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VALIE EXPORT au Pavillon Populaire : l’art féministe pour tou·te·s ?


Le Pavillon populaire, espace d’art photographique de la ville de Montpellier, consacrait une exposition à l’artiste autrichienne VALIE EXPORT du 23 octobre 2019 au 12 janvier 2020. Totalement gratuite, cette exposition dédiée à une des pionnières de l’art féministe et des nouveaux médias donne l’occasion de s’interroger sur l’accessibilité d’une œuvre si diverse et engagée dans cet espace municipal modeste.


Mots clés : valie export, pavillon populaire, art féministe, art conceptuel, nouveaux médias, action, photographie, cinéma expérimental


Le Pavillon Populaire, « la photographie accessible pour tous »

L’art de la photographie accessible à tous les publics, voilà la promesse du Pavillon Populaire. Philippe Saurel, maire de la ville de Montpellier, décrit ce lieu comme « privilégiant l’éclectisme au niveau de sa programmation pour intéresser le public le plus large possible aux différentes facettes de la création artistique » [1]. En plein centre-ville, cet espace gratuit propose chaque année trois expositions photographiques, et se donne pour mission d’associer exigence artistique et portée populaire. La direction artistique est assurée par Gilles Mora, historien de la photographie, fondateur des Cahiers de la photographie et ancien directeur des Rencontres de la Photographie d’Arles.


Ce type d’espace est rare, d’abord parce que peu d’institutions françaises sont dédiées exclusivement à la photographie, laquelle est plutôt disséminée dans des lieux divers (archives, musées d’arts, d’histoire ou des sciences). Ensuite, peu d’endroits en France proposent encore une programmation pointue en maintenant un principe de gratuité pour tous les publics. Au Pavillon Populaire, des livrets d’aide à la visite sont mis à disposition et des visites guidées sont régulièrement proposées. Ici, mêmes les posters et les cartes de l’exposition sont distribués gratuitement. Cet espace à taille humaine permet des rencontres artistiques davantage spontanées, impliquant des expériences et des attentes profondément différentes des expositions-évènements qui se succèdent dans les grands musées. En termes de fréquentation, le lieu semble rencontrer un franc succès auprès des publics [2]. Mais le caractère gratuit ne suffit pas à assurer l’accessibilité du propos de l’exposition, scénographie et dispositifs de médiation sont également des choix déterminants. Alors, l’exposition VALIE EXPORT- Expanded Arts est-elle une exposition pour tou·te·s ?


Expanded Arts

Le défi était grand face à la diversité de l’œuvre de VALIE EXPORT, artiste autrichienne des avant-gardes expérimentales. Née à Linz en 1940, elle appartient à cette génération révoltée des années 1960. Elle est au cœur des rebellions culturelles et artistiques que sont le féminisme et les nouveaux médias. Ces prises de position artistiques prennent une forme particulièrement radicale en Autriche, où l’atmosphère d’hypocrisie généralisée dans l’après-guerre est devenue irrespirable. Les Actionnistes viennois jettent eux aussi à la figure du public tous les tabous de la société à travers un art du corps et de l’action. Mais ils partagent une conception de la femme bien différente de celle de VALIE EXPORT. Cette dernière souhaite inaugurer un art de l’action féministe : « L’actionnisme féministe vise à transformer l’objet d’une histoire naturelle masculine, la “femme” dans sa matérialité, asservie et réduite à l’état d’esclave par son mâle démiurge, pour en faire une actrice et créatrice indépendante, sujet de sa propre histoire. » [3]


VALIE EXPORT, VALIE EXPORT- SMART EXPORT, 1970. ©VALIE EXPORT – Courtesy VALIE EXPORT


Dans ses performances, photographies, vidéos, courts et longs métrages, l’artiste engage directement le corps, son corps, réinvesti comme sujet. Il devient le médium principal de ses œuvres. Par le pouvoir qu’elle prend sur son propre corps à travers ses actions, elle tente de reconstruire une image de la femme. En 1967, elle abandonne son patronyme et choisit le nom VALIE EXPORT, qui devient un véritable logo. Transformé en tampon, elle l’appose sur ses œuvres telle une marque déposée. La dimension commerciale de cette nouvelle identité est profondément liée à la critique des images médiatiques, du cinéma et de la publicité qu’elle développe dans l’ensemble son œuvre.


La critique de l’image construite est précisément le nœud de ses œuvres conceptuelles qu’elle qualifie d’Expanded Cinema et qui sont mises à l’honneur par l’exposition. Sont notamment présentés ses films et ses photographies conceptuelles, ces dernières étant rarement montrées, particulièrement en France. Avec l’Expanded Cinema, elle explore les aspects matériels et idéologiques de l’image médiatique.


