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Le plagiat de Willy Zielke par Leni Riefenstahl

Dernière mise à jour : 15 mars 2022

S’approprier l’œuvre d’un confrère en faveur de sa propre notoriété artistique sous le IIIe Reich.


Le sujet du plagiat dans l’art – de nos jours encore plus facilités par les technologies numériques – est une problématique à laquelle les Antiques étaient déjà sensibles : en latin, plagiare signifie kidnapper, attraper un homme, s’approprier. Aujourd’hui illégal, le plagiat fut cependant largement toléré durant l’époque moderne, car il permettait une meilleure diffusion des documents et œuvres. Le domaine artistique se servait même du plagiat comme moyen d’enseignement, avec les fameux exemples des tableaux copiés par les élèves des Académies d’après de célèbres œuvres. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que cette pratique commence à être prohibée, en lien avec la volonté de respect de la propriété de l’auteur.

Dans toute son histoire, l’art a, sans cesse, souffert du plagiat : appropriation par la culture populaire, erreur d’attributions de l’artiste (l’élève est souvent mis de côté par rapport au « maître »), volonté préméditée d’un artiste de s’approprier les productions d’un autre créateur… C’est ce dernier cas de figure qui sera envisagé ici. Il s’agit en effet d’un plagiat pouvant être considéré comme un véritable acte de vol.

Mais l’appropriation d’une œuvre rend-t-elle cette dernière fausse ? Pour un travail sériel photographique, l’incorporation de plusieurs éléments volés à un autre artiste corrompt-il l’œuvre globale ? Cette dernière conserve-t-elle son impact de base ? Etudions le cas de la photographe et cinéaste Leni Riefenstahl, figure controversée du XXe siècle.

Affiche de promotion du film Olympia

« Soir avec Magda et Madame V. Arent chez Mlle Riefenstahl. Regardé en partie le film des Olympiades. Incroyablement bon. Superbement photographié et mis en scène. Un très grand résultat. Dans certains passages, profondément émouvant. » (Joseph Goebbels, Journal, 24 novembre 1937.) Réalisé par la cinéaste Leni Riefenstahl et projeté dans les salles en 1938, Olympia veut raconter visuellement, et d’une « manière quasi-documentaire », les Jeux Olympiques de Berlin de 1936. Frau Riefenstahl, photographe et cinéaste allemande, née en 1902 et décédée en 2003, fut chargée par le Troisième Reich, de réaliser ce véritable monument cinématographique d’une durée de trois heures et 51 minutes, afin de manifester au monde entier la supériorité des Aryens à travers cet évènement sportif. Pour les nazis, la race aryenne est la digne descendante des peuples gréco-romains de l’Antiquité, et elle se doit donc de remporter à tout prix les Jeux.


C’est dans une atmosphère plutôt bon enfant que les jeux débutent au début du mois d’août 1936 pour une durée de deux semaines. Les autorités allemandes prennent grand soin de masquer tout signe de propagande antisémite visible, afin de ne pas risquer d’obscurcir cette façade de Berlin devenue capitale du sport et de la modernité. Hormis l’U.R.S.S., toutes les grandes puissances de l’époque participent à l’évènement : les Britanniques, les Français et les Américains envoient leurs délégations athlétiques. Adolf Hitler semble prendre plaisir à présider et à assister aux évènements – bien qu’il soit un peu réticent à féliciter les vainqueurs de couleur, notamment l’africain-américain Jesse Owens. – Au bout des deux semaines de compétition, c’est une victoire sportive, mais surtout idéologique pour l’Allemagne : au total, 33 médailles d’or sont attribuées aux athlètes allemands.


Leni Riefenstahl parle en connaissance de cause, elle qui a accompagné Hitler et ses hommes de main depuis la chute de la République de Weimar. Elle s’attira notamment les grâces du Führer avec son film Triumph des Willens de 1935, une œuvre filmique de propagande, qui met en scène le pouvoir des nazis lors du congrès de Nuremberg de 1934. Grâce à cette œuvre, Riefenstahl a pu déployer tout son génie cinématographique. Digne héritière du cinéma réaliste et expressionniste allemand de la décennie précédente, la réalisatrice a très vite réussi, grâce à son art, à grimper les échelons de la société allemande, et à se faire un nom dans le milieu masculin de l’industrie cinématographique de cette époque. C’est Hitler en personne qui la charge de réaliser le film documentaire sur les J.O. de Berlin, et le Parti va lui conférer des moyens colossaux, afin de pouvoir mettre en œuvre toute la propagande nazie. Lui sont donc confiés une équipe d’un total de trois cents personnes, quarante opérateurs de prise de vue, des caméras et des pellicules dernier-cris fine grain ; on lui permet également d’aménager le stade olympique et un avion est même dépêché pour effectuer des plans aériens. Pierre Lagrue, historien du sport, soutient qu’elle « use de toutes les possibilités du ralenti, emploie des caméras en mouvement, fais creuser des tranchées le long des pistes pour y installer des rails de travelling. Découpage du mouvement, ralentis, travelings, gros plans, vues lointaines : Pour Lagrue, Leni Riefenstahl invente toutes les bases du film de sport. » (« Olympia », encyclopédie Universalis) Le tournage s’effectue durant les jeux et également durant l’entrainement des athlètes, et seulement 10 % des images seront incluses dans le final-cut. Selon Lagrue, « plutôt que de coller à la réalité des compétitions, Riefenstahl cherche à construire le geste sportif parfait en trouvant l’angle le plus flatteur. » (« Olympia », encyclopédie Universalis).


