, Chicago, Arts Club de Chicago, mai - août 2019. © Trace Krug

LE CONTEXTE : LE ROMAN DE NUNEZ ET LES TOILES DE SILLMAN


Le personnage principal du nouveau roman L’Ami de Sigrid Nunez (née en 1951 à New York), une écrivaine new-yorkaise, suggère que l’« on peut écrire sur n’importe quel sujet, tant qu’on trouve le ton juste[1]. » Il semblerait que Nunez elle-même soit d'accord avec cette déclaration : son roman traite d'un sujet banal, pourtant elle a remporté le National Book Award pour cet ouvrage en 2018. Nunez consacre une grande partie du livre à explorer la relation de son personnage avec un chien, Apollon. L’écrivaine (jamais nommée) hérite de ce grand danois après le suicide d'un ami écrivain. Tout au long du livre, le chien et l’écrivaine tentent de faire le deuil de cet homme. Alors qu’à la fin du roman la santé du chien se détériore, le personnage principal doit maintenant aussi faire face à la disparition de ce dernier.

Curieusement, il est possible de mettre ce livre en relation avec une exposition de la peintre new-yorkaise Amy Sillman (née en 1955 à Détroit) et en effet, plusieurs thèmes du roman peuvent nous aider à réfléchir à certaines de ses toiles. Je vais me focaliser sur trois grandes peintures à l’huile, chacune intitulée Blues for Omar, récemment présentées dans son exposition The Central Nervous System au Arts Club de Chicago (22 mai - 3 août 2019). Elles figurent des images abstraites d'un chien. Comme le personnage du roman de Nunez, Sillman utilise apparemment ces trois peintures bleues pour traiter le sujet du deuil - quoique de manière humoristique. Comment comprendre cette démarche ? L'artiste a posté sur sa page Instagram la mort de son chien, Omar, le 20 décembre 2018. Il est donc possible qu’elle ait ensuite commencé à peindre ces œuvres pour les présenter dans son exposition durant l’été 2019. De plus, les titres sont évidemment un jeu de mots : en anglais the blues étant une manière de décrire un état dépressif. La création artistique ou l'écriture peuvent-elles offrir une catharsis au romancier ou à l’artiste ? Quelle est l’importance de l'exploration de ce sujet à travers des objets d’art ? Ces questions seront analysées ici.


Amy Sillman, Blues for Omar (détail), huile sur toile, 2019, dans l’exposition The Central Nervous System. © Trace Krug

LE PROCESSUS DE PEINTURE


Amy Sillman décrit son processus de peinture de la manière suivante : « […] la seule chose qui m'intéresse, c’est le changement, le changement au fil du temps. Changements et transformations constants. Jusqu'à ce que j’atteigne une densité et un étonnement qui me disent quelque chose que je ne savais pas déjà. Davantage un processus de détournement [en français dans le texte] que de progrès[2]. » Ces trois toiles suivent en effet la méthode de travail communément utilisée par Sillman. On peut voir une superposition lente et diligente de couches de peinture sur la toile. L’artiste procède au lavage de certaines surfaces de la peinture, rendues ainsi très minces, ce qui dévoile les premières phases de son processus de travail. À côté, des zones de peinture beaucoup plus épaisses couvrent ostensiblement les précédentes couches que Sillman a trouvé inintéressantes.

Cette méthodologie de peinture prend clairement ses racines dans la peinture expressionniste abstraite américaine (AbEx), et Sillman assume cet héritage. Dans son article « AbEx and Disco Balls: In Defense of Abstract Expressionism »elle détaille sa formation à la School of Visual Arts de New York et la façon dont elle s’est inspirée de l’expressionnisme abstrait, en dépit du fait que c’était un milieu presque exclusivement masculin et ostensiblement machiste. Elle écrit que « Pour le meilleur et pour le pire, ce n’est pas du mythe de l’AbEx dont nous avons hérité, par conséquent ni sa virilité rigide ni sa grandiose masculinité ne nous ont limités[3]. » De plus « l’AbEx était simplement une technique corporelle pour ceux qui sont attachés au processus artisanal, une façon de balancer la matière, de la trifouiller et de donner corps à des effacements agressifs et des interrogations dialectiques[4]. » Comme les AbExers avant elle, Sillman décrit son processus de travail comme celui d’un « ajustement constant, d’une insatisfaction, et d’une lutte émotionnelle[5] ». Dans ses conférences, elle détaille le temps nécessaire à la réalisation da sa peinture (parfois plus d'un an) et montre des photographies chronologiques de la lente progression d’un tableau[6]. Celles-ci témoignent de ses évolutions graduelles, ainsi que de changements plus spectaculaires : de nouvelles formes ont été ajoutées sur les couches précédentes entraînant des jeux de couleurs changeantes qui mènent à l'achèvement de la toile.

