Histoire du Faux - Episode 2 : Restaurer, est-ce créer un faux ?
- Axel Chaillot
- 23 févr. 2022
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 mars 2022
Connaissez-vous le paradoxe sorite ? Aussi appelé paradoxe du tas, il est créé par le philosophe grec du IVe siècle av. J.C. Eubulide, qui a été l’élève d’Euclide de Mégare, un adversaire d’Aristote. Ce paradoxe est très simple. Si je prends un tas de sable et que j’enlève un grain, est-ce que ce tas reste un tas ? Oui. Mais si j’enlève tous les grains de cette façon jusqu'à n’en laisser qu’un, est-ce qu’il reste toujours un tas ?
Ce paradoxe est quelque chose de très commun que l’on retrouve dans de nombreuses situations, mais de façon plus ou moins visible, et l’art ne fait pas exception.
Prenons l’exemple célèbre du groupe du Laocoon. Découvert en 1506 sur l’Esquilin et acheté par le Pape Jules II, il est aujourd’hui conservé au musée du Vatican. Ce groupe, comme beaucoup de sculpture antique, est découvert avec quelques manques malgré un très bon état de conservation générale. Pourtant, l’oeuvre que nous voyons depuis 1960 au musée du Belvédère n’est pas celle découverte en 1506. En effet, elle a subi d’importantes modifications qui ont changé son aspect extérieur.

Agésandros, Athanadoros, Polydore, Laocoon et ses fils, Ier siècle av JC, marbre, 2,42 x 1,60m, Rome, Musée Pio-Clementino © Wikipedia https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Laocoon_and_His_Sons.jpg#filelinks
On peut le constater notamment avec le bronze de Fontainebleau réalisé en 1543. Ce bronze témoigne de l’œuvre originale où manquaient les bras droits des membres du groupe et notamment celui de Laocoon.
A partir de cet état lacunaire originel, plusieurs tentatives de restauration vont s’opérer mais des restaurations telles qu’elles étaient envisagées au XVIe, c'est-à-dire visant à reconstituer les parties manquantes. Cette pratique nous paraît aujourd’hui très invasive. Depuis le milieu du XVIe le Laocoon peut être admiré avec le bras tendu suite à la restauration effectuée par Giovanni Angelo Montorsoli, comme on le voit par exemple dans la version du Laocoon qui se trouve à Versailles. Mais il existe aussi une autre tentative de restauration par Baccio Bandinelli qui se trouve à la galerie des Offices de Florence.
La version de Montorsoli est celle qui va rester en place jusqu'en 1905 date de la redécouverte du bras original de Laocoon. Mais alors, est-ce que l’ajout postérieur de ce bras fait de ce groupe un faux ?
On s’est alors posé la question de savoir ce qu’on devait faire de ces restaurations du XVIe. Entre 1957 et 1960 le choix a été fait de retirer tous les ajouts du groupe c'est-à-dire tous les bras. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui seul le bras droit de Laocoon, découvert à posteriori, est présent.
Cet exemple est loin d’être un cas unique, mais il est manifeste de ce choix à faire entre laisser ou non les restaurations anciennes.
Question un peu plus difficile en ce qui concerne le Sénèque mourant du Louvre. Lorsque l’on retrouve le groupe du Laocoon, ce dernier à l’avantage d’être dans un bon état de conservation général, ce qui n’est pas le cas du Sénèque mourant. Cette sculpture a rencontré un grand succès auprès des savants comme Johan Joachim Winckelmann au XVIIIe siècle ou auprès des artistes comme Rubens avec son tableau La mort de Sénèque. Mais cette œuvre est loin d’être ce qu’elle était à l’origine.
Elle est retrouvée dans un état très fragmentaire au XVIe et va subir d’énormes restaurations. Sénèque mourant est identifié très rapidement, et on va alors lui adjoindre une partie du visage, les yeux, les deux bras depuis les aisselles, ainsi que les jambes à partir des cuisses, le bassin et la ceinture.
L’identification du sujet va pourtant être contestée et l'oeuvre sera plutôt identifiée comme étant un pêcheur marchant dans l’eau comme en témoignent une douzaine de statues similaires.
De là s’est posée une nouvelle fois la question d’enlever ou non les restaurations. Mais alors, tas de sable ou non ? Dans un entre-deux le Louvre a d’abord enlevé le bassin et la ceinture en 1900 avant de tout remettre en place dans les années 1990, comme témoins des restaurations du XVIe.
On voit déjà que la démarche est différente de celle du Laocoon. Pourquoi ne pas tout enlever dans un respect de l'oeuvre originale ? Ici le choix a été fait pour tout le contexte autour de la sculpture comme son impact auprès des artistes mais aussi du fait que sans ces ajouts l'œuvre est réduite à presque rien.
