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« Your narcissism for sale »(1)

Mots clés : Yayoi Kusama, biennale, sphère, miroir, Narcisse, Japon, New York, pois


En 1958, Yayoi Kusama, japonaise de 32 ans, arrive à New York avec la volonté de se créer une notoriété en tant qu’artiste. Ses productions se démarquent assez rapidement sur la scène artistique new yorkaise par la répétition d’un même motif qui est majoritairement le pois. Peu à peu, les scandales se multiplient comme les diverses arrestations qui ont lieu au cours de ses performances contre la guerre au Vietnam. Cependant, la « grande prêtresse des pois », comme la surnomme Jud Yalkut, souhaite aller plus loin : en 1966, elle s’invite à la Biennale de Venise pour y présenter Narcissus Garden.


Artiste à tout prix


Yayoi Kusama à l’exposition du Musée d’art moderne Louisiana, Danemark, 2015. URL : https://www.flickr.com/photos/infomastern/22589338477

Yayoi Kusama naît à Matsumoto en 1929. Depuis qu’elle est enfant elle pratique le dessin allant à l’encontre de la volonté de sa mère qui s’occupe à bruler ses productions dès qu’elles sont achevées. Cette passion grandissante dépasse rapidement le « simple loisir » pour devenir une véritable perspective d’avenir. Un pacte est conclu entre sa mère et elle : elle pourra suivre des cours d’art en échange de se rendre à ceux de bienséance mais elle ne remplira qu’une partie du contrat préférant étudier à la première école d’art de Kyoto. Elle sera en particulier formée au nihonga, une peinture traditionnelle japonaise qui se pratique selon des conventions strictes. Kusama préfèrera dire adieu à cette rigidité afin d’être libre.


Son enfance va être une période décisive pour ses créations artistiques. En effet, tout au long de sa vie Kusama sera victime d’hallucinations : « j’ai vu les premiers à l’âge de dix ans et je continue à en voir encore (2) », elle parle ici des milliers de pois qui envahissent sa vision et qui vont se matérialiser dans les futures œuvres de l’artiste. Ils envahissent toiles et objets. Kusama partage ainsi ses visions avec le spectateur. L’origine de cette maladie psychologique a pu être contée sous forme de mythe : « elle regardait le motif de fleurs rouges d’une nappe sur la table, et conserva cette empreinte sur sa rétine, tandis qu’elle regardait au plafond et à travers la fenêtre. Les tâches colorées s’imprimaient sur tous les éléments mobiliers autour d’elle, sur elle, la rendant comme accessoirement intégrée au décor (3) ». Cette permanence des pois renvoie aussi à l’histoire familiale puisque ses parents s’occupaient de champs de fleurs qu’ils avaient hérité et grâce auxquels ils ont fait fortune. Jeune, elle avait pour habitude de se balader dans ces paysages emplis de points colorés et ses grandes toiles peuvent être une reproduction de cette image de son enfance.


Le Japon ne lui offre pas la possibilité de se faire assez connaître. Elle organise une petite exposition dans une galerie de sa ville natale mais le peu de succès la pousse à partir. Malgré la difficulté à quitter le pays, sa décision de rejoindre les États-Unis est prise. Dans un premier temps, elle atteint Seattle pour ensuite s’installer à New York en 1958 dans l’espoir d’atteindre la notoriété. Sa correspondance avec l’artiste Georgia O’Keeffe a favorisé ce départ. Emerveillée par une de ses œuvres qu’elle avait vu dans une galerie, elle a décidé de lui écrire et de lui joindre quelques-unes de ses productions afin de lui demander conseil pour la carrière d’artiste qu’elle souhaite entreprendre. O’Keeffe lui répond positivement, car elle sait que Kusama a du talent mais, vivant à l’écart de l’ébullition artistique depuis quelques temps, elle ne peut que lui conseiller de se lancer (4). Elle ira jusqu’à lui proposer de l’héberger à son arrivée aux États-Unis. Cependant O’Keeffe vivant au Nouveau Mexique, Kusama décline sa proposition préférant rejoindre New York au plus vite. Dès son arrivée sur la scène artistique new-yorkaise, l’artiste renouvelle sa manière de créer en favorisant de grands formats qu’elle emplit de motifs répétés à l’infini, la limite étant celle du cadre. No A.B. en 1959 est une des nombreuses œuvres qui appliquent ce processus. Cette manière de produire restera une constance tout au long de sa carrière et nous la retrouverons dans l’œuvre que nous allons aborder Narcissus Garden.


