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Photo du rédacteurTuvana Selçuk

L’expertise, une professionnalisation problématique

Dernière mise à jour : 15 mars 2022

Nous constatons aujourd’hui une hausse considérable du recours à l’expertise dans la sphère artistique. Tandis que l’art est considéré comme une activité spécialisée de nos jours, l’expertise ne se présente pas comme une profession organisée au sens de la sociologie des professions. Fondé sur une conception reçue du connoisseurship, elle ne se traduit pas par un diplôme. N’importe qui peut se prévaloir du titre d’expert en France et pourtant son exercice semble être réservé à un cercle d’initiés. Parallèlement, « l’œil », « le regard » ou le « sixième sens » sont des termes qui reviennent systématiquement lorsqu’il s’agit de se référer aux compétences des experts, réaffirmant le mystère et le mythe construit autour de leur titre. Il est crucial de comprendre les réalités que recouvre cette pratique dans le contexte d’un marché de l’art de plus en plus concurrentiel, où des sommes de plus en plus importantes sont en jeu et la spéculation est au cœur des débats. Il s’agira ici d’interroger les différentes acceptions qu’englobe la notion d’expert, ses modalités et les différentes étapes de la professionnalisation du métier.


Léonard DE VINCI, Le Portrait de Lucanie, attribué à
Attribution débattue à Léonard DE VINCI (1452-1519), Le Portrait de Lucanie, 1505-1510, (Détail) tempera grassa sur panneau, 40 x 60 cm., Museo delle Antiche Genti di Lucania, Vaglio Basilicata (Italie). © Nico Barbatelli.

Selon l’usage traditionnel français, un expert se prononce sur la valeur artistique et marchande des objets d’art et des pièces de collection. Depuis les années 1980, la sociologie des professions distingue deux catégories d’acteurs intervenant en tant qu’experts ; les fonctionnaires publics, comme les conservateurs de musées, chargés de l’authentification et de la patrimonialisation des œuvres et soumis aux obligations associées à la fonction publique – comme l’interdiction d’exercer leur compétence en matière juridique – et les indépendants – qui font l’objet de notre étude – exerçant une activité libérale, non organisée. Il est à préciser qu’une autre catégorie d’experts en œuvres d’art, exerçant leur métier en qualité de salarié de maisons de vente aux enchères existe aussi. Ces derniers collaborent exclusivement avec les maisons de vente.




L’émergence de la profession


C’est au XVIe siècle, en Angleterre, que le mot expert vient à signifier une compétence, et non plus seulement une expérience, impliquant une capacité d’action (ASH, 2004). Issue de la culture humaniste, cette approche de l’expertise valorise l’application du savoir à des fins pratiques. Dans le domaine artistique, l’émergence de la figure d’expert est intrinsèquement liée à l’histoire de l’histoire de l’art.

Le développement du commerce moderne de l’art dans l’Europe du XVIIe siècle s’accompagne de la mise en place d’une sphère publique ainsi que de l’apparition de nouvelles catégories d’individus, telles qu’amateur, connaisseur, collectionneur et marchand d’art. Les circuits de diffusion et d’exposition se multiplient. Des académies spécialisées, alliant enseignement théorique et pratique fleurissent, et en France, l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture organise, dès la fin du XVIIe siècle, des conférences accessibles pour tous, sur la présentation et le commentaire des œuvres. De Vasari à Winckelmann, de nombreux penseurs publient des manuscrits critiques, analysant les créations du passé pour rendre compte de l’art actuel et prédire ses finalités. L’art devient quelque chose de savant et ses métiers se professionnalisent.

C’est dans ce contexte que les différents événements commerciaux qui animent la sphère artistique, comme les ventes aux enchères ou les loteries, font appel à des experts, ayant pour fonction d’attester de l’authenticité des objets proposés à la vente, ainsi que de les valoriser par leur appréciation. Un expert d’art se distingue alors par sa fine connaissance en la matière ainsi que par une proximité avec les objets d’art. Il constitue une forme d’autorité, doté de savoirs théoriques appuyés par des pratiques empiriques. Il s’agit le plus souvent d’artistes ou d’intellectuels. Les marchands d’art incarnent la figure de l’expert à partir du XVIIIe siècle, démontrant des qualités commerciales de plus en plus recherchées.


Pierre-Antoine DEMACHY (1723-1807), Vente aux enchères de tableaux, à l’hôtel Bullion, 1786-1807, huile sur toile, 36 x 46 cm., Musée Carnavalet, Paris. © Mbzt, 2012.

