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Photo du rédacteurFlorine Doucet

Les œuvres picturales à travers le 7ème art.

Le Déjeuner des canotiers de Renoir dans le fabuleux destin d’Amélie Poulain.


Quel spectateur n’a jamais remarqué une œuvre d’art à l’arrière-plan d’une scène ou une quelconque référence à une œuvre d’art au cinéma, que ce soit dans la photographie ou la mise en scène ? Mais, entre véracité et contrefaçon, quel rapport d’authenticité une œuvre d’art a-t-elle au cinéma ?



La citation et la copie artistique, outils privilégiés par les réalisateurs.

Les Nymphéas de Claude Monet au Musée de l’Orangerie dans Minuit à Paris, Woody Allen (2011).

Depuis sa création et son développement à la fin du XIXe siècle, et ce jusque dans les films actuels, le cinéma est plus que jamais un lieu essentiel à la citation artistique. Que ce soit dans Pierrot Le Fou (Jean-Luc Godard), Minuit à Paris (Woody Allen), Skyfall (Sam Mendes), Once Upon a Time in Hollywood (Quentin Tarantino), Gatsby Le Magnifique (Baz Lurhmann), qu’ils soient issus d’auteurs indépendants ou d’immenses productions américaines, les références entre les deux formes d’art sont fréquentes. La recherche des tableaux plus ou moins mis en évidence à travers les plans en intérieur, sur les murs des musées ou habitations est devenu une des activités rituelles de certains lors du visionnage de long-métrages qui le permettent. La mise en abyme des œuvres d’art qui sont une part essentielle de notre culture visuelle renforce leur visibilité et valeur lorsqu’elles nous parviennent sous cette forme. En outre, il arrive que le cinéma et l’histoire de l’art s’unissent lors de scènes qui prennent place au sein même du musée où les personnages vont parfois à l’encontre des réglementations du lieu. Quand Harry rencontre Sally (Rob Reiner), La folle journée de Ferris Bueller (John Hughes), Da Vinci Code (Ron Howard), La Nuit au Musée (Shawn Levy), Innocents : The Dreamers (Bernardo Bertolucci)… du Metropolitan Museum of Art au Louvre en passant par le Museum d’Histoire Naturelle de NYC et l’Art Institute of Chicago, les musées se transforment en lieux de tournage. La fusion entre les deux arts atteint son paroxysme dans le film Ocean’s Twelve (Steven Soderbergh) par exemple où les personnages entreprennent de voler l’Œuf au carrosse du couronnement de Fabergé fabriqué pour et en l’honneur de la tsarine Alexandra Fedorovna en le remplaçant par sa reproduction holographique. En tant que spectateur, cinéphile ou historien de l’art - ou les trois en même temps - cela incite donc à se poser des questions quant à la véracité potentielle -ou non des œuvres d’art dans les œuvres de fiction.

Bien que des cinéastes obtiennent parfois l’autorisation de pouvoir filmer à l’intérieur des musées, obtenir le prêt d’une œuvre authentique apparaît plus délicat. Ainsi le recours à la copie semble être la solution parfaite et moins coûteuse financièrement et en terme d’organisations plutôt que, par exemple, tourner une scène de jour ou de nuit au sein du Musée d’Orsay. Au-delà de son aspect référentiel, une œuvre d’art est avant tout un élément à part entière à prendre en compte dans le décor. Par exemple, dans le très récent House of Gucci par Ridley Scott, Lady Gaga alias Patrizia Reggiani se méprend sur le portrait d’Adele Bloch-Bauer I réalisé par Gustav Klimt en le prenant pour une œuvre de Picasso. Cette naïve erreur d’attribution permet de démontrer le pouvoir d’achat de son propriétaire, Guccio Gucci, dans sa villa au bord du Lac de Côme qui possède une œuvre reconnue du peintre autrichien Gustav Klimt. Mais cela démontre aussi le manque crucial de culture générale de la part du personnage de Patrizia Reggiani. Cela montre en partie l’importance de cet objet de tournage et sa valeur iconographique incarnant un contexte culturel précis non négligeable au sein de l'œuvre cinématographique.



Le peintre copiste du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain réalisé par Jean-Pierre Jeunet.