Ses débuts sont rudes, car si elle réussit à créer des liens avec divers artistes, ses expositions restent assez peu retentissantes. En outre, elle sera bien souvent victime de plagiat de la part de créateurs bien plus influents tels que Claes Oldenburg qui tirera ses productions d’œuvres souples du canapé Accumulation n°1 (1962) (5). Cela va la pousser à se calfeutrer dans son studio en allant jusqu’à recouvrir ses fenêtres de peur que ses idées soient réutilisées (6). Kusama voit sa carrière rester au même stade tandis que d’autres artistes progressent en s’inspirant de son travail.


Yayoi Kusama, Dots Obsession, Musée d’art moderne Louisiana, Danemark, 2015. URL : https://www.flickr.com/photos/infomastern/23184411851

À partir du milieu des années 60 débute une période importante dans la carrière de Yayoi Kusama, avec l’introduction de ses premiers environnements. Ils vont s’articuler dans des lieux clos. Kusama est déjà connue pour ses œuvres aux motifs itératifs, mais cette période marque l’arrivée du miroir dans son processus créatif. En 1965, Kusama présente, à la galerie Castellane à New York, son tout premier environnement intitulé Infinity Mirror Room – Phalli’s Field (or Floor Show). Les visiteurs plongent dans un univers qui combine les diverses caractéristiques de l’œuvre de Kusama. Il consiste en une pièce dont les murs sont couverts de miroir et le sol jonché de coussins de formes phalliques recouverts de pois rouges sur un fond blanc. Nous pouvons y voir ici un écho à une œuvre précédente de l’artiste exposée en 1964 à la galerie Gertrude Stein à New York sous le nom d’Aggregation : One Thousand Boats Show qui consistait en une barque recouverte de formes phalliques en matière souple. La permanence du motif du pois qui la suit depuis son enfance se confirme sur de nombreux supports, de la simple toile (Infinity Nets Yellow, 1960) au corps humain (Self-obliteration by dots, 1968) en passant par la citrouille (Mirror Room (Pumpkin), 1991). Son tout premier environnement composé de miroir peut être vu comme un préambule pour Narcissus Garden.


Une participation inattendue


Du 18 juin au 16 octobre 1966, la 33e biennale de Venise ouvre ses portes afin d’accueillir des visiteurs venus du monde entier. Les 36 pays invités pour l’occasion sont représentés par un pavillon confié à leurs artistes. Cependant, cette année-là tout ne se déroule pas comme prévu puisque quelqu’un s’invite à l’évènement. Yayoi Kusama souhaite aussi présenter une de ses œuvres réalisée spécialement pour l’occasion. Grâce au soutien moral et financier de l’artiste italien Lucio Fontana, elle produit 1500 boules miroitantes de vingt centimètres de diamètre exposées sur l’herbe devant le pavillon de l’Italie. Elle nomme cet ensemble Narcissus Garden. Vêtue d’un kimono typique de la culture japonaise, elle s’attèle à vendre une à une chaque sphère avec pour slogan : « Your narcissism for sale, one piece 2$ / Narcisízzati al pezzo L. 1200 » qu’elle avait écrit sur un panneau suivi d’un second où il était possible de lire « Narcissus Garden, Kusama » que nous pourrions interpréter comme étant le cartel de son œuvre. De la sorte, elle inscrit sa production dans la biennale.


Elle vend contre 2$ une part de son œuvre ce qui questionne sur l’art qui n’est réservé qu’à une élite. Grâce à Kusama tout le monde peut s’offrir une pièce de choix. Cependant, les organisateurs ne voient pas cela d’un bon œil et lui demandent de stopper sur le champ son commerce. Plus tard dans une interview elle dira : « […] pour Narcissus Garden à Venise, ce qui comptait, c’était de vendre les ballons réfléchissants sur place, comme un vendeur de glaces ou de hot dogs. (7) » Cette œuvre donne donc à voir deux problèmes majeurs pour la biennale puisque d’une part elle critique l’art réservé à une élite ayant les moyens de posséder la production d’un artiste. D’autre part Kusama met en place un environnement à l’extérieur des pavillons, qui sont réservés à l’exposition des œuvres, ce qui va à l’encontre des normes établies depuis des années. Cela entraîne des répercussions notables puisque les futurs participants vont préférer fermer les pavillons afin de participer à des manifestations dans la rue, menant ainsi à la fermeture du bureau de vente de la biennale et à la fin des prix jusqu’en 1986.


