La collection Barjeel : une fondation d’art pour valoriser un patrimoine artistique arabe ?
Pour la première fois, l’Institut du Monde Arabe à Paris a consacré une exposition à la collection Barjeel 100 chefs d’œuvres de l’art moderne et contemporain en 2017 (28 février - 2 juillet). L’ensemble de ces œuvres d’art appartient à la jeune fondation d’art Barjeel créée en 2010 par le Sultan Sooud Al Qassemi. La fondation ambitionne de retracer l’histoire de la création artistique arabe depuis la seconde moitié du 20e siècle jusqu’à nos jours. Cependant, parmi les artistes présents, certains sont issus de la diaspora. Ils sont reconnus sur la scène artistique occidentale et témoignent d’un regard extérieur porté sur ce monde arabe. Cette ambivalence d’appartenance et de quête identitaire constitue tout l’enjeu de cette exposition.
La question d’une identité commune ou une quête de l’affirmation de soi
Le monde arabe désigne en réalité une pluralité de territoires comprenant vingt-deux pays allant du Maghreb au Machrek en passant par la Mauritanie. Il est caractérisé par une variété de communautés ethniques, culturelles et religieuses, où sont parlées des variantes de la langue arabe. De ce fait existe-t-il une identité commune ?
Les artistes présentés au sein de l’exposition à l’Institut du Monde Arabe sont tous connus, médiatisés et primés grâce à leurs participations aux grandes biennales internationales. Il est intéressant de constater que les œuvres ont quasiment toutes une portée politique, car ces artistes sont politisés et sont issus d’une classe social aisée, certains d’entre eux ont étudiés dans les plus grandes universités occidentales.
Ces artistes remettent ainsi en question la vision binaire du monde divisé entre Orient et Occident, et par la même occasion l’appartenance à une seule identité. Pour Edward Saïd[1], la construction politique, intellectuelle et artistique de l’Orient n’est en réalité qu’une édification mentale de l’Occident. Ces artistes présents au sein de la Fondation Barjeel proviennent d’une vaste zone géographique ayant chacun leurs histoires et leurs vécus forgeant leur propre identité.
Mahmoud Saïd, Recto - “Village”, Verso - “Paysage Marin”, Egypte, 1923 © Wikimédia Commons
Reconstruire et s’approprier une historiographie de l’art contemporain arabe ?
Tenter de reconstruire une histoire de l’art arabe est l’objectif de la fondation Barjeel. Selon le Sultan Al Qassemi, l’historiographie de l’art moderne jusqu’à nos jours a d’abord été conçue en Occident[1]. Selon lui, il est essentiel que les artistes et le public arabes s’approprient leur histoire, afin de la transmettre à l’échelle locale, pour toucher la sensibilité d’un plus large public, et donner une nouvelle impulsion à la recherche universitaire.
On peut se demander si ses intentions ne sont pas révélatrices d’un « nationalisme culturel » qui essentialiserait la notion d’un patrimoine artistique arabe. Est-ce un prétexte pour donner une éthique ou une valeur ethnique à cette fondation ?
L’enjeu de ces questionnements réside dans l’interrogation des critères d’attribution des étiquettes artistiques par les galeristes, les critiques d’art, les commissaires d’expositions et les collectionneurs lorsqu’ils sont confronté aux arts extra-européens. La production de ces étiquettes généralisatrices centre le discours sur la quête identitaire des artistes avant de s’intéresser à la critique esthétique de leurs œuvres.
Entretenir une mémoire où les spécialistes comme les amateurs du milieu de l’art se bornent uniquement à donner des étiquettes globalisantes aux arts extra-européens n’est pas rendre service à tous ces artistes qui souhaitent justement rompre avec ces frontières. Leurs œuvres ont une valeur car elles sont pertinentes et non par leur provenance d’un monde arabe vaste et aux limites floues.
Comment aujourd’hui serait-il possible de déterminer une mémoire artistique sans passer par une définition uniquement identitaire de l’art arabe ?
Ervand Demerdjian, Nubian Girl, Arménie, undated © Wikimedia Commons
Un marché de l’art prépondérant
Il ne faut pas occulter la vitalité du marché de l’art au Moyen-Orient. Ainsi, la fondation privée Barjeel profite directement au rayonnement culturel et intellectuel de la principauté de Sharjah. Dans les années 1990, cette zone géographique ne proposait aucun événement artistique au niveau international. Depuis l’implantation en 2006 de Christie’s à Dubaï, un marché artistique mondial est apparu, accompagné de tout un ensemble de structures tels que des institutions muséales, des galeries, des collectionneurs, nourrissant l’émergence de cette nouvelle scène artistique. Cependant, les relations entre les institutions et le commerce de l’art sont complexes. Comme c’est le cas pour la Fondation Barjeel, le collectionnisme, les valeurs marchandes et l’institutionnalisation sont profondément entremêlées, compliquant ainsi les interactions entre les acteurs de cette scène artistique.
En effet, le fonctionnement de ces fondations est comparable au travail de mécénat. Des hommes d’affaires puissants investissent dans l’art pour pallier à une fin potentielle des ressources pétrolières tout autant que pour contribuer à l’essor de ces artistes arabes à l’échelle mondiale, déjà côtés pour certain dans les grandes maisons de vente. Mais ils réalisent aussi un investissement spéculatif et financier qui propulse ce marché local dans le marché mondial.
Ce marché exponentiel met en lumière des personnalités mondaines issues du Moyen-Orient mais en contrepartie elles prennent le risque de menacer et obscurcir l’existence réelle des artistes et de leurs œuvres sur le long terme. De ce fait, ces acquisitions sont le fruit d’un rassemblement plus au moins compulsif permettant d’abord de répondre à un besoin de reconnaissance sociale des nouveaux milliardaires.
[1] Edward W. SAID, L'orientalisme : l'Orient créé par l'Occident, Paris, Seuil, 2005.
[2] Philippe Van CAUTEREN et Karim SULTAN, 100 chefs d'œuvres de l'art moderne et contemporain arabe, Catalogue d’exposition, Institut du Monde Arabe, février-juillet 2017, SNOECK, IMA, 2017, p. 54.