D’ailleurs, la différence entre un original ou une pâle imitation est souvent quasiment imperceptible au cinéma. Or, dans le cas du long-métrage réalisé par Jean-Pierre Jeunet qui met en scène Audrey Tautou dans le Paris le plus romancé de l’histoire du cinéma, la question de la contrefaçon intervient aussi comme pièce du scénario et non pas simple décor. Parmi les personnages atypiques qui composent le microcosme d'Amélie, on peut compter Raymond Dufayel. Ce dernier est un voisin d’Amélie condamné à vivre en ermite dans son appartement en raison du mal dont il souffre à cause de son ostéogenèse imparfaite (fragilité osseuse excessive) et ses os qui se cassent comme du cristal. Tout au long du film, on l’observe imiter avec un talent inégalable le fameux Déjeuner des Canotiers par Auguste Renoir (1881, aujourd’hui à la Phillips Collection à Washington DC). Le caractère factice des œuvres est donc indéniable ici puisque l'œuvre est reproduite en neuf exemplaires par le faussaire amateur. Toutefois, par ses copies, le peintre tente à chaque reproduction de ce classique de la peinture française de s’approcher au plus près de la psychologie de chacun des personnages notamment d’Angèle, la femme qui boit en arrière-plan. Le tableau possède un rôle narratif car il intervient lors d’une scène de révélation dans le film et il permet d’en apprendre plus sur les personnages notamment Amélie et M. Dufayel.

De plus, cette œuvre caractéristique de l’histoire de l’art que l’on peut trouver sur nombre de produits dérivés de musées du monde entier perd d’une part son aura dans le sens développé par Walter Benjamin dans son ouvrage fondamental (L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique) où l’auteur désigne la perte du caractère unique de l’œuvre d’art à partir du moment où elle perd son hic et nunc et qu’elle est amenée à être reproduite en grand nombre au sein de la société industrielle. Ainsi l'œuvre se démocratise car elle dépasse les conventions ultérieurement établies en atteignant des publics qui n’avaient pas accès aux images auparavant. Bien que Benjamin applique ses propos à des reproductions uniquement artificielles, sur des produits manufacturés tels que des t-shirts ou des tasses, le tableau de Renoir possède une existence bien au-delà des frontières du musée.

Lorsqu’il est présenté au spectateur, ce dernier est conscient que chaque apparition du Déjeuner des canotiers dans le long-métrage est un simulacre. Par le choix de cette œuvre, le cinéaste procède également à une désacralisation de l'œuvre en la déplaçant dans le cadre contemporain du monde d’Amélie Poulain mais également en rendant son imitation aussi accessible et prosaïque. La reproduction de l'œuvre impressionniste dans l'œuvre cinématographique de Jeunet participe donc à une multiplication de la représentation du tableau, le tout destiné au public. Alors qu’une œuvre d’art se définit en partie par son unicité, ici ce n’est plus le cas et sa reproduction en est même exacerbée. Raymond Dufayel effectue en moyenne une copie par an depuis vingt ans environ mais dans le film il n’est seulement question que de neuf versions. La copie en nombre de cette œuvre inscrit donc un consensus immédiat concernant le statut authentique de l'œuvre. À l’image d’un pacte de lecture transposé cinématographiquement, le spectateur s’engage à concevoir cette œuvre comme fausse et à ne pas la désigner comme Le Déjeuner des Canotiers original. Le détournement de cette œuvre au sein même de l'œuvre de fiction comme finalement un accessoire de plateau désacralise également le tableau de cette manière. De ce fait, l’œuvre de Renoir inscrite dans la culture visuelle contemporaine devient un élément marqueur du film qui ôte son caractère artistique initial.

Cependant, le recours à cette œuvre par le réalisateur dans son long-métrage, mais aussi dans n’importe quel autre exemple qui convoque une œuvre d’art, se heurte nécessairement à la législation de la reproduction d’œuvre d’art. En effet, une œuvre picturale, en l'occurrence comme celle de Renoir, pose la question des droits d’auteur qui dépendent de la propriété intellectuelle du peintre et de ses descendants. Or, en France, d’après l’article L.123-1 du Code de la propriété intellectuelle, les droits d’auteur perdurent jusqu’à soixante-dix ans après la mort de l’artiste. Renoir est décédé en 1919 donc lors de la réalisation du film l'œuvre appartenait déjà depuis 1989 au domaine public. Il se trouve que l'œuvre appartient depuis 1923 au collectionneur Duncan Phillips et elle est désormais conservée au sein du musée regroupant sa collection à Washington, aux États-Unis. Toutefois, à travers sa transposition au cinéma, l'œuvre picturale est tout de même sujette à de nouvelles restrictions fixées par la “théorie de l'accessoire”. Puisqu’elle n’est plus soumise au droit d’auteur mais aux conditions de l’usufruit et au domaine public, l'œuvre peut être reproduite mais son caractère d’accessoire prédomine juridiquement. En effet, d’après un arrêt de la cour de Cassation du 12 mai 2011[1], la reproduction d’une œuvre d’art par exemple est possible lorsqu’elle reste subordonnée à l'œuvre qui la reproduit en tant qu’accessoire et non pas à des fins de communication ou de publicité.

