top of page

L’histoire d’un doute : Modigliani au musée des Beaux-Art de Lyon

Article collectif écrit par : Amélie Chabrier - Camille Cote - Camille Garnier

Alix Touraine - Camille Prudent - Florine Doucet - Soria Troisfontaine

Nadège Riefstahl - Axel Chaillot - Clara Langer - Flavie Leman

Solène Barcelona - Adeline Dollet - Estelle Blanquier


Depuis 1998, le Musée des Beaux-Arts de Lyon se trouve en possession d’une toile attribuée au peintre italien Amedeo Modigliani (Livourne, 1884 - Paris 1920), représentant une femme brune, nue, assise devant un fond rouge. La veuve de l’ancien acquéreur décède en 1997 et lègue le Nu Assis au musée lyonnais. La paternité de l'œuvre divise depuis le monde de l’art et pose la question de la réception du faux auprès des institutions muséales mais aussi de manière plus générale vis-à-vis du grand public.

L’attribution de l'œuvre est remise en question du point de vue de l’analyse stylistique. Cela suscite une méfiance latente face à l'œuvre de l’un des peintres les plus copiés du XXe siècle. La presse générale, notamment lyonnaise mais également nationale, a suivi l’affaire de près en révélant les doutes qui planent sur l'œuvre de la part du public et du monde de l’art. L'œuvre a été exposée depuis mais, au vu des incertitudes, elle demeure aujourd’hui hors de la vue du grand public, attendant le verdict des dernières analyses menées par le Musée d’art moderne et contemporain de la métropole de Lille (LaM).


(Fig. 1) ANONYME, Le salon rouge de l’appartement de Jacqueline Delubac, 83, quai d’Orsay, Paris, Tirage argentique, 13 x 16 cm, Lyon, documentation du musée des Beaux-Arts.

Une attribution problématique, mais un succès international

La question de l’authenticité du tableau Nu Assis de Modigliani a été posée dès les années 1970. Elle apparaît dans l’ouvrage intitulé Modigliani 1884-1920, Catalogue raisonné. Sa vie, son œuvre complète, son art écrit en 1970 par Joseph Lanthemann (LANTHEMANN, 1970). Cependant la toile est absente du catalogue d’Ambrogio Ceroni de 1972 (CERONI, 1972) confirmant les doutes quant à son auctorialité. À ce titre, peu après l’entrée du tableau dans les collections du musée, Christian Briend, conservateur des peintures du XXe siècle au Musée des Beaux-Arts de Lyon, émet des réserves au sujet de son attribution. Il affirme : « Je considère que ce n’est pas une œuvre authentique. J’ai demandé l’avis de quelques collègues. Ils sont tous très réservés. Il faut attendre l’expertise scientifique. » (JAMBAUD, 1998). D’un point de vue stylistique quelques anomalies apparaissent : des oreilles maladroites, un cou enfoncé de manière inhabituelle, des seins atypiques, un ventre trop plantureux, des yeux très expressifs et une bouche tronquée sur la gauche. En 2005, Christian Briand parle d’un ensemble peu satisfaisant qui ne permet pas d’affirmer l’authenticité de l’œuvre (HENAFF, 2005).

L'œuvre circule en Europe en dépit des doutes sur son attribution. De mars à juin 1999, le Nu Assis voyage en Suisse dans le cadre d’une exposition au Musée d’art moderne de Lugano et figure dans le catalogue de l’exposition (CHIAPPINI, 1999). En effet, il s’agit d'une rétrospective de soixante-quatre peintures et vingt-quatre dessins de l’artiste. L’œuvre est également présentée lors d’une exposition intitulée Jacqueline Delubac. Le Choix de la Modernité au Musée des Beaux-Arts de Lyon en 2015. Elle est présentée entre deux œuvres phares de la collection à savoir Jeune fille au ruban bleu (1888) d’Auguste Renoir et Nu aux bas rouges (1901) de Pablo Picasso. Ainsi, cette œuvre peut-elle être légitimement exposée compte-tenu des doutes qui reposent sur elle ? Sa prestigieuse provenance explique certainement son succès, elle appartenait effectivement à la collection privée Delubac. De plus, les questionnements qui entourent les conditions de sa réalisation et de son acquisition attisent la curiosité.