On pourrait se dire que ce genre de situation où la restauration altère l'oeuvre est surtout une problématique de la statuaire du XVIe siècle. Cependant, c’est une question qui se pose encore aujourd’hui et qui a fait l’objet d’une jurisprudence bien établie.
C’est le cas avec l’arrêt Boulle rendu le 2 novembre 2011 par la Cour de Cassation. Dans les faits, des époux ont acheté en vente aux enchères une table d’époque Louis XVI. Le catalogue de vente mentionnait pour la table « accidents et restaurations ». Cependant, après la vente les époux ont découvert que la table avait fait l’objet de restaurations majeures au XIXe siècle. Ils ont donc demandé la nullité de la vente en invoquant l’erreur sur les qualités substantielles de l'oeuvre.
Mais qu’appelle-ton « qualités substantielles » ? La notion d’originalité de l'oeuvre en droit prend le nom de qualité substantielle. En vertu des articles 1130 et suivants du Code Civil, il est possible d’annuler une vente sur le motif d’une erreur. Si une oeuvre a fait l’objet d’une restauration modifiant sa substance même, la vente sera annulée.
En l’espèce, la vente n’a pas été annulée par la Cour de Cassation car les époux n’avaient pas consenti à la vente sur un état précédent, d’autant plus que les restaurations étaient mentionnées par le catalogue de vente. Les époux avaient conclu la vente sur la qualité substantielle de « l’installation de la marqueterie Boulle sur ce meuble d’époque Louis XVI ».
La jurisprudence est constamment renforcée par ce type de décision car l’invocation de l’altération des qualités substantielles d’une oeuvre est quelque chose de très commun.
Ce type de décision montre bien un changement de mentalité sur la notion de restauration. Aujourd’hui la tendance est le maintien des qualités substantielles de l'oeuvre pour conserver son état d’origine.
Il faut bien évidemment prendre en compte l’anachronisme de ce type de décision juridique par rapport à la restauration pratiquée au XVIe. Les restaurations se faisaient dans une démarche consentie et voulue par les acquéreurs de ces oeuvres. Mais lorsque ces oeuvres nous parviennent avec la connaissance que nous avons de nos jours que devons-nous faire ?
Qu’en est-il lorsque la restauration constitue un dol c’est à dire lorsqu’il y a intention de tromper pour obtenir le consentement d’une des parties au contrat.
Cette intention de tromper est ce qui distingue le faussaire, du copiste et du restaurateur. C’est le cas de l’affaire de la Vierge et Enfant attribuée à l’artiste du XVe siècle Rogier Van der Weyden et restaurée au XXe siècle par Joseph Van der Veken. Cette oeuvre fut considérée comme un faux, alors qu’elle était en réalité partiellement vraie. Elle avait en fait subi ce qu’on appelle de « l’hyper restauration » puisqu’elle fut repeinte aux deux tiers. L’attribution à Rogier van der Weyden apparaît donc excessive, mais une partie de l’œuvre datait au moins du XVe siècle. Cette relation composite de l’oeuvre entre vrai et faux est ce qui fait l’intérêt de notre sujet.
Selon J.-L. Pypaert, le faussaire Joseph Van der Veken aurait restauré 314 œuvres durant sa carrière. Il est donc nécessaire d’étudier toutes ces oeuvres une a une pour estimer si la restauration est légitime ou si une modification des qualités substantielles des oeuvres a été réalisée et nécessite donc une dé-restauration.
La question des faussaires s’étend ainsi aux pratiques des restaurateurs eux-mêmes. Jusqu'à quel moment la restauration est-elle acceptable ? Cela mène à interroger le métier de restaurateur en lui-même. Une simple retouche est une altération en soi, mais si on en additionne plusieurs est-ce encore une retouche ?
Jean Louis Gaillemin dans son ouvrage Trop beau pour être vrai en 2019 affirme ainsi : « Quand les restaurations prennent l’allure de restitutions par l’adjonction de parties manquantes ou supposées telles, nous sommes déjà sur le chemin de l’invention. Tout n’est plus alors qu’une question de proportion des parties inventées ».
Cette question est d’autant plus compliquée lorsque la volonté de tromper est floue. Ce cas s’est présenté dans l’affaire Vasters et André.
Dans les années 1950-60, le cours du bijoux Renaissance a chuté, et les expositions portant sur le thème ont été stoppées par la découverte de contrefaçon de bijoux dans de grandes collections muséales.
