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L’histoire comme « discordance » : le duo Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, lauréats du Prix M

Chaque année, le Centre Georges-Pompidou accueille en son sein les quatre artistes sélectionnés pour le Prix Marcel Duchamp. Pour sa 17e édition, c’est le projet Discordances/Unconformities du duo Hadjithomas et Joreige qui a été récompensé. Consécration institutionnelle d’un art interrogeant la mémoire et la construction du récit historique et archéologique.


Créé en 2000 par l’ADIAF (Association pour la Diffusion Internationale de l’Art Français), le Prix Marcel Duchamp récompense un artiste français ou résidant en France, considéré comme novateur et représentatif de sa génération. Quatre artistes sont sélectionnés par un comité de collectionneurs et la décision finale revient à un jury de personnalités de poids du monde de l’art contemporain : conservateurs, critiques, collectionneurs...[1] Le 16 octobre dernier, l’ADIAF a donc mis fin au suspens en remettant le prix au duo d’artistes libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.

Tous deux nés à Beyrouth en 1969, Hadjithomas et Joreige sont loin d’en être à leur début de carrière. Collaborant depuis 1997, ces artistes multimédias (installation, photographie, vidéo, performance) et réalisateurs reconnus (Je veux voir, 2008, Sélection « Un certain regard », Cannes) vivent et travaillent entre Paris et Beyrouth. Représentés par la galerie parisienne In Situ de Fabienne Leclerc, ils ont récemment fait l’objet de la rétrospective Se souvenir de la Lumière, présentée au Jeu de Paume (Paris), à la Sharjah Art Foundation (Charjah) et à la Haus der Kunst (Munich) en 2016, ainsi qu’à l’Institut Valencià d’Art Modern (Valence) en 2017.


Discordances : Dis-continuité temporelle et narrative


Fig. 1 : Vue d’installation, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Discordances/Uncomformities, 2017, Palimpsestes, Zig Zag au fil du temps, Time Capsules, Prix Marcel Duchamp 2017, Centre Georges Pompidou, Paris © Tania H-T.


Pour le Prix Marcel Duchamp, les deux artistes poursuivent la recherche qui jalonne leur œuvre : des questions relatives à l’histoire, à la mémoire et aux récits possibles et imaginaires. Leur projet Discordances/Unconformities se déploie dans la salle du Centre Pompidou sous la forme d’une installation multimédia incluant une vidéo, Palimpsestes (12’40’’), des œuvres photographiques et dessins sur papier, Zig Zag au fil du temps et, au centre de l’espace, les sculptures de Time Capsules. Ce projet a nécessité la collaboration des artistes avec des archéologues, des géologues et des dessinateurs. En géologie, le terme d’« unconformity » (discordance) désigne une surface prise entre plusieurs strates. Cela correspond en fait à une discontinuité temporelle.


Le premier élément de cette installation est la vidéo Palimpsestes. Sur un écran suspendu défilent des images d’excavations, de sondages, de forages et d’études géologiques. Sur chacun des trois murs de la pièce, l'oeuvre Zig Zag au fil du temps se déroule telle une frise de photographies et dessins sur papier. Y sont représentés les carottages géologiques effectués à Athènes, Beyrouth et Paris. Pourquoi ces trois villes spécifiquement ? Parce qu’elles sont « omniprésentes dans [l’] imaginaire personnel » des deux artistes selon le Centre Pompidou[2]. À ces frises, qui empruntent les modalités visuelles de l’archéologie et de la géologie, les artistes y ont adjoints des « récits possibles » directement associés à l’histoire des trois lieux, de courts commentaires donnant un autre sens aux images d’échantillons de sol.


Fig. 2 et 3 : Détails, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Zig Zag au fil du temps (du projet Discordances/Uncomformities), 2017, Prix Marcel Duchamp 2017, Centre Georges Pompidou, Paris © Tania H-T.


Mettre en œuvres la (dé)construction


Avec les Time Capsules, la boucle est bouclée. Les divers éléments prélevés lors des forages sont reconstitués en résine et présentés dans des tubes transparents suspendus à la verticale. Le visiteur a sous les yeux la matérialité des carottes flottant dans l’espace. Dans le projet de Hadjithomas et Joreige sont mis en exergue les trois temps forts de l’archéologie préventive : le sondage et le forage d’un site, indispensables avant toute construction d’un bâtiment ; le tri et l’organisation des échantillons de sol prélevés ; enfin leur mise en boite et leur étude. Alors que traditionnellement ces carottes ˗ témoins des moments de destructions et constructions de civilisations, ne supportant la décomposition ˗ sont jetées, ici les deux artistes leur offrent une immortalité et une visibilité inattendues. Ils ramènent à la surface ces mémoires géologiques enfouies.


Fig. 4 : Détail, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Time Capsules (du projet Discordances/Uncomformities), 2017, Prix Marcel Duchamp 2017, Centre Georges Pompidou, Paris © Tania H-T.


La satisfaction intellectuelle que procure la réflexion des artistes sur la construction imaginaire du récit historique est indéniable. En dépit de cela et du plaisir esthétique éprouvé face à l’œuvre, le visiteur peut néanmoins se sentir démuni. Sans une certaine connaissance des travaux antérieurs du duo, également relatifs à l’écriture de l’histoire et la construction des imaginaires, il risque de passer à côté de tous les potentiels de l’œuvre et de n’y entrevoir qu’une habile mise en scène des procédés archéologiques. C’est dommageable, d’autant que le propos des deux artistes est bien plus complexe : « Que perçoit-on des traces de l’histoire enfouies sous nos pieds, des catastrophes et des ruptures ? Tout est aplani, enfoui, recouvert, puis tout recommence. Ce sont des cycles constants, de destructions et de constructions. On mélange, on efface, on recycle les mêmes pierres, on détruit.[3]»


L’histoire d’une civilisation ne se lit plus par strates, par couches successives mais comme la répétition de cycles, toujours au gré du même rythme : construction, destruction, recouvrement, comme la mémoire de l’homme. Discordances/Unconformities s’avère être une belle métaphore du processus même de construction de l’histoire, mettant en doute la linéarité supposée de celle-ci. Ce sont les brèches, les « discordances » temporelles, géologiques, les interstices dans lesquels se glisse l’imaginaire, qui sont ici données à voir.



27 septembre 2017 - 8 janvier 2018, Centre Georges-Pompidou, Paris.

 

[1] Pour l’édition 2017 le jury était composé de :

Bernard Blistène (Directeur du Musée National d’Art Moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris), Gilles Fuchs (collectionneur et Président de l’ADIAF), Carmen Gimenez (commissaire d’expositions, Solomon R. Guggenheim Museum, New York), Mao Jihong (collectionneur, Président de Exception de Mixmind et de Fangsuo, Guangzhou), Jérôme Sans (Directeur artistique, commissaire d’expositions), Erika Hoffmann (collectionneuse, Sammlung Hoffmann, Berlin), et Akemi Shirana (Représentante de l’association Marcel Duchamp pour le prix).


[2] Livret d’exposition du Prix Marcel Duchamp 2017.


[3] Texte de présentation du Prix Marcel Duchamp en ligne sur le site du Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou.

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