Par son geste de marchandisation, Kusama rend son œuvre hybride. En effet, elle compose un environnement et offre en même temps un happening par sa mise en scène d’une femme en kimono vendant des sphères miroitantes. La performance peut être l’évolution logique dans sa carrière artistique avec pour point de départ la production de toile puis ses environnements pour enfin aboutir à une interaction directe avec le public. C’est dans les rues de New York qu’il va être possible de voir ses premiers happenings qui seront accompagnés d’un photographe. En 1966, elle réalise Walking Piece où elle déambule dans New York en kimono ; la même année elle s’allonge sur un sol recouvert de protubérances couvertes de pois pour Happening on the 14th Street. En 1968, Anatomic Explosion sera une de ses performances avec le plus de retentissement. Durant l’année 1968 et 1969, elle organise divers happenings dans la ville de New York comme devant la Bourse, le Conseil Electoral, la statue d’Alice au pays des merveilles à Central Park ou encore sur le pont de Brooklyn. Kusama dirige un groupe composé d’hommes et de femmes dansant couverts de pois. En pleine guerre du Vietnam, elle souhaite militer risquant même d’aller en prison, mais en même temps cela lui permet de se faire connaître et de répandre sa vision en pois.


Yayoi Kusama, The Spirits of the Pumpkin Descended into the Heavens, Museum MACAN (Modern and Contemporary Art in Nusantara), Indonésie, 2015. URL: https://pixabay.com/photos/yayoi-kusama-dots-pumpkin-famous-2676152/

Le miroir dans l’œuvre de Kusama n’est pas anodin. Les murs d’Infinity Mirror Room – Phalli’s Field (or Floor Show) en 1965 en étaient recouverts tout comme dans Repetitive Vision (1996) ou encore dans Kusama Peep Show ou Endless Love Show(1966). La surface réfléchissante renvoie aux mythes shintoïstes très ancrés dans la culture japonaise. Mais aussi, par extension, ce miroir peut renvoyer au Yata-no-kagami, trésor sacré du Japon appartenant à la maison impériale japonaise. Kusama fait donc écho à la culture de son pays d’origine, Narcissus Garden transcende cette simple question. En effet, le titre renvoie directement au mythe grec de Narcisse qui, amoureux de son reflet dans l’eau, est mort de s’être trop aimé. Le narcissisme aujourd’hui renvoie à un égoïsme, un « amour excessif porté à l'image de soi (8) ». Ici le miroir de Narcisse est fragmenté en 1500 sphères alors que la doctrine du narcissisme se définit par un regard face à l’unité d’une image. « En ce jardin, le corps de Narcisse penché sur le miroir de l’eau se réfracte, se diffracte en pois scintillants. C’est Narcisse morcelé en mille reflets, métamorphosé en mille fleurs, dispersé, dissipé en mille corps (9). » Le miroir renvoie donc à la culture traditionnelle japonaise par le trésor sacré mais aussi au mythe de Narcisse. Cependant, il ne faut pas limiter l’utilisation de la surface réfléchissante à ces simples références. En outre, les miroirs qui recouvrent les environnements de Kusama permettent d’agrandir l’espace ainsi le lieu n’est jamais limité mais est infini grâce aux miroirs. Ainsi les sphères miroitantes de Narcissus Garden créent une nébuleuse, comme des étoiles dans un univers infini.


Narcissus Garden a bouleversé la 33e biennale de Venise en 1966 par son hybridité, d’une part un happening par la vente des sphères et d’autre part un environnement car il réinvente le lieu en offrant une démultiplication de l’espace ce qui fait écho aux premières apparitions du miroir. L’œuvre donne une fragmentation de l’espace, mais crée aussi une interaction directe avec le spectateur en renvoyant au mythe de Narcisse, chaque spectateur voyant son reflet dans les sphères. Narcissus Garden regroupe des médiums et motifs récurrents dans la carrière de Kusama. En effet, nous y retrouvons le miroir qui a déjà été vu auparavant. En outre, la sphère peut être mise en parallèle avec le motif du pois qui, comme toujours, se trouve démultiplié.