« L’angle le plus flatteur », la beauté du geste et du corps athlétique, la beauté tout courte, c’est également ce que Olympia présente dans son introduction. Hormis son aspect dit documentaire, le film est également célèbre pour sa scène d’ouverture, qui fut tournée en Grèce, et qui cherche à véritablement placer cette édition dans la continuité des évènements d’Olympie. Grâce à un ingénieux montage, le Discobole prend soudainement vie. On peut ensuite suivre le trajet de plusieurs marathoniens, qui acheminent la flamme olympique à Berlin, la « nouvelle-Athènes ».


De tout temps il y a eu des maîtres dans l’art. Cette conception du mythe de l’artiste doit néanmoins être questionnée, afin de pouvoir comprendre les contextes de création d’une époque donnée. Il convient sans cesse de rappeler qu’une œuvre n’est, généralement, jamais le fruit d’une seule personne, mais mobilise, au contraire, une multitude d’acteurs dans sa réalisation : le cinéma en est l’exemple typique.


Leni Riefenstahl elle-même, ne filmait pas toute seule avec uniquement sa caméra et sa sensibilité. Disposant d’une multitude d’assistants, elle collaborait également avec un certain Willy Zielke. Issu du courant de la Nouvelle-Objectivité (Kloft, 2021), Zielke, photographe et cinéaste, né en 1902 et décédé en 1989, cherchait à transcrire une réalité sans artifice, avec comme centre l’objet du quotidien. Ayant réalisé Arbeitlos. Ein Schicksal von Millionen en 1933, un film documentaire qui présente le sort des millions de chômeurs allemands durant la Grande Dépression, Zielke s’est très vite affirmé comme une figure montante du cinéma allemand. Il eut d’abord confiance en Hitler dans sa capacité à redresser l’Allemagne en cette rude période économique. Selon Dieter Hinrichs, photographe et ami de Willy Zielke, le cinéaste parvenait à créer des plans extrêmement compliqués avec des moyens très simples (Kloft, 2021). Original par l’usage du format 35mm, l’utilisation de traveling alliée à un scénario traitant d’un problème contemporain, instaurent une tension entre fiction et documentaire. Ayant réalisé une étude biographique sur Riefenstahl, la réalisatrice Nina Gladitz, estime que Riefenstahl « compris tout de suite qui serait Willy Zielke pour elle : son plus grand rival et concurrent » (Kloft, 2021). Étant donc très talentueux, c’est tout naturellement que Zielke reçut une commande du Reichsbahn en 1935, afin de réaliser un film célébrant le centenaire de la création du chemin de fer en Allemagne : Das Stahltlier, autre chef-d’œuvre de Zielke, ne sortira en salle qu’en 1954. Pourquoi les nazis ont-ils censuré une œuvre cinématographique qui louait la technologie allemande ? Selon les investigations de Gladitz, Riefenstahl aurait elle-même fait usage de ses contacts dans l’administration nazie afin d’occulter le film de Zielke, et donc d’écarter son rival.


Riefenstahl contacta ensuite Zielke afin de lui proposer une collaboration pour Olympia. Zielke accepta naturellement, et fut même (dans un premier temps) très enthousiaste. Riefenstahl charge donc Zielke de se rendre en Grèce afin de réaliser la scène d’introduction du film : le cinéaste, accompagné de son équipe de tournage, filma toute l’ouverture du film. Riefenstahl quant-à-elle, ne se rendit sur place qu’à la fin du tournage. L’ami du défunt cinéaste, Dieter Hinrichs, raconte en détail les différentes étapes du travail de Zielke : se rendant d’abord sur les ruines de l’Acropole, le cinéaste parti ensuite sur l’isthme de Corinthe afin de filmer les danseuses, s’occupa des plans du Discobole et des marathoniens à la flamme olympique, et se rendit également à la glyptothèque de Munich afin d’obtenir des plans additionnels de sculptures. Également photographe de talent, Zielke réalisa plusieurs images de plateau. Mais, à son retour en Allemagne, Riefenstahl ne permit pas à Zielke de pouvoir soumettre sa propre vision pour le montage des images. Pire, elle remonta entièrement le prologue, en omettant le rôle clé de Zielke, et en se vantant de s’être inspirée elle-même des Grecs et des maîtres de la Renaissance pour Olympia (Kloft, 2021). Zielke, piégé, n’allait pas être au bout de ses peines : Riefenstahl lui vola également ses photographies, dont elle s’attribua la réalisation dans son livre Schonheit im Olympischen Kampf, publié en 1936 (Kloft, 2021).