Dans le film, il est donc question de plusieurs imitations de l'œuvre de Renoir mais quelle n’a pas été ma surprise lorsqu’un jour je me suis retrouvée nez à nez avec une des versions du Déjeuner des Canotiers issus du tournage du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Dans le coin d’une maison de campagne dans l’Yonne, le reflet de la toile imprimée et les couleurs chatoyantes du tableau de Renoir ornent le mur de pierres. Cette énième reproduction du tableau devient immédiatement moins banale lorsque l’hôte m’explique que ce Déjeuner des Canotiers qui nous fait face est en réalité un des tableaux utilisés lors du tournage.

En fait il aurait fallu développer sur l’auteur réel de ces copies…


De la main de Renoir à une collection aux États-Unis en passant par le plateau du Fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet jusqu’à une maison perdue dans la campagne bourguignonne, le tableau apparaît tantôt comme œuvre originale, imitation ou bien accessoire. Toutefois, l’exemple de cette scène de déjeuner en terrasse à la maison Fournaise demeure immuable dans la culture visuelle et son apparition dans le long-métrage de Jeunet renforce la visibilité de l'œuvre. Cependant, l’emploi du tableau de Renoir dans le film rappelle que l’usage d’une image, son exploitation et reproduction sont soumises à des conditions. En dépit de sa nature factice, lorsque c’est le cas, le recours à la citation artistique très souvent implicite dans une œuvre cinématographique apparaît déterminant : une œuvre participe au décor et au contexte retranscris dans un film mais au-delà de sa reproduction et de sa nature d’accessoire, elle demeure bel et bien un marqueur dans la perception du spectateur.


Raymond Dufayel (Serge Merlin) dans le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet (2001).


Bibliographie :

Walter BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique (Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, 1939), Maurice de Gandillac (trad.), Paris, Gallimard, 2007.


Code de la propriété intellectuelle : annoté et commenté ; commentaires et annotations établis par Pierre Sirinelli, Antoine Latreille, pour le livre VII relatif aux marques Julie Groffe-Charrier et alii, 2021, Paris, Dalloz.


Sitographie :

Texte du décret de la cour de Cassation du 12 Mai 2011 : https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000023998373/ consulté le 20/01/2022.


Références cinématographiques :

Da Vinci Code réalisé par Ron Howard (2006; États-Unis : Imagine Entertainment, Sony Pictures Entertainment2, avec la participation de Columbia Pictures, Royaume-Uni : Skylark Productions, Malte : avec le soutien du Gouvernement de Malte).


Gatsby le Magnifique réalisé par Baz Lurhmann (2013, États-Unis, Australie, Bazmark Films et Red Wagon Productions).


House of Gucci réalisé par Ridley Scott (2021, États-Unis, Metro-Goldwyn-Mayer, Bron, Scott Free Productions).


Innocents: the Dreamers réalisé par Bernardo Bertolucci (2003, France, Royaume-Uni, Italie, Recorded Picture Company).


La Nuit au Musée réalisé par Shawn Levy (2006; Twentieth Century Fox, Ingenious Film Partners, 1492 Pictures et 21 Laps Entertainment).


La folle journée de Ferris Bueller réalisé par John Hughes (1986, États-Unis, Paramount Pictures).


Le fabuleux destin d'Amélie Poulain réalisé par Jean-Pierre Jeunet (2001; France, UGC), DVD.


Minuit à Paris, réalisé par Woody Allen (2011; États-Unis, Espagne, Sony Pictures Classic, Mediapro, Mars Distribution).


Ocean’s Twelve réalisé par Steven Soderbergh (2004; États-Unis, Jerry Weintraub Productions, Section Eight et WV Films III, Warner Bros, Village Roadshow Pictures).


Once Upon a Time… in Hollywood réalisé par Quentin Tarantino (2019, États-Unis, Royaume-Uni, Columbia Pictures, Polybona Films, Heyday Films et Visiona Romantica).


Pierrot le Fou, réalisé par Jean-Luc Godard (1965; France, Italie, SNC, Rome Paris Films et Dino De Laurentiis Cinematografica).


Quand Harry rencontre Sally réalisé par Rob Reiner (1989, États-Unis, Castle Rock Entertainment, Nelson Entertainment)


Skyfall, réalisé par Sam Mendes (2012; Royaume-Uni, États-Unis, EON Productions, MGM, Columbia Pictures, Danjaq).

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