Au sein du Musée Barbier-Mueller, fondé en 1977 par Monique et Jean Paul Barbier-Mueller, la directrice de l’établissement, Laurence Mattet nous reçoit à l’occasion de la parution de l’ouvrage Les Kouya de Côte d’Ivoire : un peuple forestier oublié, réalisé par l’ethnoarchéologue Denis Ramseyer. Cette entreprise a été menée à bien grâce au soutien de la Fondation culturelle Musée Barbier-Mueller qui s’engage à financer des chercheur·euse·s afin d’étudier des populations parfois inconnues ; Ces enquêtes sont motivées par un souhait de résurgence d’un patrimoine culturel immatériel en déclin. Denis Ramseyer, chargé d’enseignement à l’Université de Neuchâtel, réalisa successivement un reportage photographique (1972) (fig.1), une enquête ethnologique (1975), une étude ethnoarchéologique (1998) jusqu’à cette étude sur la transformation de la société kouya et de son environnement. Laissons Laurence Mattet nous en dire plus.
Fig.1 Tapé Tilo Zoba. 1972. Photographe : D. Ramseyer
La redécouverte d’un peuple oublié
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· Comment avez-vous découvert la population Kouya, est-ce qu’il y avait eu auparavant des publications les concernant ?
L.M : La première apparition des Kouya dans une source écrite remonte à 1924. C’est l’administrateur français des colonies en Afrique de l’Ouest, Louis Tauxier qui rapporta que « ce serait une population intéressante à étudier de près comme formant la transition entre les Gouro et les Bété ».
À vrai dire, j’ai connu le groupe culturel Kouya en 1971. Lorsque Denis Ramseyer s’est rendu à Abidjan, son correspondant Dieudonné Gbessi Digbé l’a invité dans son village kouya natal, au centre-ouest de la Côte d’Ivoire. Il y est retourné plusieurs fois afin de réaliser des reportages photographiques mais aussi pour y mener une véritable enquête ethnologique qui donna lieu à sa première publication dans le Bulletin de la Société Suisse d’Ethnologie[1].
Je sais que Denis Ramseyer n’a pas cessé de correspondre avec son informateur et ami Dieudonné que j’ai moi-même pu rencontrer il y a plusieurs années de cela. Grâce à ce lien fort et ce, malgré une longue absence, Denis retourna sur le terrain en 1998 (fig.2), afin de mener une enquête ethnoarchéologique sur les structures d’habitats et la nature des foyers liés à la case en terre traditionnelle. Malgré le coup d’État de 1999, qui plongea le pays dans une crise socio-économique, il n’a pas cessé de prendre des notes de terrain, de me les envoyer et la publication de ce livre est l’aboutissement d’un travail de plus de quarante ans, qui traverse presque trois générations de la société kouya qui a subi de profondes transformations.
Fig.2 La famille Digbé à Dédiafla et Denis Ramseyer. 1998. Photographe : D. Ramseyer
S’adapter à une situation nouvelle et instable
· Je suppose que ces transformations sociétales sont dues en majeure partie au coup d’État, pouvez-vous nous en dire plus ?
LM : L’indépendance de la Côte d’Ivoire (1960) marqua une croissance exponentielle durant les vingt-cinq premières années qui profita notamment aux Kouya et à leurs plantations de cacao et de café. Les planteur·euse·s kouya pratiquent depuis des générations la culture itinérante dite sur brûlis[2] qui consiste à défricher régulièrement de nouvelles parcelles, puis à les laisser en friche durant quelques années pour leur permettre de se régénérer. Mais la pression démographique pousse aujourd’hui les planteurs·euse·s à recultiver les mêmes terres, ne leur laissant pas le temps de se régénérer. Il leur faut obtenir davantage, le plus rapidement possible afin de répondre à des faits économiques et sociaux urgents : nourrir leur famille menacée de la famine les années de mauvaises récoltes, rembourser leurs dettes souvent écrasantes, dues aux mauvaises conditions du marché et aux coutumes sociales ancestrales coûteuses (dot, enterrements, etc.). Les Kouya ont dû parfois vendre une partie de leurs terres aux étranger·ère·s afin de payer leurs dettes. La question foncière est explosive et les tensions entre indigènes et étranger·ère·s sont grandissantes, la situation s’est en effet aggravée après le coup d’État de 1999 et la rivalité des candidats à la présidence de la République. Lors des année 2002, par exemple[3], de nombreux·ses Kouya ont été tués, de violentes attaques ont provoqué l’exode de la majeure partie de la population. Au sortir du conflit, les troubles politiques ont marqué un tournant pour l’ensemble du pays et sont à l’origine de profonds bouleversements sociaux comme la déstructuration des institutions sociales traditionnelles.