À la mort de Zielke en 1989, la réalisatrice n’hésita pas à réitérer la supercherie, en vendant à des galeristes et aux enchères des tirages pour des sommes allant de 2500 euros à 9000 euros, signés de la main de la réalisatrice (Kloft, 2021). D’abord crédité dans les versions d’essais de Olympia, à la fin des années 1930, le nom de Willy Zielke sera ensuite tout simplement effacé des crédits du film, attribuant donc l’entier génie à Leni Riefenstahl (Kloft, 2021). Là encore, Zielke n’allait pas être au bout de son infortune… Surveillé par des proches de Riefenstahl (appartenant sans doute à la Gestapo), Zielke subit durant plusieurs semaines une surveillance dont il pressentit l’existence, et qui atteint gravement sa santé mentale. Admis en psychiatrie en février 1937 puis interné à l’asile et diagnostiqué à tort schizophrénique, Zielke passa sous silence (Kloft, 2021). Leni Riefenstahl put donc s’emparer entièrement son travail, allant jusqu’à saisir ses archives photographiques et vidéos ainsi que ses notes concernant Olympia, afin de s’approprier son œuvre entière.


Cette révélation sur la spoliation du travail de Willy Zielke par Leni Riefenstahl permet de questionner la question du plagiat délibéré, de l’appropriation d’une œuvre par un autre artiste. Comment le vol de la création d’autrui peut-il permettre à un artiste de servir ses propres ambitions ? De son temps, Riefenstahl fut considérée comme une figure majeure du cinéma. Bien évidemment, cette révision de l’œuvre de la cinéaste n’a pas de but de nier son talent. Néanmoins, les films qu’a dirigé Frau Riefenstahl ne sont pas uniquement le produit de son « génie artistique ». Il est intéressant ici de pouvoir ouvrir sur les questions du mythe des réalisateurs, et également des réalisateurs au cinéma : Les films de Scorsese auraient peut-être une tout autre saveur sans sa monteuse Thelma Schoonmaker, tout autant que De Niro n’aurait peut-être pas eu la même renommé sans Scorsese ; que serait un Star Wars sans la musique de John Williams ? Ici, est-ce que Riefenstahl aurait pu parvenir à réaliser de telle fresques cinématographiques sans disposer de moyens colossaux fournis par le régime National-socialiste ? Mais surtout, est-ce que Olympia aurait été le même sans la « participation » de Willy Zielke ?

Cet article permet donc d’envisager la notion du « faux » en art d’après une perspective différente. Bien évidemment, le « faux » est envisagé selon une œuvre – le plus souvent une peinture ou une sculpture – contrefaite, c’est-à-dire usant de subterfuges trompeurs, dans sa matérialité et dans son attribution. Néanmoins, ici l’exemple de la cinéaste du IIIe Reich montre une autre caractéristique du « faux » : le plagiat, le vol prémédité de la propriété intellectuelle et artistique. Comment un artiste peut s’approprier l’œuvre de ses compères dans l’unique objectif de pouvoir renforcer son prestige ?


Certaines photographies rares de Leni Riefenstahl et/ou Willi Zielke sont à visionner sur le site internet de la galerie Atlas.



Bibliographie

  • ALBERA, François, « Leni Riefenstahl dans le Journal de Joseph Goebbels (1929-1944) », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze. Revue de l’association française de recherche sur l’histoire du cinéma, trad. par Clara Bloch, n° 55, 1 juin 2008, p. 139‑154.SHAPIRO, Ann-Louise, « How Real Is the Reality in Documentary Film? Jill Godmilow, in Conversation with Ann-Louise Shapiro », History and Theory, vol. 36, n° 4, décembre 1997, p. 80‑101.

  • UNIVERSALIS‎, Encyclopædia, « BERLIN (JEUX OLYMPIQUES DE) [1936] - Les nazis et l’olympisme », Encyclopædia Universalis, https://www.universalis.fr/encyclopedie/berlin-jeux-olympiques-de-1936-les-nazis-et-l-olympisme/ (consulté le 1 novembre 2021).

  • « Consultéx olympiques de Berlin, 1936 | Encyclopédie multimédia de la Shoah », https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/the-nazi-olympics-berlin-1936 (consulté le 1 novembre 2021).


Sitographie


Filmographie

  • KLOFT Michael, Leni Riefenstahl – Das Ende eines Mythos, 2021, ZDF/Arte France Distribution, 52 minutes.

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