« Chaque image est une construction » [4]

Toute l’exposition se concentre sur l’analyse des images et des médias de VALIE EXPORT, mettant particulièrement en avant sa critique de la perception et du regard humain, de l’image produite techniquement et de son caractère construit. C’est précisément le cœur de sa démarche conceptuelle. Bien qu’un peu de bonne volonté et quelques bases sur l’art conceptuel soient nécessaires, le parcours de l’exposition permet de comprendre la nature planifiée du processus artistique de VALIE EXPORT. De nombreux documents d’archives, originaux ou reproduits, sont présentés. Son inventaire, qui décrit et documente ses œuvres vidéo réalisées entre 1967 et 1971, a même été traduit en français et était présenté dès l’entrée de l’exposition, près de la première œuvre, Ping Pong.

VALIE EXPORT, Ping Pong, 1968. © Valie Export. Crédit image : Virginie Moreau / HJE.


Ping Pong (1968) est une installation, il faut le souligner car c’est la première fois que le Pavillon Populaire, dédié à l’art photographique, inclut ce type d’œuvre dans la scénographie d’une exposition. Elle donne le ton, puisqu’il s’agit de montrer la soumission des spectateur·rice·s à l’image. Dans cette « œuvre à jouer », un téléviseur posé sur une table de ping-pong diffuse une vidéo où des points apparaissent, une raquette et une balle nous invitent à jouer avec elle en essayant de toucher ces points. Notre comportement est totalement dépendant de l’image, qui dirige nos actions. L’œuvre rend visibles les relations de pouvoir entre producteur·rice et consommateur·rice de l’image, dans le sens où les stimuli de l’écran entrainent une réponse. Nous avons seulement l’illusion d’être acteur·rice de cette partie de ping-pong puisque l’image, lorsqu’on se laisse prendre au jeu, formate notre comportement. Là où on pourrait attendre une interactivité avec le·la joueur·se, l’image est en fait un enregistrement dont rien ne modifiera le cours.

VALIE EXPORT, photographie de l’action Touch Cinema, 1968. ©VALIE EXPORT – Courtesy VALIE EXPORT


Un film documentant la célèbre action Touch Cinema, réalisée pour la première fois en 1968, est aussi présenté. Dans ces actions, l’artiste se rendait dans la rue pour proposer la séance de cinéma la plus courte du monde : 33 secondes. Mais la salle de cinéma est un peu particulière puisqu’il s’agit d’une boite positionnée au niveau de la poitrine de l’artiste, à l’intérieur de laquelle les passant·e·s sont invité·e·s à glisser leurs mains le temps d’une séance. Le regard est l’enjeu majeur de cette œuvre. Elle inverse le principe de la salle de cinéma traditionnelle, en rendant la séance invisible mais le voyeur bien visible. Un renversement du regard s’opère. Dans cette action, elle réalise aussi une violente critique du cinéma hollywoodien, véhicule d’injonctions et de représentations stéréotypées des femmes, réduites à des objets désirables. Dans Écran fractionné-Solipsisme (1968), ce sont les aspects techniques du cinéma qui l’intéressent. Elle expérimente avec un miroir reflétant la projection d’un boxer frappant un punching-ball, qui finit par se battre contre son propre reflet. Réfléchissant sur la production cinématographique, elle exacerbe aussi des topoi classiques du cinéma comme le héros et son antagoniste.


VALIE EXPORT, Écran fractionné-Solipsisme, 1968. Generali Foundation Collection, image : Frédérine Pradier


A gauche : VALIE EXPORT, Échelle III, 1972. Courtesy VALIE EXPORT, image : Frédérine Pradier

A droite : VALIE EXPORT, Train II, 1972 ©VALIE EXPORT – Courtesy VALIE EXPORT


Dans sa photographie conceptuelle, c’est la perspective et le regard humain qu’elle interroge et, par là, la notion même de réalité. Adoptant une démarche processuelle, elle travaille alternativement avec la perspective et les points de fuite, la netteté et le flou. Par le photomontage qu’elle réalise de ses clichés, c’est le glissement du regard tel qu’on le ressent au cinéma qu’elle reconstruit. Dans Échelle III (1972), elle cherche aussi à montrer que ce procédé préserve l’illusion de perception de l’objet, on reconnait toujours l’échelle, mais cette reconstruction n’a rien à voir avec l’objet réel, qui est totalement transformé. Dans d’autres œuvres exposées, elle donne à voir l’intrication des réalités ou le temps rendu de manière cinématographique. Le parcours de l’exposition montre bien ses différentes expérimentations avec l’image produite techniquement. La contribution au catalogue de Monika Faber, « Le Point de vue de l’observateur », est d’ailleurs consacrée à la photographie conceptuelle de VALIE EXPORT [5].