(Fig. 2) Jacqueline Delubac dans son appartement. © Marie-Claire.

La donation Jacqueline Delubac au Musée des Beaux-Arts de Lyon


Lorsqu’en 1988, Jacqueline Delubac visite le Musée des Beaux-Arts de Lyon accompagnée de Philippe Durey alors directeur du musée, l’ancienne actrice n’envisage probablement pas d’y exposer la totalité de sa collection personnelle. En effet, le centre Georges-Pompidou (Beaubourg) courtisait sa collection remarquable de peintures du début du XXe siècle en plus des œuvres impressionnistes collectionnées par son défunt mari, Myran Eknayan (BRACHLIANOFF, BRIEND, 1998). L’actrice avait d’abord envisagé de léguer ces œuvres au Musée d’Orsay auquel elle avait déjà laissé en dation un fragment du Déjeuner sur l’herbe de Manet lors de l’exécution testamentaire de son mari en 1987. Cependant, elle craignait qu’en raison de la trop grande richesse des collections parisiennes, ses œuvres se voient reléguées en grande partie dans les réserves. Jacqueline Delubac se tourne alors vers le Musée des Beaux-Arts de Lyon, bien qu’il possède déjà une collection conséquente d’art du XIXe siècle de qualité. Le musée avait néanmoins une marge d’évolution sur sa collection d’art du XXe siècle lui donnant ainsi la possibilité de présenter les œuvres de Myran Eknayan à leur juste valeur.

(Fig. 3) ANONYME, Myran Eknayan, et son chien Igloo, dans le salon de son appartement, avenue Maurice-Barrès, Neuilly-sur-Seine, Tirage Argentique, 29,3 x 23 cm, Succession Delubac.

Au moment de la première visite de Jacqueline Delubac, le Musée des Beaux-Arts de Lyon allait entamer un vaste programme de rénovation des espaces. À la suite de ces travaux, le 14 décembre 1993 précisément, elle décide de léguer au musée la totalité de sa collection comprenant trente-cinq tableaux, pastels et trois bronzes couvrant la période de la fin du XIXe au début du XXe siècle. Elle demande alors que les œuvres soient toutes exposées dans deux salles distinctes, l’une au nom de son mari contenant la collection XIXe siècle et l’autre à son propre nom contenant sa collection personnelle du début du XXe siècle. Jacqueline Delubac demande également qu’aucune œuvre ne soit mise en réserve. Acté en 1998, le legs Delubac offre au Musée des Beaux-Arts de Lyon la deuxième collection publique d'œuvres du XIXe siècle en France après celle du Musée d’Orsay. Longtemps présentées selon les directives très strictes données par Jacqueline Delubac, les œuvres sont depuis 2015 exposées plus librement dans le musée. Contre toute attente, le Nu Assis attribué à Amedeo Modigliani ne fait pas partie de la collection de Madame Delubac, mais de celle de Myran Eknayan, diamantaire et second époux de Jacqueline Delubac, qui constitue sa collection après 1945. Il acquiert principalement des œuvres impressionnistes dont plusieurs artistes renommés tels que Manet, Degas, Monet ou encore Renoir.

Comment expliquer la présence d’une œuvre à la provenance controversée chez Jacqueline Delubac, collectionneuse à l’œil averti et au goût certain ? Alors que la célèbre collectionneuse tenait à acheter ses œuvres d’art en galerie ou directement dans les ateliers des artistes avec lesquels elle entretenait des relations privilégiées, Myran Ekneyan quant à lui préférait se rendre dans les salles d’enchères et de ventes publiques. Malgré l’absence d’archives concernant l’acquisition, c’est probablement au cours d’une de ces ventes qu’il obtient le Modigliani. L’absence de documents et d’informations à ce sujet sont regrettables puisqu’ils occultent les circonstances précises de l’entrée de l'œuvre dans la collection et auraient pu éclairer les conditions de sa production.