Nous avons vu comment le processus de travail de Sillman s’appuie sur le conflit des émotions et comment elle se bat avec une peinture jusqu’à être « étonnée » et y trouver de la « densité ». Mais de quelles autres manières le conflit des émotions est-il employé dans ces trois tableaux bleus du chien Omar ? Ce n'est que lors de ma deuxième visite de l'exposition de Sillman que j'ai vu les titres (imprimés dans une brochure, non affichés sur les murs de la galerie) et que j'ai donc pu plus facilement reconnaître les formes de chien dans ses peintures. Lors de ma première visite, j’ai analysé ces peintures comme typiques de son travail : des peintures traitant de l'histoire de l'abstraction elle-même. Grâce à la connaissance de la mort d’Omar et à la prise en compte des titres, j’ai pu alors identifier une tête de chien et des pattes comme formant la structure principale de ces peintures abstraites. C’est la façon dont Sillman traite le sujet qui est intéressant et non le sujet en lui-même : « on peut [peindre] n’importe quel sujet, tant qu’on trouve le ton juste » écrit Nunez. Lee Krasner, Jackson Pollock et Joan Mitchell ne consacreraient probablement pas une œuvre abstraite à leur chien décédé, néanmoins leur héritière Sillman a désormais assez de liberté et d’humour pour faire évoluer le mouvement AbEx et cela simplement à travers la forme gestuelle. Elle fait fi du mythe de l’AbEx et de sa pureté.


Amy Sillman, Blues for Omar (détail), huile sur toile, 2019. © Trace Krug

Elle s’accorde cette liberté car « le mouvement AbEx s’était déjà défait alors que je travaillais encore dessus. Les piss paintings de Warhol, les feutres découpés de Morris et l’effacement par Rauschenberg du dessin de De Kooning - toutes les œuvres désormais canoniques qui ont emboîté le pas à AbEx - avaient mené un travail approfondi de référence, d'inversion et d’expulsion de la rhétorique et des techniques d’AbEx[7]. » On pourrait dire que cette « expulsion » permet à Sillman de se débarrasser du poids et du sérieux de l'histoire d'AbEx pour aborder des sujets de sa vie personnelle. Cet emploi des figures de chien dans ses œuvres permet-il à Sillman de méditer sur la mort d’Omar ? Son lent processus de travail trouve-t-il son équivalent dans le processus de deuil ? N’ayant plus de chien dévoué dans son atelier, cela a-t-il changé son travail ?




LE DÉVOUEMENT DES CHIENS DANS LA CRÉATION ARTISTIQUE


Il n’est pas rare de trouver des images de chiens, symbole ultime de la dévotion, dans l'histoire de l’art. Afin de continuer à se concentrer sur la peinture contemporaine, on pourrait se tourner vers le travail de Susan Rothenberg (née en 1945 à Buffalo, New York). Si l’on regarde des interviews d’elle, on voit ses fidèles chiens tranquillement assis en arrière-plan ou la suivant lors de ses promenades. Elle s’est servie de ces scènes pour parfois les peindre, les mettant en scène dans son atelier, dans des scènes d’intérieur et des paysages du Nouveau-Mexique ; elle l’a fait de façon moins abstraite que Sillman[8].