L’installation Fragments des images d’un contact (1994) est l’œuvre la plus imposante, disposée dans la grande halle de d’exposition. Elle est composée de vingt-quatre cylindres en verre remplis d’eau, de lait et d’huile. Du plafond pendent des ampoules qui vont et viennent dans ces tubes. Leur contact avec le liquide produit des effets lumineux. Cette œuvre serait un hommage à l’Expanded Cinema par tout un jeu conceptuel, incluant nombres, rythmes, lumière et mécanique. Dans la halle, l’œuvre fusionne par l’accrochage avec des images de la performance de l’artiste à la Biennale de Venise en 2007, Turbulences du souffle, présentées sur le mur du fond. Durant cette performance, une caméra dans sa gorge enregistrait ses cordes vocales pendant qu’elle récitait un poème sur la voix. La charge érotique de ces deux œuvres associées est à la fois frappante et ambiguë. Le choix de cet accrochage subversif est intéressant, contrebalançant l’absence d’œuvres plus radicales de l’artiste.

VALIE EXPORT, Fragments des images d’un contact, 1994. Courtesy VALIE EXPORT, image : Frédérine Pradier



Une exposition féministe ?

L’exposition cristallise les notions de perception, d’espace, de temps. Dans les choix qui ont été faits, c’est la dimension expérimentale et analytique qui est exacerbée, au détriment de la dimension contestataire de l’œuvre. VALIE EXPORT est une artiste en rébellion, se révoltant contre l’État et l’autorité, mais aussi contre l’industrie du cinéma et de la publicité. Contre ces médias qui fabriquent les corps et les comportements, elle développe l’Expanded Cinema.


Il est évident que l’exposition tient sa promesse de mettre en avant la dimension conceptuelle du travail de cette artiste, qu’on ne saurait réduire à sa seule démarche féministe. Néanmoins, ce sont bien les grilles d’analyse du féminisme qui sous-tendent toute sa production. L’ensemble de son œuvre, sa critique de l’image médiatique, porte une charge profondément féministe. La commissaire d’exposition invitée, Brigitte Huck, affirme pourtant bien cela dans sa contribution au catalogue, mais ce n’est pas la facette la plus radicale de la création de VALIE EXPORT qui a été explorée dans le parcours de l’exposition [6]. En 2003, ses travaux conceptuels, et bien d’autres, avaient déjà été présentés lors de l’exposition itinérante VALIE EXPORT, accueillie en France par le Centre national de la photographie, aujourd’hui le Jeu de Paume [7]. Le choix des œuvres apparaît bien plus lisse dans cette exposition montpelliéraine, comparé à ce précédent résolument féministe. On pouvait y voir des travaux conceptuels comme ses Configurations du corps, réalisées entre 1972 et 1982, qui interrogent directement la place des femmes dans l’espace urbain. Des œuvres plus explicitement provoquantes, voire violentes, étaient montrées. Elle y abordait des thèmes majeurs dans son œuvre comme le genre, la sexualité, la famille ou la maternité en lien avec sa critique de l’image médiatique. L’œuvre Attente, repositionnement d’après Sandro Botticelli (1976) témoignait de cet enchevêtrement des analyses critiques de l’image par VALIE EXPORT.