Par le passé, Jacqueline Delubac avait fait de son appartement un véritable musée, longtemps fermé aux photographes et journalistes. Malgré ses connaissances précises de l’art du XXe siècle, c’est en bonne place dans son salon rouge que l’oeuvre prétendue de Modigliani, acquise par son époux, trônait bien loin de celles qu’elle avait assigné à son « couloir des refusés », corridor réservé aux œuvres qui n’avaient su trouver grâce à ses yeux (HELLAL, 2014). A-t-elle exposé l'œuvre car elle lui plaisait réellement ou bien était-ce un simple hommage à son défunt mari ? Le mystère reste encore d’actualité. L’origine prestigieuse du legs n’a pas empêché l'admiration de l'œuvre mais également d’éveiller les doutes sur son authenticité notamment dans le domaine public.



La réception dans la presse du Modigliani du Musée des Beaux-Arts de Lyon

Un tableau dont l’attribution est questionnée ne passe pas inaperçu, en particulier dans la presse. Sa réception au sein des journaux fut plutôt chaotique. À l’arrivée du Nu Assis dans les collections, l'œuvre suscite l’étonnement, la question de son authenticité fait rapidement l’objet d’articles dans les médias locaux et nationaux. Vingt ans après la donation de Jacqueline Delubac au Musée des Beaux-Arts de Lyon, la presse continue encore de soulever les questionnements et doutes concernant le Nu Assis de Modigliani.


Une presse locale prudente

La presse locale s’est emparée de l’affaire car le Musée des Beaux-Arts de Lyon est une institution municipale. Les toiles de Modigliani génèrent des sommes considérables ainsi les questions d’authenticité autour des œuvres attirent même les non-initiés à l’art. Le 18 mars 1998, le journal Lyon Capitale publie un article d’Anne-Caroline Jambaud intitulé : « Un faux Modigliani dans la donation Delubac ? ». Il se fonde sur les témoignages des experts ainsi que sur l’avis du commissaire-priseur maître Ribeyre, qui s’est occupé de la donation Jacqueline Delubac et enfin sur les déclarations de Christian Briend, conservateur des œuvres du XXe siècle au Musée des Beaux-Arts de Lyon. En avril 1998, un article de M.-J. D. dans Le Progrès traite aussi de cette histoire. Il évoque les doutes du Musée des Beaux-Arts à propos de la toile ainsi qu’une étude de l'œuvre en cours à cette période menée par le laboratoire des Musées de France de Versailles. Très peu d’articles portent uniquement sur ce Nu Assis, mais ils sont plus nombreux concernant la donation Jacqueline Delubac elle-même. La presse liée à la ville de Lyon semble éviter les partis pris subjectifs quant à cette question de véracité. En dépit de la parole des quelques experts interviewés, l’œuvre reste dans un état d’entre-deux, entre le faux qui produirait un article à scandale et le vrai qui apporterait davantage de prestige à la collection Delubac et donc au Musée des Beaux-Arts de Lyon.

(Fig. 4) JAMBAUD, Anne-Caroline, « Un faux Modigliani dans la donation Delubac ? », Lyon Capitale, 18-24 mars 1998, p. 4.

La presse nationale et la question plus générale du faux dans l’œuvre de Modigliani

Dans la presse nationale, la problématique porte plus largement sur l'œuvre personnelle de Modigliani. L’article du quotidien Le Monde titré « Jacqueline Delubac, le roman d’une collectionneuse » de Philippe Dagen en 2014 pose la question de l’authenticité et de l’attribution de la peinture à Modigliani lors de son acquisition. Celui-ci est décédé très tôt en 1920 à l’âge de 35 ans, il laisse peu d’œuvre derrière lui. De nombreux faux ont été produits en raison de la hausse rapide de sa côte dans les années 1930. Marc Restellini, expert de l’artiste, avouait ainsi dans un entretien accordé en 2017 au Monde et à Jérôme Gautheret avoir identifié plus d’une centaine de faux Modigliani (GAUTHERET, 2017).



Études et réception de l'œuvre aujourd’hui


À présent, le Nu assis est en grande partie tombé dans l’oubli. Est-ce une initiative du musée dans l’attente d’un véritable diagnostic pour confirmer ou réfuter les hypothèses formulées depuis son entrée dans les collections.