Certains des passages les plus sagaces du roman de Nunez traitent de l’extrême dévotion des chiens à leurs maîtres. L’auteur de L’Ami évoque des exemples historiques pour souligner cette dévotion : « Je songe à l’histoire de ce chien, Hachiko, l’akita qui se rendait à la gare de Shibuya à Tokyo pour attendre le train qui ramenait quotidiennement son maître du travail - jusqu’au jour où le maître mourut soudain et Hachiko attendit en vain. Pourtant, le lendemain, et tous les autres jours après, dix années durant, le chien venait à la gare guetter le train à l’heure habituelle[9]. » Apparemment, Hachiko ne détient pas le record : Fido, un chien d'une petite ville à côté de Florence, est retourné quotidiennement, et quatorze ans durant, à l'arrêt de bus pour attendre son maître, décédé dans un raid aérien de la Seconde Guerre mondiale[10].

L’utilisation d’une image abstraite d’Omar dans la peinture de Sillman remplit plusieurs fonctions : elle permet un dialogue avec l’histoire de la peinture, faisant référence au grand nombre d’œuvres comportant des chiens, symboles de dévouement. L’image du chien permet également à Sillman de continuer à explorer l’histoire de la peinture AbEx en utilisant un sujet banal afin de ramener ses idéaux grandioses à une dimension plus modeste. Il se peut que la représentation répétée d’Omar dans ses peintures permette à Sillman d’affronter émotionnellement sa mort, menant à une catharsis.

Dans la mesure où l’ouvrage de Nunez traite de la catharsis du personnage principal dans de nombreux passages, nous pouvons faire davantage dialoguer les peintures de Sillman avec L’Ami. Il semblerait que ce personnage principal utilise à la fois la lecture et l'écriture comme méthode pour faire face au deuil. Pour offrir ses réflexions sur le deuil, elle (ou est-ce Nunez elle-même ?) s'appuie sur des citations d’écrivains tels que Ludwig Wittgenstein, Samuel Beckett, Simone Weil et Rainer Rilke. Virginia Woolf est également souvent citée pour prouver les atouts psychologiques de l’écriture : « Je suppose que j’ai fait pour moi-même ce que les psychanalystes font pour leurs patients. J’ai exprimé une émotion ressentie depuis très longtemps, en profondeur. Et en l’exprimant, je l’ai expliquée puis je l’ai laissée en repos. », a-t-elle écrit dans ses journaux intimes au sujet des caractéristiques cathartiques de La Promenade au phare[11]. Avec cette écriture, Woolf a pu se débarrasser du fantôme de sa mère, dont la mort la hantait depuis l’âge de treize ans. Peut-on supposer que Sillman utilise la peinture comme méthode pour gérer son chagrin après la perte d’Omar ? En tant que spectateur, pourrions-nous arriver à cette même émotion cathartique que Woolf et peut-être Sillman éprouvent à travers la création artistique ?

On pourrait trouver des similitudes dans la méthode de travail de Sillman et le processus de deuil tel que le décrit la célèbre psychiatre Elisabeth Kübler-Ross. Kübler-Ross a travaillé avec des milliers de patients mourants et leurs familles au cours de sa carrière et elle a analysé les cinq étapes du deuil : déni, colère, négociation, dépression et résignation. Kübler-Ross note que si les patients et leurs familles suivent souvent le chemin linéaire à travers ces cinq étapes, il n'est pas rare de les voir régresser aux étapes précédentes, ce qui signifie qu’ils pourraient nier leur mort imminente jusqu’à la fin[12]. Comme nous l'avons vu, Sillman suit cette même méthode de travail dans ses peintures : elle ne peint pas de manière simple et linéaire, mais s’appuie plutôt sur un processus de « lutte émotionnelle » pour arriver à la complexité de construction de ses œuvres. Il semblerait alors que la lutte émotionnelle de son processus de peinture corresponde à la tourmente émotionnelle face au chagrin. Le long processus du travail suivi par Sillman lui permet-il de se résigner ou même d’accepter la perte ? Le personnage du roman de Nunez semble arriver à accepter la perte de son ami grâce à l’écriture : « en écrivant sur un être cher - ou même juste en parlant trop de lui - peut-être qu’on l’enterre pour de bon[13]. »