L’institutionnalisation du métier


Alors que le statut d’officier priseur a été officialisé dès 1556, suite à un édit impérial d’Henri II, le titre d’expert n’est aujourd’hui toujours pas reconnu, ni réglementé en France. Face à l’ambiguïté de leur identité socio-professionnelle, et afin de combler ce vide juridique, les experts exerçant à titre libéral revendiquent leur professionnalisation. En France, cette ambition se concrétise par la fondation de quatre chambres principales : le Syndicat français des Experts Professionnels en œuvres d’art et objets de collection (S.F.E.P. en 1945), la Chambre Nationale des Experts Spécialisés en objets d’art et de collection (C.N.E.S. en 1967), l’Union Française des Experts spécialisés en antiquités et objets d’art (U.F.E. en 1970) et la Compagnie Nationale des Experts spécialisés en œuvres d’art (C.N.E. en 1971). Ces organismes constituent la première étape de l’institutionnalisation du métier d’expert et regroupent chacun environ une centaine de membres – sachant que l’appartenance à un comité n’est pas exclusive –, sélectionnés selon un certain nombre de critères préalablement établis, comme justifier de l’exercice effectif et continu de la profession pendant dix ans, et une série d’examens. Le recrutement s’effectue aussi et surtout par cooptation, c’est-à-dire la reconnaissance d’un confrère, membre de l’organisme en question. En 2003, un code de déontologie commun qui « fixe d’une manière générale les droits et les devoirs de l’Expert, et les sanctions qui découlent leur violation. » (C.N.E.S.) est adopté au sein de la Confédération Européenne des Experts d’Art (C.E.D.E.A.), créée en 1988, à l’initiative de la C.N.E., de la C.N.E.S. et du S.F.E.P. (D’ORIA, 2017).

François-Xavier LALANNE, Agneau, 1999
François-Xavier LALANNE (1927-2008), Agneau, 1999, 51 x 59,5 x 14,5 cm. Épreuve en bronze et béton époxy, éditée à 500 exemplaires. © Whgler. Un exemplaire estimé 80 000/120 000 €, a été adjugé 557 000 € le 23 novembre 2021 contre 87 500 € en 2017 pour une épreuve datée de 1997.

Ces différents organismes permettent aux experts indépendants de garantir une certaine fiabilité à leurs clients, mais aussi de réglementer des modalités comme les conditions nécessaires à exercer la profession – même si elles restent approximatives – ou la question de la rémunération. En effet, la rémunération des experts, estimée insuffisante à cause d’un marché de l’expertise dispersé entre de nombreux opérateurs, est critiquée car elle incite les experts à exercer des activités annexes, comme marchand, critique d’art voire galeriste, pour compléter leur revenu. Ceci pose le problème de conflits d’intérêts et remet en cause tout le processus de détermination de la valeur artistique et marchande des objets. Ainsi, la diffusion de barèmes d’honoraires, ainsi que le principe de parrainage sont jugés anticoncurrentiels par le Conseil de la concurrence en 1998, condamnant les quatre principales compagnies d’expert cités plus haut à payer une amende globale de 286 000 francs, décision confirmée par la Cour d’appel de Paris (D’ORIA, 2017).


Les spécialités


La spécialisation des experts date des années 1950. C’est en 1956, plus précisément, que la Chambre nationale des commissaires-priseurs établit une « liste des spécialités pour lesquelles l’assistance d’un expert est autorisée […] nul ne peut être expert pour plusieurs spécialités, sauf s’il s’agit de deux spécialités annexes » (décret du 21 novembre 1956) (MOULIN, 1995, p. 243).

Constantin MEUNIER, Le Marteleur, 1886,
Constantin MEUNIER (1831-1905), Le Marteleur, 1886, bronze, 117,5 x 60 x 43,5 cm. © Drouot.

Pourtant, leur définition, sans surprise, reste floue. L’expert adopte un médium et une période qui deviennent sa spécialité. Les ventes aux enchères s’organisent sur le même modèle. Les plus communes de ces catégories sont le dessin, les tableaux anciens, modernes ou contemporains, les sculptures anciennes

ou modernes, les objets d’art et les curiosités. De nos jours, les spécialités sont de plus en plus nombreuses et pointues ; Sotheby’s compte plus de soixante-dix départements, organisés selon la nature des objets, leur datation et leur appartenance géographique. Ces distinctions sont en grande partie en accord avec celles en histoire de l’art. Il existe aussi des comités d’experts, spécialistes de certains artistes. Ces derniers sont les seuls à pouvoir délivrer des certificats d’authenticité. Il s’agit généralement des héritiers, des proches ou des collaborateurs des artistes concernés, et non pas d’experts selon l’acception traditionnelle de la profession.


Formations


D’autre part, à partir des années 1980, avec le développement massif du marché de l’art, suivi d’une hausse du recours à l’expertise, des formations spécialisées délivrant des diplômes équivalant au titre d’expert voient le jour. Les intitulés des formations varient ; comme « Expert et Conseil en objets d’art » pour l’École d’Art et de Culture (EAC) et « Expertise et commerce de l’art » pour l’Institut d’études supérieures des arts (IESA arts&culture) mais les principes restent les mêmes. Il s’agit le plus souvent de bachelors – une formation post-bac de trois ans –, proposés par des écoles privées, situées dans les grandes villes, le plus souvent à Paris et à Lyon, alliant formation théorique et pratique. Ces diplômes, contrairement au titre d’expert, sont reconnus par l’État français.