Le Centre de restauration et de recherche dans les musées de France (C2RMF) ainsi que le Musée d'art moderne et contemporain de Lille (LaM) ont entrepris une évaluation technologique pendant deux ans sur vingt-huit œuvres de Modigliani : vingt-cinq peintures et trois sculptures. Elle comprend un portrait d’une femme brune appartenant au Musée des Beaux-Arts de Nancy qui n’est plus considéré de la main de l’artiste italien à l’heure actuelle. Marie-Amélie Senot, attachée de conservation pour l’art moderne et l’art contemporain du LaM, a déclaré que cette étude complète de l'œuvre d'un artiste dans les collections françaises est la première réalisée depuis 1999, année où un projet similaire consacré à Vincent van Gogh avait été réalisé. Cependant, l’expertise ne fait pas encore mention du tableau Nu Assis de Lyon. Même si les résultats des autres œuvres de Modigliani peuvent apporter des réponses conséquentes en relation avec celle-ci, une étude approfondie spécifique du Nu Assis serait appréciée pour définitivement ôter le doute lié à son attribution. Aujourd’hui cachée aux yeux du public, l’œuvre orne le bureau de la directrice du musée sans être pour autant reléguée dans les réserves.

Si les éléments graphiques de l'œuvre ont très vite attisé les questions quant à son authenticité, il ne faut pas se laisser duper par la renommée des œuvres du fond Delubac et de sa légataire qui n’est pas gage d’authenticité. La remise en question de cette attribution pourrait-elle nuire au reste de la collection ? Les interrogations autour de cette attribution restent en suspens en attendant les résultats d’une analyse scientifique qui pourrait éclairer davantage cette question.

La non-exposition de l’œuvre au sein des collections du Musée des Beaux-Arts laisse supposer que le musée considère qu’il s’agit d’un faux et préfère ne pas le présenter au public pour se protéger des nombreux scandales liés aux erreurs d’attributions. Citons par exemple le procès des faux Modigliani qui eut lieu à Gênes en 2017 et fit grand bruit dans la presse scandalisée par la présence considérable de faux dans une collection ; ou encore l’histoire des trois têtes de pierre découverte en 1984 en Italie et qui a fait l’objet de l’article paru dans Le Monde en août 2011 intitulé « Les authentiques fausses têtes de Modigliani » (DELAHAYE, 2011). Les résultats de l’étude conjointe du LaM et du C2RMF ne sont pas encore été rendus publics. L'affaire reste donc à suivre et promet encore de nombreux rebondissements.



Source inédite :

HENAFF, Pierre, Entretien inédit pour la thèse de doctorat en droit privé le 13 juin 2005 avec Christian Briend ancien conservateur des peintures du XXe au MBA de Lyon, Documentation des Beaux-Arts de Lyon.

Ouvrages :

  • BRACHLIANOFF, Dominique, BRIEND Christian, De Manet à Bacon: la collection Jacqueline Delubac, cat. exp. (Lyon, Musée des Beaux-Arts, 1998), Lyon, Réunion des musées nationaux, 1998.

  • CERONI, Ambrogio, Tout l’oeuvre peint de Modigliani, Paris, Flammarion, 1972.

  • CHIAPPINI, Rudy, Amadeo Modigliani, Milano, Skira, 1999.

  • HELLAL, Salima (dir.), Jacqueline Delubac : le choix de la modernité. Rodin, Lam, Picasso, Bacon, cat. exp. (Lyon, Musée des Beaux-Arts, 7 novembre 2014-16 février 2015), Arles, Actes Sud, 2014.

  • LANTHEMANN, Joseph, Modigliani 1884-1920, Catalogue raisonné, Sa vie, son œuvre complet, son art, Barcelone, Graficas Condal, 1970, n°128.

  • SAN LAZZARO, Gualtieri di, Modigliani, Paris, Éditions du Chêne, 1953.

  • LANTHEMANN, Joseph, Modigliani 1884-1920, Catalogue raisonné, Sa vie, son œuvre complet, son art, Barcelone, Graficas Condal, 1970.

Articles :

bottom of page