En effet, le XIXe a vu émerger une mode pour le bijou style Renaissance créant une grande vague de production en Angleterre, en Italie et en Allemagne. Cependant certains de ces bijoux étaient si bien imités qu’ils sont rentrés dans des collections prestigieuses comme le Victoria & Albert museum de Londres, le musée Cluny de Paris ou encore le Metropolitan de New York.
Parmi ces objets on trouve par exemple la coupe Rospigliosi exposée au Metropolitan. Cette coupe d’une grande technicité a pendant longtemps été attribuée à l’artiste de la Renaissance Benvenuto Cellini. Cependant, on s’est rendu compte par des dessins qu’elle était en réalité de la main de Reinhold Vasters au XIXe siècle. Cette découverte a profondément remis en cause l’authenticité des collections d’orfèvrerie du Metropolitan Museum et a mené à l’ouverture d’une large enquête qui a permis de découvrir qu’une grande partie de ses bijoux Renaissance, provenant de la collection Kugel, dataient en réalité du XIXe siècle. Cela a entraîné une grande méfiance à propos des bijoux Renaissance car des constats similaires ont pu être établis dans d’autres musées.
Reinhlod Vasters mais aussi Alfred André, pour les collections du musée de Vienne, sont des restaurateurs considérés comme des faussaires. Cependant leur qualité de faussaire est moins claire qu’on ne le pense.
La majorité de ces faux bijoux sont le fruit de commandes passées par Frédéric Spitzer qui était un grand marchand d’art franco-autrichien basé à Aix-la-Chapelle. A partir de là qui est responsable ?
Jean Louis Gaillemin précise : « Frédéric Spitzer était-il le commanditaire et l’intermédiaire entre André et Vasters, comme son établissement à Aix-la-Chapelle pourrait le faire croire, ou était-il leur dupe ? Vasters et André étaient-ils conscients de la destination des bijoux qu’on leur commandait ? Le faux se distinguant uniquement par la volonté de tromper, on peut se demander qui est en l'occurrence le faussaire : le fabricant, le marchand ou le collectionneur désireux d’impressionner ses pairs ? ».
Au-delà de ces interrogations, se pose la question des faux et des restaurations « pardonnées ». Lorsqu’une personnalité ou un artiste reconnu comme important réalise des ouvrages pouvant être reliés à de la restauration abusive ou à de la contrefaçon, la réputation de ce dernier va permettre d’outrepasser les jugements négatifs et ces interventions vont même être célébrées.
L’exemple le plus célèbre est probablement celui de Michel-Ange que nous avons vu dans l’épisode précédent. Selon l’anecdote rapportée par Giorgio Vasari, c’est la réalisation d’un faux Cupidon endormi qui aurait été à l’origine de son départ pour Rome avec le soutien du cardinal Riario. De même pour les estampes et les dessins qu’il copiait et échangeait avec les vraies. Vasari fut époustouflé de cette capacité qui est assimilé à de la copie « bien intentionné » et non de la fraude.
Cependant l’intention de tromper est bien présente. Mais cette capacité a été grandement mise en valeur par Vasari et bien d’autres jusqu'à aujourd'hui, comme valorisation de la capacité d’imitation.
Un autre cas est celui du matelas que le sculpteur Bernin réalise à posteriori pour la statue antique de l’Hermaphrodite endormi, qui reposait à l'origine sur une simple dalle. La qualité artistique du matelas ainsi que la réputation de l’artiste ont complètement éradiqué toute tentative de restitution de l’état d’origine, à la différence par exemple du Sénèque mourant pour lequel le Louvre a manifesté une demi volonté de restitution de l’état d’origine en retirant la ceinture et le bassin.
Un autre exemple d’altération de l’originalité mais cette fois en architecture est celui de Viollet-le-Duc qui est un cas d’école en matière de polémique. Cet architecte du XIXe siècle, s’est rendu célèbre pour avoir sauvé un grand nombre d'édifices français mais peut-être pas toujours de la bonne façon. Le crédo de Viollet-le-Duc était « restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ». Mais alors qu’elle est la différence avec la création d’un faussaire ?
Le cas de Viollet-le-Duc est cependant particulier car sans ses interventions beaucoup d'édifices auraient aujourd’hui disparu. Pourtant Viollet le Duc créé parfois de toute pièce des architectures sorties de son imagination, dans une plus ou moins grande fidélité à l’édifice d’origine, comme par exemple la restitution d’une tour à la façade de la cathédrale de Notre-Dame de Paris, ou la reconstitution de la Cité de Carcassonne. Il a pu faire cela car il existait alors un désintéret général pour les édifices médiévaux.