VALIE EXPORT, Configurations de corps : Encerclement, 1976. ©VALIE EXPORT


Cet aspect plutôt consensuel des œuvres présentées apparaît particulièrement dans le livret d’aide à la visite où les enjeux conceptuels sont survolés, et où on évacue largement, pour ne pas dire totalement, la critique féministe et médiatique. La biographie de l’artiste présentée à l’entrée de l’exposition, seul texte intégré directement dans l’accrochage avec les cartels, ne mentionne même pas le féminisme… Dans le catalogue (payant) et le dossier de presse (en ligne), les enjeux profondément politiques de ses œuvres sont davantage visibles. Un appauvrissement de l’information est inéluctable entre le catalogue, le dossier presse, et l’aide à la visite. Cela reste une occasion manquée de rendre accessible la pensée féministe de cette artiste, si fondamentale pour l’ensemble de son œuvre. Occasion manquée aussi de faire naitre le débat. VALIE EXPORT veut d’un art capable d’interpeller, d’intervenir dans la société. La déconnexion dans cette exposition entre l’œuvre et son contexte, désamorçant les enjeux spécifiquement féministes, pour l’insérer uniquement dans une réflexion qui se pense universelle sur le regard humain et la perception, est regrettable. Cela l’est d’autant plus dans la mesure où les problématiques sociétales abordées par VALIE EXPORT dès les années 1960 continuent de résonner dans notre actualité. Loin d’être un cas isolé, une telle absorption d’œuvres radicales et engagées pour les déplacer au-delà du féminisme a notamment été analysée par l’historienne et critique d’art américaine Amelia Jones. Dans son article « Postféminisme, plaisirs féministes et théories incarnées de l’art », publié en 1993, elle dénonce l’appropriation des œuvres féministes par les discours postmodernistes dominants, les limitant à une critique culturelle plus globale correspondant au postmodernisme, conduisant à la dissolution des perspectives féministes dans cet horizon universaliste [8].


VALIE EXPORT, Attente, repositionnement d’après Sandro Botticelli, 1976. ©VALIE EXPORT


Il n’en reste pas moins que l’exposition montpelliéraine est efficace, présentant dans un petit espace des œuvres très variées (films, photographies, installations, documents d’archives) et d’importants travaux d’une artiste internationalement reconnue. Tout cela, il faut insister, de manière gratuite. L’exposition demeure une réussite, et avoir invité l’artiste VALIE EXPORT reste une prise de position signifiante de la part de cette institution municipale. Le parti pris de se concentrer sur ses œuvres conceptuelles est judicieux dans cet espace restreint, et rend compte de la démarche processuelle si importante dans le travail de l’artiste. On déplore néanmoins que les enjeux féministes et militants soient à ce point édulcorés dans l’œuvre d’une artiste qui a toujours revendiqué cet engagement. Ce phénomène est récurrent en France. Si on note, ces dernières années, une prise de conscience institutionnelle et une relative progression du nombre d’expositions consacrées à des femmes, les expositions dont les ambitions féministes sont assumées demeurent en revanche très rares. Valie Export-Expanded Arts est une belle exposition, proposée par une institution salutaire, mais elle ébranle peu le statu quo.


[1] VALIE EXPORT : Expanded Arts, Dossier de presse de l’exposition [En ligne], p. 3. URL : http://www.relations-media.com/wp-content/uploads/2019/02/DP_Valie_Export_Pavillon_Populaire.pdf

[2] VALIE EXPORT : Expanded Arts, Dossier de presse de l’exposition [En ligne], p. 14. URL : http://www.relations-media.com/wp-content/uploads/2019/02/DP_Valie_Export_Pavillon_Populaire.pdf

[3] VALIE EXPORT, « Aspects of Feminist Actionism », dans New German Critique, N° 47, Printemps-Été 1989, p. 71.

[4] VALIE EXPORT : Expanded Arts, Dossier de presse de l’exposition [En ligne], p. 12. URL : http://www.relations-media.com/wp-content/uploads/2019/02/DP_Valie_Export_Pavillon_Populaire.pdf

[5] Monika Faber, « Le Point de vue de l’observateur. A propos de la photographie conceptuelle de VALIE EXPORT » dans Monika Faber, Brigitte Huck, VALIE EXPORT - Expanded Arts, cat. exp., Montpellier, Pavillon Populaire (octobre 2019 - janvier 2020). Montpellier/Vanves, Ville de Montpellier/Hazan, 2019, p. 24-33.

[6] Brigitte Huck, « VALIE EXPORT : Expanded Arts », dans Monika Faber, Brigitte Huck, VALIE EXPORT - Expanded Arts, cat. exp., Montpellier, Pavillon Populaire (octobre 2019 - janvier 2020). Montpellier/Vanves, Ville de Montpellier/Hazan, 2019, p. 12-23.

[7] Caroline Bourgeois (ed.), VALIE EXPORT, cat. exp., Paris, Centre national de la photographie (septembre-décembre 2003) ; Séville, Centro Andaluz de arte contemporáneo (janvier-avril 2004) ; Genève, Mamco (mai-août 2004) ; Londres, Camden arts centre (septembre-novembre 2004) ; Vienne, Sammlung Essl (février-avril 2005). Montreuil, Éditions de l’œil, 2003.

[8] Amelia Jones, « Postféminisme, plaisirs féministes et théories incarnées de l’art » (1993), traduit dans Fabienne Dumont (éd.), La rébellion du Deuxième Sexe. L’histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaine (1970-2000). Dijon, Les presses du réel, 2011, p. 435-468.  

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