AU-DELÀ DE LA PERTE ET DU DEUIL


Quel serait l'intérêt de traiter des questions de deuil et de mort dans l'art contemporain ? Pour Kübler-Ross, il faut travailler à accepter simplement l’idée de la mort sinon recevoir un diagnostic fatal est un choc violent[14]. Elle suggère que si nous « gérions nos angoisses autour de la mort […], le pouvoir destructeur qui nous entoure serait moindre[15]. »

Il est difficile de dire que ces trois tableaux de Sillman correspondent réellement à ces idées grandioses de deuil. Ces peintures pourraient-elles vraiment permettre au spectateur d’affronter la mort et le deuil ? Il est peut-être plus probable que Sillman ait utilisé cette forme d’Omar simplement comme inspiration - un moyen de construire des peintures qui continuent à dialoguer avec l'histoire de la peinture AbEx. En nous appuyant sur le roman enrichissant de Nunez, nous pouvons assurément affirmer que Sillman serait d’accord avec le personnage principal, que tout peut être utilisé comme sujet d’œuvre d'art. Qu’est-ce qui l'empêcherait d'utiliser la figure d’Omar comme source d’inspiration pour son travail ? Cela souligne encore le fait que Sillman se sent absolument le droit d'utiliser les méthodologies de travail de la peinture AbEx, mais elle ne se sent pas contrainte par la notion de pureté liée à la peinture de cette période, défendue par Clement Greenberg[16]. En effet, en visitant son exposition, on ne peut que penser à une toile à la composition et à l’apparence similaire, exposée non loin à l’Institut d’Art de Chicago : le tableau Excavation de De Kooning. Comme celles de De Kooning, les peintures de Sillman reposent sur un intense processus physique ; on peut reconstruire le processus d’élaboration d’excavated surface et découvrir comment l’artiste en est lentement arrivé là. Cependant, contrairement à De Kooning, où l’on se rend rapidement compte que l'artiste ne fait pas référence au monde en-dehors du cadre de la peinture, le spectateur de Blues for Omar peut graduellement trouver des pattes et des têtes de chien dans son travail en arrivant à l’amusante conclusion que Omar a servi de modèle à ces peintures belles, complexes et chargées d’histoire - peut-être pour faire face à la perte et/ou lui rendre hommage à travers des tableaux abstraits.



 

[1] Sigrid Nunez, L’Ami (New York, 2018), traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Paris, Éditions Stock, 2019, p. 104. [2] Amy Sillman, « Color as Material, Seminars with Artists: Amy Sillman | Live from the Whitney », mis en ligne le 12 novembre 2014, consulté le 7 décembre 2019. URL : https://www.youtube.com/watch?v=Stk38nsVyos. Ma traduction et pour le reste des sources en anglais. [3] Amy Sillman, « AbEx and Disco Balls: In Defense of Abstract Expressionism », Artforum, été 2011, p. 321-325, p. 322. [4] Ibidem, p. 322. [5] Amy Sillman, « Color as Material, Seminars with Artists: Amy Sillman | Live from the Whitney », op. cit. [6] Ibidem. [7] Amy Sillman, « AbEx and Disco Balls: In Defense of Abstract Expressionism », op. cit, p. 323. [8] Susan Rothenberg, « Susan Rothenberg in “Memory” », Art 21 PBS [en ligne], mise en ligne le 23 septembre 2005, consulté le 28 décembre 2019. URL : https://art21.org/watch/art-in-the-twenty-first-century/s3/susan-rothenberg-in-memory-segment/. [9] Sigrid Nunez, L’Ami, op. cit, p. 54. [10] Ibidem, p. 55. [11] Citation intégrée des journaux de Virginia Woolf in ibidem, p. 77-78. [12] Elisabeth Kübler-Ross, On Death and Dying, New York, Simon & Schuster, 1970, p. 148. [13] Sigrid Nunez, L’Ami, op. cit, p. 267. [14] Elisabeth Kübler-Ross, On Death and Dying, op. cit, p. 41. [15] Ibidem, p. 27. [16] Clement Greenberg (1960), « La peinture moderniste », traduit de l’anglais par Pascal Krajewski, Appareil [en ligne], mis en ligne le 12 juillet 2016, consulté le 28 décembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/appareil/2302.

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