Mais sa démarche n’est pas du goût de tout le monde et, des dizaines d’années, après la question se pose sur la pertinence de ses choix. Lorsque l’on regarde par exemple le chantier du château de Pierrefonds, on constate que Viollet-le-Duc n’a pas procédé à une simple restauration mais à une véritable réinvention du monument qui n’est plus du tout ce qu’il était à l’origine. On trouve même des édifices où toutes les restaurations de Viollet-le- Duc ont été retirées comme la basilique Saint-Sernin à Toulouse, qui a retrouvé un état presque originel en 1975. Ce type de question n’est pas clos et se pose aujourd’hui avec Notre Dame de Paris et la reconstruction de son toit.
Parmi ces différentes pistes de réflexion on saisit bien que la frontière entre restaurateur et faussaire est floue. Il est facile de faire la distinction entre les deux en théorie, mais en pratique cela devient plus compliqué. À partir de quel moment, lorsque l’on ajoute ou l’on retire quelque chose à une œuvre, cette dernière n’est plus considérée comme ce qu’elle était à l’origine ?
Tout comme le paradoxe du tas de sable, il existe une zone grise, et on pourrait parler de tas de sable potentiels. C’est exactement le cas dans l’art. En fonction d’un temps et d’un lieu donné, l’altération d’une oeuvre pourra être considérée comme une fraude ou non. La restauration des fragments de l’antiquité telle qu’elle était pratiquée à la Renaissance serait totalement impossible dans la perspective de la restauration actuelle, tout comme les faussaires à l’image de Van der Veken qui auraient pu par contre être célébrés dans un autre temps.
Toute cette réflexion est là pour montrer qu’il n’existe pas de réponse unique à ce problème, mais plutôt qu’il est nécessaire d’avoir une appréciation in concreto afin de déterminer si l’oeuvre que l’on étudie est un tas de sable ou non.
Bibliographie :
Elisa DE HALLEUX, « Autour de la production et de l'usage de faux dans l'art de la Renaissance », Réforme, Humanisme, Renaissance, n°67, 2008, p. 37-40.
Jean Louis GAILLEMIN, Trop beau pour être vrai : Le faux dans l’art, de la tiare du Louvre aux chaises de Versailles, Paris, Ed. Le Passage, 2019.
Webographie :
Marine Baron, « L’incroyable histoire du groupe du Laocoon », Florilèges [En ligne], mis en ligne le 8 janvier 2018, consulté le 13 janvier 2022. URL : https://florilegeswebjournal.com/2018/01/08/lincroyable-histoire-du-groupe-du-laocoon/
Angeline Hervy, « Laocoon et ses fils », Château de Fontainebleau [En ligne], consulté le 13 janvier 2022. URL : https://www.chateaudefontainebleau.fr/collection-et-ressources/les-collections/sculptures/laocoon-et-ses-fils/
Sabrina Ciardo, « Le groupe du Laocoon », ArteHistoire [En ligne], mis en ligne le 22 juin 2013, consulté le 13 janvier 2022. URL : http://artehistoire.over-blog.com/le-groupe-du-laocoon
Sophie Legras, « Eugène Viollet-le-Duc : 5 rénovations très controversées », Le Figaro [En ligne], mis en ligne le 21 janvier 2014, consulté le 13 janvier 2022, URL : https://www.lefigaro.fr/culture/2014/01/27/03004-20140127ARTFIG00483-eugene-viollet-le-duc-5-renovations-tres-controversees.php
Vincent Noce, « Renaissance de bijoux chez Kugel », Libération [En ligne], mis en ligne le 22 septembre 2000, consulté le 13 janvier 2022. URL : https://www.liberation.fr/culture/2000/09/22/renaissance-de-bijoux-chez-kugel_338121/
Véronique van Caloen et Muriel Verbeeck-Boutin, « Une restauration ‘spectaculaire’ », CeROArt [En ligne], 5 | 2010, mis en ligne le 14 avril 2010, consulté le 24 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/ceroart/1457 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ceroart.1457
Muriel Verbeeck-Boutin, « D.Vanwijnsberghe, Autour de la Madeleine Renders », CeROArt [En ligne], 2 | 2008, mis en ligne le 15 October 2008, consulté le 13 janvier 2022. URL: http:// journals.openedition.org/ceroart/872 ; DOI: https://doi.org/10.4000/ceroart.872
Hélène Verougstraete, « Vers des frontières plus claires entre restauration et hyper- restauration », CeROArt [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 21 avril 2009, consulté le 13 janvier 2022. URL: http://journals.openedition.org/ceroart/1121; DOI: https://journals.openedition.org/ceroart/1121
Comments