Créer de la fiction, duper les regards et questionner les rapports de pouvoir.
Étude de cas: Damien Hirst, Treasures from the Wreck of the Unbelievable, Fondation Pinault (Palazzo Grassi et Punta Della Dogana), Venise, du 09/04 au 03/12/2017.
Après une première exposition en 2004 au Musée archéologique national de la ville de Naples, l’exposition Treasures from the Wreck of the Unbelievable à la Fondation Pinault à Venise est la deuxième exposition de grande envergure en Italie del’artiste britannique Damien Hirst. Pour cette exposition sous le commissariat de Elena Geuna, l’artiste a pu exploiter les deux espaces de la fondation : le Palazzo Grassi et la Punta Della Dogana. Dans cette exposition, l’artiste propose aux spectateur·ices de découvrir un ensemble d’artefacts (sculptures, joaillerie, vaisselle…) faussement vieillis. Des vidéos mettant en scène des plongeurs en train de découvrir les objets dans des fonds marins ainsi que des textes (cartels, catalogue d’exposition) les accompagnent et viennent nourrir un récit fictif créé par l’artiste. Selon ce récit, toutes ces œuvres seraient issues du naufrage du vaisseau antique l’ « Unbelievable » dans lequel se trouvaient les sculptures commanditées par Aulus Calidius Amotan, un ancien esclave renommé Cif Amotan II, et étaient destinées à orner un temple dédié au soleil. La fiction s’est même poursuivie par la suite avec la réalisation par l’artiste accompagné du réalisateur Sam Hobkinson d’un documentaire relatant le faux naufrage sorti sur Netflix en 2017 (Hobkinson, Sam, L’incroyable trésor de Damien Hirst, 2017, Netflix production, 82 minutes).
Le faux comme médium artistique
Comme nous l’avons évoqué, les 189 œuvres exposées à la fondation Pinault par Damien Hirst sont toutes liées par une fiction inventée par l’artiste. Ainsi, ce dernier a inventé de toutes pièce la fausse histoire de Cif Amotan II (anagramme de « I am a fiction ») et de sa grande collection de sculptures. Après avoir disparues lors du naufrage du navire sur laquelle elles étaient transportées au large des côtes de l’Afrique de l’Est, ces dernières auraient été retrouvées en 2008. Cette trame narrative est diffusée sous forme de vidéos ainsi que sur les livrets d’exposition, et accompagne les œuvres exposées.
Les sculptures et autres artefacts (bijoux, couverts, joaillerie diverse…) présentés amalgament des temps historiques différents : des iconographies antiques et égyptiennes côtoient des figures iconiques de la culture populaire contemporaine. Les pièces sont néanmoins travaillées de manière similaire: hormis celles en or (cette matière ne s’érode pas dans l’eau), elles sont toutes faussement vieillies et recouvertes de faux coraux, coquillages et plantes marines pour faire croire que ces dernières ont bel et bien été retrouvées dans les fonds marins après plusieurs milliers d’années de perte.
Plusieurs enjeux justifient l’utilisation du « faux » dans ce projet. Ainsi, dans son discours Damien Hirst met l’accent sur les enjeux esthétiques de ce choix : les effets de vieillissement simulés par les faux coraux et autres coquillages sont intéressant car ils lui permettent de mettre en place une tension entre des éléments naturels et artificiels (les « naturalia » et « artificialia » des cabinets de curiosité de la Renaissance). Le faux l’intéresse aussi comme un « art de la narration », avec les vidéos qui mettent en scène des plongeurs en train de repêcher les artefacts.
Le faux et ses effets
Malgré sa volonté de duper les spectateur·ices, Damien Hirst dissémine tout au long de l’exposition des indices leur permettant de comprendre la supercherie qu’il déploie. À l’entrée du Palazzo Grassi se trouve pour commencer une inscription : « Somewhere between lies and truth lies the truth » (« La vérité se tient entre le mensonge et la vérité »). Ensuite, c’est sur les cartels que les faux artefacts expriment leur vraie nature. Ils sont en effet parfois composés de résine ou encore de polyester, des matériaux utilisés par les artistes dans les sculptures contemporaine. Enfin, l’indice principal réside dans les sculptures représentant des personnages issus de la culture populaire: les spectateur·ices pourront en effet identifier Mickey Mouse, Rihanna, Yolandi Visser ou encore Tilda Swinton recouvertes de faux coraux et coquillages exagérément colorés. Le buste représentant Dif Amontan II attirera en particulier l’œil des plus averti·es : il s’agit en réalité du portrait de l’artiste Damien Hirst lui-même.
La supercherie mise en place par l’exposition, cette fausse narration et ces faux artefacts, ont pour but de questionner le·a spectateur·ice sur sa capacité de rêverie, et surtout de croyance. Selon Aleksandra Urszula Fallenbuchl[1], il s’agit même de mettre en avant nos « truthiness »[2]: jusqu’où sommes-nous capables de nous laisser duper ? Finalement, peut-on se laisser duper par le faux, et jusqu’à quel point ?
[1] Fallensburg, Aleksandra Ursulla, Damien Hirst’s Treasures from the Wreck of the Unbelievable: Parafiction in the Age of Truthiness (thèse), Guelp, Ontario, Canada, University of Guelp, 2020.
[2] Le terme « truthiness » désigne la capacité de tout un chacun à croire à des vérités subjectives, élaborées de manières intuitives et sans fondements logiques ou intellectuels.
Bibliographie
- Fallensburg, Aleksandra Ursulla, Damien Hirst’s Treasures from the Wreck of the Unbelievable: Parafiction in the Age of Truthiness (thèse), Guelp, Ontario, Canada, University of Guelp, 2020
- Geuna, Elena (commissaire), Treasures from the Wreck of the Unbelievable, cat. Exp., (Venise, Fondation Pinault, du 09/04 au 03/12/2017), Fondation Pinault, 2017
Articles
- Halperin, Julia, « Damien Hirst Created a Fake Documentary About His Fake Venice Show », artnet News, 5 janvier 2018 (consulté le 15 janvier 2022)
Webographie
- site internet de la Fondation Pinault
- Entretien vidéo de Damien Hirst par la Fondation Pinault
Filmographie
- Hobkinson, Sam, L’incroyable trésor de Damien Hirst, 2017, 82 minutes
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