Dans un milieu aussi fermé que le marché de l’art, ces formations participent à la démythification de la profession d’expert, mais n’assurent pas pour autant sa démocratisation. En effet, l’accès à ces diplômes, délivrés par une poignée d’établissement privés et payants, semble être réservé à une élite, d’autant plus que leur obtention ne garantit pas une place parmi les experts confirmés du marché, reconnus grâce à des années d’expérience et un vaste réseau qui les suit. L’autre option privilégiée pour s’inscrire dans le milieu de l’expertise est de passer par l’École du Louvre, constituant une référence dans le domaine depuis 1945, indissociable du titre de conservateur de musée.

Il est important de préciser qu’aujourd’hui, les experts indépendants sont également chargés de mobiliser et de mettre en lien un réseau d’opérateurs, de clients et de marchands pour assurer une bonne visibilité des ventes, des résultats satisfaisants – égaux ou supérieurs à la valeur marchande des objets – et une entrée de marchandise intéressante pour alimenter les ventes. Plus les maisons de vente et les experts sont réputés, plus les objets qui leur seront confiés seront importants en terme de rareté et de valeur marchande.


Droits et obligations



Dans le cadre d’une vente de gré à gré, la jurisprudence considère que l’expert en œuvres d’art dispose d’une obligation de moyens, c’est-à-dire l’obligation de mettre en œuvre tous les outils et méthodes possibles pour parvenir à un résultat, mais pas d’obligation de résultat. De même, un simple avis n’engage pas la responsabilité de l’expert, il doit être mandaté pour pouvoir être tenu responsable de ses actions.

Il est cependant possible de faire appel à la responsabilité contractuelle, délictuelle ou quasi-délictuelle d’un expert. L’expert indépendant peut avoir sa responsabilité contractuelle engagée par les maisons de vente, les vendeurs ou les acheteurs avec qui il travaille. Depuis le principe posé par la Cour de cassation en 1995, « l’expert qui affirme l’authenticité d’une œuvre d’art sans assortir son avis de réserves engage sa responsabilité sur cette affirmation ». Selon l’article 1240 du Code civil, la responsabilité de l’expert ne peut être engagée qu’à condition qu’une faute soit démontrée. Dernièrement, il est pourtant apparu que l’expert est intouchable lorsqu’il rédige un catalogue raisonné, et que sa responsabilité ne peut être engagée, car il s’agit de l’exercice sa liberté d’expression, en dehors de toute transaction (RANOUIL, 2019).


Pratiquée depuis le XVIIe siècle dans la sphère artistique, l’expertise semble être un impensé des métiers du marché de l’art. Les multiples interprétations possibles du titre ainsi que l’ambiguïté des termes utilisés pour définir les missions et les compétences des experts contribuent à cet effet de flou construit autour de la figure d’expert. D’autre part, la non-reconnaissance de la profession par l’État français empêche aussi l’institutionnalisation du métier, mettant les experts indépendants dans une position d’insécurité et augmentant le risque de conflits d’intérêts et de spéculation sur le marché, tout en mettant en péril la démocratisation de l’accès à la profession. L’évolution du marché de l’art depuis les années 1980, où les enjeux financiers sont de plus en plus importants, oblige cependant la législation à agir pour encadrer les obligations et les responsabilités des experts. Ces modalités sont souvent très générales et nécessiteraient d’être réétudiées. Alors que les maisons de vente en France multiplient – parfois par dix – leurs chiffres d’affaires depuis le début de la pandémie de Covid-19, le métier d’expert indépendant reste obscur et ne bénéficie pas de plus de reconnaissance ou de protection qu’au XXe siècle.



Bibliographie

ASH, H. Eric, Power, Knowledge, and Expertise in Elizabethan England, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 2004, p. 4-15.


D’ORIA Smith, « L’expert en œuvres et objets d’art : des compétences reconnues, un métier à risques », Medium [En ligne], 16/02/2017, p. 1-12. URL : https://medium.com/@SO_SmithDOria/lexpert-en-œuvres-et-objets-d-art-des-compétences-reconnues-un-métier-à-risques-99ccc332e65d [consulté le 12/01/2022]


GRABER Frédéric, « Figures historiques de l’expertise », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 2009, mis en ligne le 20/05/2011, p. 167-175. URL : https://journals.openedition.org/traces/2633#ftn1 [consulté le 12/01/2022]


MONTÈGRE Gilles, « Les Formes de L’expertise Artistique en Europe (XIVe–XVIIIe siècle) », Revue de Synthèse [En ligne], 2011, p. 27-48. URL : https://www.cairn.info/revue-geneses-2006-4-page-27.htm?contenu=article [consulté le 12/01/2022]

MOULIN, Raymonde, « Experts et expertises. La certification de la valeur de l’art », dans ibidem, De la valeur de l’art, Paris, Flammarion, 1995, p. 236-265.


RANOUIL Marine, « La responsabilité civile des experts », La Gazette Drouot [En ligne], 02/05/2019, p. 1-3. URL : https://www.gazette-drouot.com/article/la-responsabilite-civile-des-experts/6746 [consulté le 13/01/2022]


Sitographie


EAC, https://ecole-eac.com [consulté le 12/01/2022]



Sénat, https://www.senat.fr/rap/r98-330/r98-33015.html [consulté le 12/01/2022]




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