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Une statue dans le fumier… quand la politique brise l’art

Sur les hauteurs de Nuits-Saint-Georges (Côte-d’Or), le promeneur curieux qui souhaite s’élever pour admirer la côte des vins découvre, avec surprise sans doute, une étrange statue. En la voyant ainsi perdue au milieu de la nature, il ne peut imaginer qu’elle fut l’objet d’une incroyable bataille, si on ne lui conte pas cette histoire méconnue.

Figure 1 : Paul Cabet, La Résistance, 1875, pierre, 2,70 m. Cliché de l’auteur.

De la construction d’un souvenir de pierre…

La ville de Dijon est sévèrement touchée par la guerre franco-prussienne de 1870. Le 30 octobre, une terrible bataille s’engage dans la ville et, dès le lendemain, les forces françaises sont obligées de battre en retraite et l’ennemi germanique occupe la ville. Comme cela est courant en cette période de « statuomanie » (Maurice Agulhon), le conseil municipal de la ville décide, dès le 5 novembre 1870, d’ériger un monument « en l’honneur des braves défenseurs qui ont été tués ou blessés en repoussant […] l’attaque dirigée contre la ville de Dijon, par l’armée allemande[1] ».

Ce monument – aujourd’hui au centre de la Place du 30 octobre – est composé d’un fût de colonne portant les noms des morts et orné d’un haut-relief du sculpteur dijonnais Mathurin Moreau, figurant deux soldats, l’un blessé tandis que l’autre protège une femme et un enfant. Au sommet de cet imposant monument se trouve une statue, commandée au célèbre sculpteur bourguignon Paul Cabet, élève de François Rude et de David d’Angers. Cette statue représente une femme, haute de plus de 2,70 mètres[2], allégorie de la Résistance de la ville de Dijon. L’air déterminé et grave, elle semble s’élancer vers l’ennemi. De la main droite, elle tient un glaive brisé, symbole des rudes combats, et serre contre son cœur un drapeau, l’honneur français qu’il faut défendre face à l’ennemi. En octobre 1875, tout est prêt pour l’inauguration… ou presque !


Figure 2 : Félix Vionnois (architecte), Mathurin Moreau et Paul Cabet (sculpteurs), Monument de la Défense de Dijon, Dijon, Place du 30 Octobre. Collection de l’auteur.

… à la chute d’un symbole « révolutionnaire » !

En effet, un détail va faire basculer la destinée de cette statue de Paul Cabet. Voyez-donc sa coiffure ! Cette femme arbore une couronne crénelée, symbole de la ville résistante, mais aussi, et surtout… un bonnet phrygien ! le symbole de la Révolution ! D’autant que le sculpteur, Paul Cabet, est le neveu d’Etienne, un célèbre socialiste utopiste. Or le monument doit être inauguré en 1875, c’est-à-dire en pleine période d’« Ordre moral » (1873-1876), un régime conservateur très hostile au radicalisme républicain où tous les symboles révolutionnaires sont prohibés[3]. Le souvenir de la Commune de Paris de 1871 est encore présent et on craint d’autres soulèvements. Le bonnet que porte cette figure de la Résistance risquerait d’exciter les passions révolutionnaires de certains. Cette statue apparait comme la « personnification de la Commune[4] ». Or, comme le rappelle Maurice Agulhon dans un célèbre ouvrage consacrée à la symbolique républicaine « le bonnet rouge était très officiellement interdit, comme signe séditieux […] d’autant plus que la Commune avait rajeuni récemment, et la valeur du signe pour les uns, et son caractère répulsif pour les autres[5]. »

C’est pourquoi le général de Gallifet, qui commande alors la garnison de Dijon et qui avait participé à la répression de la Commune de Paris, fait déboulonner la statue sur ordre du préfet le 26 octobre 1875. Du fumier est disposé au pied du monument pour réceptionner la statue qui, bien évidemment… s’y brise[6]. Elle est très vite évacuée pour éviter le désordre ; les morceaux les plus importants sont envoyés au musée des Beaux-Arts de Dijon en 1876 où ils resteront pendant près d’un siècle[7].

En 1880, les temps ont changé, le gouvernement a été renouvelé, la pression est retombée. On décide de recréer cette statue détruite. Malheureusement, Cabet est mort – d’un cancer aggravé par la tristesse dit-on – en octobre 1876. On confie donc à ses élèves la lourde tâche de reproduire la statue du maître, finalement inaugurée avec le monument le 30 octobre 1880[8].

La statue originale de Cabet n’a cependant pas complètement disparu des esprits. En 1970, pour le centenaire de la guerre de 1870, la statue est réassemblée – avec d’importants manques – et est exposée au petit musée municipal de Nuits-Saint-Georges. C’est la ville natale de Paul Cabet et elle a, elle aussi, été traumatisée par de vifs combats en décembre 1870. Cette statue est présentée ainsi pendant quelques années puis le musée des Beaux-Arts de Dijon décide finalement de la laisser en dépôt à Nuits-Saint-Georges et de la faire installer sur les hauteurs de la petite cité viticole en 1979[9]. C’est ainsi qu’aujourd’hui, le promeneur peut croiser cette femme à la mine sévère et vengeresse, le nez cassé et les bras en moins, sur une petite butte de terre qui surplombe la ville. Cette statue, ainsi sortie de son contexte d’origine, ne dit pas l’histoire rocambolesque qu’elle a vécu et ne témoigne plus, hélas, que des affres du temps.



Figure 3 : Paul Cabet, La Résistance, 1875, pierre, 2,70 m. Cliché de l’auteur.


Notes:


[1] L. Gaudelette, Histoire de la guerre de 1870-1871 dans la Côte-d’Or, 1885, Dijon, Th. Ropiteau, p.27-28.


[2] Pierre Quarré (dir.), Catalogue des sculptures, 1960, Dijon, Musée de Dijon, p.57-58.


[3] Pour plus de détails sur la période de l’« Ordre moral », voir notamment Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième République : 1870-1940, Paris, Seuil, Points Histoire, 1984, p.47-52.


[4] Ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, Inventaire général des richesses d’art de la France. Province, monuments civils. Tome IV : Statues historiques, 1911, Paris, Plon-Nourrit et Cie, p.111.


[5] Maurice Agulhon, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, 1979, Paris, Flammarion, p.201.


[6] Irène Raclin, « Le monument de la « Résistance » (1875) sur les hauteurs de Nuits », Le Fontanivillois, n°10, mars 2011.


[7] Pierre Quarré (dir.), Catalogue, op.cit., p.57-58.


[8] http://monumentsmorts.univ-lille3.fr/monument/28061/dijon-place/ .


[9] Irène Raclin, « Le monument de la « Résistance » (1875) sur les hauteurs de Nuits », Le Fontanivillois, n°11, novembre 2011. Ces informations ont été confirmées par le service de la documentation du Musée des Beaux-Arts de Dijon.

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