Une œuvre intemporelle


Yayoi Kusama, Narcissus Garden, Institut Inhotim, Brésil, 2013. URL : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Inhotim_yayoi_kusama_03.jpg

Depuis sa création l’œuvre a connu de nombreuses réutilisations dans des lieux divers, seules les sphères miroitantes restant une constante. L’installation continue à vivre bien après sa création à travers le monde tel que dans l’Institut Inhotim au Brésil en 2013, à Central Park à New York en 2004, à la Glass House de Philip Johnson dans le Connecticut en 2007. Dans ces trois lieux les sphères miroitantes flottent à la surface de l’eau, libres de leur déplacement sauf à Central Park où elles sont encerclées. Le MoMA à l’occasion de son exposition Rockaway! en 2018 a présenté l’œuvre dans un vieux bâtiment abandonné, situé à Fort Tilden à New York ce qui s’éloigne des choix d’exposition précédent. Les miroirs y reflétaient le style industriel du bâtiment, loin des paysages naturels où était exposée l’œuvre auparavant. Nous retrouvons l’installation dans un bâtiment en 2016 au Moderna Museet de Stockholm. Le nouveau réaménagement de l’œuvre pose cependant problème puisque le paysage naturel qui était composé d’une étendue d’herbe a été remplacé par l’eau puis par un bâtiment. Surtout, le contexte de la biennale vénitienne a disparu et avec lui la portée politique du geste opposé à la marchandisation de l’art pour les élites. En outre, le rapport de l’œuvre et du spectateur est différent, puisque les visiteurs pouvaient prendre en main la sphère et ainsi y voir leur reflet, alors que dans les rééditions de l’installation ce miroir concave ne reflète que le paysage et non le spectateur. La réflexion sur le narcissisme prend donc un autre sens. Les nouvelles mises en place de l’œuvre Narcissus Garden peuvent donc poser un problème au niveau de son emplacement et de son but sémantique mais aussi du rapport avec le spectateur. La performance n’est plus présente ce qui rend l’œuvre incomplète. Cependant, ces réinstallations internationales ont pu contribuer à la réputation de l’artiste. Nous avons soulevé la problématique de l’utilisation de l’œuvre Narcissus Garden dans d’autres environnements mais cela n’a jamais été fait contre la volonté de l’artiste. En effet, en ce qui concerne l’installation à la Glass House en 2007, c’est la conservatrice du lieu qui, à l’occasion du 110eanniversaire de Philip Johnson, a demandé à Yayoi Kusama de venir exposer quelques-unes de ses œuvres dans le lieu. Elle l’a donc recréé en réduisant le nombre de sphères à 1300 (10).


Yayoi Kusama a connu un début de carrière très compliqué, entre sa famille rejetant sa passion et les artistes commettant des plagiats. Mais sa volonté de créer était bien plus forte, à un tel point qu’elle a transgressé les règles par sa participation à la biennale sans l’accord des organisateurs. Cet happening a marqué sa carrière et encore aujourd’hui nous en voyant des représentations.



(1) Traduction : « Votre narcissisme à vendre », phrase d’un des deux panneaux présentés avec l’œuvre Narcissus Garden à la Biennale de Venise en 1966.

(2) Xavier DOUROUX, Franck GAUTHEROT, Seug-duk, KIM et alii, « Interview » par Seug-duk KIM, Yayoi Kusama, cat. exp., Dijon, Les presses du réel, 2001, p.37. (3) Ibidem, « Biographie » par Eric TRONCY, p.61. (4) Heather LENZ, Kusama Infinity, documentaire, Magnolia Pictures, 17 avril 2019. (5) Ibidem. (6) Ibidem.

(7) Akira TATEHATA, Laura HOPTMAN, Udo KULTERMANN et alii, Yayoi Kusama, (Londres, 2000) Karine DESCAMPS, Aurélien IVARS, Emmanuelle URIEN (trad.), Paris, Phaidon, 2017, p. 17.

(8) Dictionnaire LAROUSSE, « Narcissisme », Larousse[en ligne] | consulté le 18 décembre. URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/narcissisme/53795

(9) Chantal BERET, Laura HOPTMAN, Midori YOSHIMOTO et alii, Yayoi Kusama, cat. exp. (Madrid, Museo nacional Centro de Arte Reina Sofia ; Paris, Centre Pompidou ; Londres, Tate Modern ; New York, Whitney Museum of American Art, 2011-2012), Paris, Centre Pompidou, 2011, p.134.

(10) Laird BORRELLI-PERSSON, « Philip Johnson’s Iconic Glass House in Connecticut », Vogue [en ligne] | mis en ligne le 14 septembre 2016. URL : https://www.vogue.com/article/art-architecture-video-yayoi-kusama-philip-johnson

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