À l’heure actuelle, le calme est revenu, mais la situation économique reste précaire. Il faut espérer que les Kouya trouveront les bonnes solutions pour conserver leur patrimoine.
La modernité : vers un bouleversement sociétal
· Quels sont les changements sociétaux majeurs que vous avez pu constater ?
L.M : Pour Denis Ramseyer, le fait d’entreprendre une étude ethnoarchéologique sur plusieurs dizaines d’années lui a permis d’acquérir une vue d’ensemble et d’être en quelque sorte un témoin de l’histoire. Dans les années 1970, dans le plus grand village du groupe culturel kouya, Dédiafla, où les traditions étaient encore fortement marquées, il a pu observer des coutumes, des pratiques artisanales et cérémonielles qui n’ont plus cours actuellement. D’autres activités se sont transformées avec le rapprochement et les contacts de plus en plus étroits avec les villes voisines. Ce qui l’a fortement marqué c’est que l’ouest du territoire kouya était encore isolé des grands axes routiers au début des années 1970 : un taxi-brousse passait une fois par semaine à travers les villages pour emmener les habitant·e·s jusqu’à la ville voisine, Vavoua, acheter des médicaments, et quelques vêtements. Mais au cours des années 1990, des véhicules passaient quotidiennement dans les villages, ce qui a considérablement ouvert l’accès au monde industrialisé.
De plus, alors que la forêt était extrêmement dense dans la zone occupée par les Kouya jusqu’en 1971, l’exploitation intensive pour permettre l’extension des cultures commerciales a eu raison de la forêt tropicale ainsi que la stérilisation des terrains en une génération (fig. 3-4). Une déforestation aussi brutale a laissé des traces : baisse du gibier, périodes de sécheresse et cultures ombragées perturbées par un ensoleillement trop vif. En 1983, le chef du village de Dédiafla s’inquiétait déjà : « Pourquoi est-ce qu’il ne pleut plus ? Parce qu’ils ont coupé tous les arbres de la forêt. Les esprits n’aimaient pas cela ! Nos plantations meurent de soif ». Cette même année, des missionnaires irlandais·es et anglais·es sont venus évangéliser les villages de Gouabafla, Déma, Bonoufla et Dédiafla, faisant construire des églises, accélérant du coup la perte du patrimoine spirituel traditionnel.
Fig. 3 Paysage forestier à l’ouest du village de Défiafla. 1975. Photographe : D. Ramseyer
Fig.4 Pluie torrentielle sur un sol dénudé. 2016. Photographe : D. Ramseyer
Les rituels et les cérémonies en déclin
· En parlant de patrimoine spirituel, y-a-t-il le maintien de certains rituels ou cérémonies ?
L.M : Et bien, un rituel est toujours précédé par la sortie des masques sacrés, ceux-ci sont toujours craints et respectés par l’ensemble de la population, mais les sorties et les cérémonies qui leur sont liées ont été progressivement abandonnées. Le masque (fig.5) est le messager qui communique avec les ancêtres, il sert de trait d’union entre les aïeux·les et les villageois·es. « C’est le génie de la forêt apprivoisé par les hommes qui le font venir au village, selon les besoins ». On demande au masque de faire tomber la pluie afin d’obtenir de bonnes récoltes, de protéger les habitant·e·s contre une épidémie, mais il est surtout le garant de l’ordre au sein de la communauté[4]. On faisait sortir les masques le soir, pour une brève durée, à chaque pleine lune. Les Kouya cadençaient ainsi le rythme du temps, à intervalle réguliers, par une manifestation à caractère sacré. Mais ils pouvaient également servir à la demande du sorcier selon ses songes. Ces rituels étaient accompagnés de sacrifices : « On égorge un ou plusieurs cabris et on enduit les masques de leur sang ». On initiait les jeunes garçons dès l’âge de dix ans, les hommes assistaient aux danses alors que les femmes n’avaient pas le droit de voir les objets sacrés, elles devaient s’enfermer dans leur case et se couvrir d’un pagne. Alors qu’autrefois on pouvait assister à une dizaine de sorties par année ses manifestations sont devenues rares voire abandonnées dans certains villages. Cela est dû à l’arrivée des missionnaires chrétien·ne·s opposés aux coutumes animistes[5] mais également à l’exode vers les villes des jeunes adultes.
Fig. 5 Vue de face d’un masque dansant traditionnel. 1975. Photographe : D. Ramseyer
Masques, danses et rythmes sonores
· Depuis bientôt un siècle, les recherches menées en Afrique de l’Ouest ont porté essentiellement sur les cérémonies des masques et de manière plus générale sur les arts funéraires présents dans de nombreux musées notamment le Musée Barbier-Mueller. Les masques ainsi que les statuettes gouro et baoulé par exemple figurent parmi les chefs-d’œuvres de cette production. Qu’en est-il des objets kouya ?
L.M : Malheureusement, le Musée Barbier-Mueller ne possède pas d’objet kouya et à ma connaissance, aucun musée n’en possède. Probablement parce que leurs œuvres n’ont pas immédiatement plu aux premiers esthètes qui ont fait connaître à l’Occident l’art de la Côte d’Ivoire. Aussi parce que les artistes kouya n’ont pas véritablement développé la pratique des masques sacrés et l’art des figures sculptées. Ils ont emprunté et copié les expressions artistiques de leurs voisin·e·s, notamment l’influence gouro. Les masques et la musique étaient étroitement liés, c’est pour cela qu’il existe chez les Kouya des instruments de musique qui sont exclusivement utilisés par des initié·e·s comme les tambours (lili) de différentes tailles, des sonailles (nougba) et des grelots (gogo) attachés aux chevilles (fig. 6).
Comme dans le cas des masques, les formes artistiques des instruments et leurs sons sont fortement influencés par les villages voisins.
Le début de la procession est annoncé par des bruits de grelots, lorsqu’ils retentissent pour la troisième fois, les masques entrent en action. Ils représentent chacun un animal différent : le buffle, l’antilope, le bouc, le bélier… et apportent une signification symbolique. Le danseur qui revêt le masque s’identifie totalement à l’objet de la danse.
Fig. 6 Cérémonie dansante. 1975. Photographe : D. Ramseyer
Lors de son dernier séjour, Denis a eu l’occasion de suivre un jeune Kouya jusqu’à la case sacrée située au nord-ouest du village, dans une zone touffue, isolée à l’intérieur de la forêt et donc dissimulée des yeux des villageois·es. Mais il a été surpris de constater que le bâtiment, en partie écroulé, était abandonné depuis un certain temps déjà. Sous les décombres, un seul masque demeurait à peu près intact. On distinguait encore les restes de vêtements en raphia traditionnels. C’était tout ce qu’il restait, en août 1975, des seize masques sacrés du village dont on lui avait parlé.
Les habitant·e·s ivoirien·ne·s gardent en mémoire une certaine crainte des fétiches, par leur vécu et leurs attachements profonds à leur culture, ils continuent à croire aux esprits de la brousse, même si certains se disent également chrétiens. Pour eux, les deux modes de pensée ne sont pas incompatibles, ils sont complémentaires.
[1] Denis RAMSEYER, « Enquête chez les Kouya de Côte d’Ivoire. Problèmes de la recherche sur le terrain vus par de jeunes ethnologues », Bulletin de la Société Suisse d’Ethnologie (n° spécial), Genève, 1976, p. 95-105.
[2] Denis RAMSEYER, Les Kouya de Côte d’Ivoire : un peuple forestier oublié, Fondation Culturelle Musée Barbier-Mueller, Genève, 2019, p. 152.
[3] Denis RAMSEYER, Les Kouya de Côte d’Ivoire : un peuple forestier oublié, Fondation Culturelle Musée Barbier-Mueller, Genève, 2019, p. 163. « Cette période de tension politique a finalement abouti au premier coup d’État militaire du pays en décembre 1999, suivi de la rébellion armée de 2002 et de la crise postélectorale de novembre 2010 à avril 2011 ».
[4] Mamadou Koble KAMARA, Les fonctions du masque dans la société Dan de Sipilou, Museum Rietberg, Zurich, 1992, p. 32.
[5] Denis RAMSEYER, Les Kouya de Côte d’Ivoire : un peuple forestier oublié, Fondation Culturelle Musée Barbier-Mueller, Genève, 2019, p. 170 : « L’animisme est la croyance en une forme vitale, animant les êtres vivants, les objets mais aussi les éléments naturels, ainsi qu’en des génies protecteurs. Ces âmes, manifestations de défunts ou de divinités animales, à qui on voue un culte, peuvent agir sur le monde terrestre de manière bénéfique ou non ».
Crédits des illustrations :
Copyright @Denis Ramseyer réalisées entre 1972 et 1998.
Les photographies ne portant pas de mention de lieu ont été prises à Diédiafla.
Remerciements :
Merci à la Fondation culturelle Musée Barbier-Mueller pour avoir mis à ma disposition toutes les informations nécessaires à l’achèvement de cet article. Que sa directrice Laurence Mattet et toute son équipe soient chaleureusement remerciées pour la confiance qui m’a été accordée.
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